8 |
ÉCONOMIE & ENTREPRISE
MERCREDI 7 AOÛT 2019
0123
Guerre monétaire entre Pékin et Washington
Le Trésor américain a accusé la Chine d’être « une manipulatrice de devises ». Les marchés ont reculé nettement
new york correspondant
C
ette foisci, l’affaire sem
ble sérieuse. C’est en
tout cas l’avis de
Lawrence Summers, an
cien secrétaire au Trésor de Bill
Clinton : « Nous pourrions bien être
au moment financier le plus dange
reux depuis la crise [de 2008] avec
les développements actuels entre la
Chine et les EtatsUnis », a mis en
garde sur Twitter l’expatron de
l’université Harvard. En cause, la
guerre commerciale entre Pékin et
les EtatsUnis qui a tourné, lundi
5 août, à la guerre monétaire.
Alors que Donald Trump avait
décidé, le vendredi précédent, de
taxer à hauteur de 10 % supplé
mentaires 300 milliards de dol
lars (environ 269 milliards
d’euros) d’importations chinoi
ses à partir du 1er septembre, Pé
kin a riposté. Non pas en taxant
les importations américaines – la
Chine n’achète pas assez de
« made in America » pour agir de
la sorte –, mais en suspendant
l’achat de produits agricoles amé
ricains et, surtout, en dévaluant
de 1,9 % le cours du renminbi
(RMB), son plus gros recul depuis
août 2015. Inversement, le dollar a
franchi le seuil symbolique de
7 RMB, pour atteindre 7,1087 sur
le marché hongkongais.
Furieux, Donald Trump a repro
ché à Pékin d’user de la dévalua
tion comme arme commerciale,
tandis que, dans la soirée, le Trésor
américain a officiellement déclaré
que « la Chine [était] une manipu
latrice de devises ». « Ces derniers
jours, elle a pris des mesures
concrètes pour dévaluer sa de
vise », a accusé Washington, pour
qui elle cherche, ce faisant, à « s’oc
troyer un avantage compétitif indu
dans le commerce international ».
Effectivement, la meilleure ma
nière de contrer les droits de
douane américains est de baisser
le prix de ses produits en déva
luant, même si le gouverneur de
la Banque de Chine, Yi Gang, assu
rait lundi, dans un communiqué,
que les fluctuations de sa devise
étaient « guidées et déterminées
par les marchés ».
L’administration américaine es
time que le pouvoir de Pékin a une
longue expérience en la matière,
et qu’il agit en violation des enga
gements du G20 de ne pas prati
quer de dévaluation compétitive.
La dernière fois que la Chine avait
utilisé cette arme, cela avait pro
voqué une défiance des investis
seurs. Les analystes jugent que le
pays n’aura pas à subir une telle
bronca cette foisci, notamment
en raison du contrôle des changes
qu’elle a instauré afin d’éviter les
fuites de capitaux. Le communi
qué du Trésor américain a été pu
blié après la clôture des marchés
financiers, à l’issue d’une journée
noire, la pire de 2019. L’indice Dow
Jones a cédé 2,90 %, le Standard
& Poors 500 2,98 % et l’indice Nas
daq, riche en technologies, 3,47 %.
Sentiment de capitulation
L’affaire ruine tout espoir de pro
grès rapide dans les tractations
commerciales bilatérales. Les
marchés financiers avaient es
péré une relance lors de la rencon
tre entre les présidents Donald
Trump et Xi Jinping, en marge du
G20 d’Osaka (Japon), fin juin, mais
la reprise des négociations à Pé
kin, en août, en présence de Ste
ven Mnuchin et Robert Lighthi
zer, le représentant américain au
commerce, n’a rien donné, tor
pillée par M. Trump avant même
d’avoir commencé.
Cette situation pèse sur l’écono
mie mondiale, alors que la Chine
connaît déjà de profondes diffi
cultés économiques. Elle fait tan
guer les marchés financiers, bour
siers et monétaires et représente
un cassetête pour les banques
centrales. Dans son Tweet dénon
çant la « manipulation de change »
chinoise, le locataire de la Maison
Blanche a, une nouvelle fois, pris à
partie la Banque centrale améri
caine (« Vous écoutez, la Réserve
fédérale? »).
