La Provence - 01-08-2019

(lu) #1

L


es coaches sportifs et les prépara-
teurs physiques aiment répéter
que le corps d’un athlète de haut
niveau est comme une Formule 1. En ce
doux après-midi de février 2018, sur le
circuit Paul-Ricard,les vélos rem-
placent ponctuellement les autosàl’oc-
casion du prologue du Tour de La Pro-
vence .Damiano Cunego tripote sa ma-
chine avant l’un des derniers
contre-la-montre de sa longue carrière.
Le soleil qui inondelestand de son
équipe japonaise fait brillerles éter-
nelles mèches blondes du Petit Prince.
Cunegoaconservé son allure juvénile,
malgré la fatigue qui se lit sur ses traits
tirés. "Le cyclisme est plus dur qu’autre-
fois,ilfauttoujoursregarderleswatts.
C’était mieux avant... "Petitepause:
"Mais, s’ilafallu faire énormément de sa-
crifices dès l’adolescence-jedevais rester
àlamaison le soir, me coucher tôt, ne
pas sortir avec mes amis, être au régime-
jen’aijamaispenséàarrêterplusjeune."
Le triple vainqueur du Tour de Lombar-
die partage le constat d’un sport de plus
en plus dur avec nombre de ses pairs.
Sauf que ces derniers osent parfois
quitter les pelotons quand la coupe est
pleine. Les exemples sont nombreux
ces dernières années (lire par ailleurs).
Campbell Flakemore en fait partie, lui
qui aarrêté après une seule saison chez
les professionnels,à23ans (il ena26au-
jourd’hui).En 2014 ,"Flakey"étaitpour-
tant promisàunavenir radieux.Àson
tableau de chasse:leprologue du très sé-
lectif Tour de l’Avenir ( "Je sentais que je
ne connaîtrais plus un tel bonheur sur le
vélo" ,dit-il avec nostalgie) et la médaille
d’or aux Mondiaux espoir du
contre-la-montre.

La prestigieuse BMC lui propose un
contrat. Malgré quelques réticences, le
rouleur se lancedans l’échappée. "Je
n’étais pas sûr de vouloir courir en pro.
Mais si je n’avaispas signé, je l’auraisre-
gretté toute ma vie."
Les résultats ne suivent pas. Obligé de
vivre en Europe, l’Australien est mélan-
colique. "Ce qui était le plus dur, c’était
d’être si loin de chez moi. C’est la raison
principale de ma retraite, je voulais ren-
trer àlamaison."

Derrière ce constat, une réalité plus
complexe. Au fil de la conversation