En théorie, la Fed n’a rien à écou
ter : la gestion du change n’est pas
de son ressort, mais de celui du
Trésor américain – en Europe, l’af
faire n’est pas claire et, faute d’ac
cord entre les ministres des finan
ces de la zone euro, c’est la BCE qui
gère l’absence de politique de
change. Il n’empêche, la Fed est
prise au piège. Fin juillet, elle a
baissé ses taux à court terme d’un
quart de point (ils sont compris
entre 2 et 2,25 %), pour la première
fois en dix ans, par crainte du ra
lentissement mondial et de la
guerre commerciale, sans que l’on
voie en quoi cette action pourrait
pallier les conflits commerciaux
engagés par M. Trump et qui para
lysent les investisseurs industriels.
Au contraire, elle a donné le sen
timent de capituler face au prési
dent, qui exige des taux et un dol
lar plus bas pour soutenir l’écono
mie jusqu’à la présidentielle de
- L’institution présidée par
Jerome Powell a pris plusieurs ris
ques. Le premier est d’entrer dans
une course à l’échalote avec la BCE
qui, elle aussi, va baisser ses taux
et soutenir l’économie. Résultat
provisoire : match nul, la parité
eurodollar étant stable autour de
1,12 dollar pour un euro. Le
deuxième, avéré, est l’entrée dans
Inquiétudes sur l’indépendance de la Réserve fédérale
Dans une tribune commune, quatre anciens présidents de la Fed mettent en garde contre les pressions politiques exercées sur l’institution
P
our certains, elle est déjà
largement compromise.
Pour d’autres, elle tient en
core tête, mais pour combien de
temps? Depuis plusieurs mois,
analystes, économistes et univer
sitaires de haut vol s’inquiètent
pour l’indépendance de la Ré
serve fédérale américaine (Fed)
menacée, selon eux, par la pres
sion politique croissante exercée
par Donald Trump. De fait, le pré
sident républicain n’a eu de cesse
de critiquer l’institution depuis
son élection. Il lui reproche, no
tamment, de maintenir des taux
d’intérêt qu’il juge trop élevés.
Lundi 5 août, alors que les ten
sions commerciales entre Pékin
et Washington se sont doublées
de la menace d’une guerre des
monnaies, quatre anciens prési
dents de la Fed ont exprimé leurs
vives préoccupations sur le sujet.
« En tant qu’anciens présidents du
Conseil des gouverneurs de la Ré
serve fédérale, nous sommes unis
par la conviction que la Fed et son
président doivent être autorisés à
agir de manière indépendante et
dans l’intérêt de l’économie, libres
de toute pression politique à court
terme et, en particulier, sans la me
nace de révoquer ou reléguer des
dirigeants de la Fed pour des mo
tifs politiques », ont écrit Paul
Volcker (président de 1979 à 1987),
Alan Greenspan (19872006), Ben
Bernanke (20062014) et Janet Yel
len (20142018), dans une tribune
publiée par le Wall Street Journal.
Ce genre d’intervention com
mune, émanant de personnalités
de sensibilités différentes, est
rare. En conclusion, les anciens
présidents insistent : « Il est essen
tiel de préserver la capacité de la
Fed de prendre des décisions fon
dées sur les intérêts supérieurs de
la nation, et non sur les intérêts
d’un petit groupe de politiciens. »
Le 31 juillet, en baissant ses taux
directeurs pour la première fois
depuis 2008, la Fed a donné le
sentiment de céder en partie aux
pressions de M. Trump. Lundi
5 août, ce dernier a de nouveau
mentionné la banque centrale sur
Twitter, en accusant la Chine de
manipuler sa monnaie : « Vous
entendez, la Réserve fédérale? »
Quelques jours plus tôt, il esti
mait que les EtatsUnis « de
vraient répondre », plutôt que de
« continuer d’être les imbéciles as
sis poliment et regardant les
autres pays jouer leur jeu ».
Eviter les excès d’autrefois
Relativement récente, l’indépen
dance des grandes banques cen
trales a été instaurée dans la foulée
des chocs pétroliers des années
- Avec un objectif clair : assu
rer l’efficacité de la lutte contre
l’inflation en les soustrayant à l’in
fluence du pouvoir politique. Non
élus, les banquiers centraux sont
libres de prendre des mesures im
populaires pour éviter l’emballe
ment des prix et limiter les excès
du système financier – par exem
ple, en relevant le loyer de l’argent.
Cette liberté est essentielle pour
instaurer leur crédibilité auprès
des marchés, sans quoi leurs me
sures ne peuvent fonctionner.
En 1998, la Banque centrale
européenne (BCE) est née sur le
modèle de la Bundesbank alle
mande, ellemême forgée à
l’aprèsguerre pour éviter les ex
cès d’autrefois. En particulier
ceux des années 1920, lorsque la
banque centrale, obéissant au po
litique, fit massivement tourner
la planche à billets pour rembour
ser plus vite la dette de guerre... Ce
qui déclencha une hyperinflation
douloureuse pour les Allemands.
L’indépendance des instituts
monétaires est aujourd’hui re
mise en cause par nombre de
mouvements populistes ou na
tionalistes. Début juillet, le prési
dent turc, Recep Tayyip Erdogan,
a limogé le gouverneur Murat Ce
tinkaya, qui avait levé les taux
d’intérêt pour enrayer la chute de
la livre turque. Son remplaçant,
Murat Uysal, s’est empressé de
baisser le taux de 24 % à 19,75 %,
comme l’exigeait le président.
marie charrel
Des opérateurs de marché à la Bourse de New York (NYSE), le 5 août. SPENCER PLATT/AFP
La Chine a
dévalué de 1,9 %
le cours du
renminbi, son
plus gros recul
depuis août 2015
une nouvelle spirale à la baisse
des taux de marché.
Le choix de la Fed était censé
faire remonter l’inflation ainsi
que les anticipations d’inflation,
et, partant, les taux longs. Mais
rien n’a fonctionné comme
prévu. Les opérateurs de marché,
qui veulent toujours plus d’ar
gent facile, ont décrété que la me
sure serait inefficace et ont fait
plonger les taux à long terme.
Ainsi, les taux américains à dix
ans sont tombés lundi jusqu’à
1,675 %, alors qu’ils étaient encore
de 2 % avant la décision de la Fed,
et de 3,26 % à l’automne 2 018.
La courbe des taux s’est inversée
(il coûte plus cher de s’endetter à
court terme qu’à long terme, ce
qui est en général annonciateur
d’une récession). « L’effondrement
des taux à moyen et long terme est
de mauvais augure », a souligné
Lawrence Summers sur Twitter.
« Les marchés signalent désormais
le plus haut risque de récession de
puis 2011 », atil conclu.
arnaud leparmentier
La chute du yuan affecte les Bourses
La perspective d’une escalade dans la guerre commerciale entre
les Etats-Unis et la Chine a des effets dévastateurs sur les mar-
chés financiers. L’annonce, par le président américain, le 2 août,
de nouveaux droits de douane sur des produits chinois a aussitôt
fait plonger les Bourses. La chute a repris, lundi 5 août, après la
réponse de Pékin et la baisse du yuan. A la clôture, le CAC 40
perdait 2,19 % (+ 0,08 % à l’ouverture mardi matin), tandis que la
Bourse de Londres cédait 2,47 %. Le Dow Jones, lui, abandonnait
2,90 % en fin de séance, quand le Nasdaq se repliait de 3,47 %.
« Le Tweet de Donald Trump a pris de court les investisseurs qui
misaient, depuis la reprise des pourparlers (...), sur une négocia-
tion longue et difficile, pas sur une escalade aussi soudaine »,
estime Stéphane Déo, stratégiste à La Banque postale AM.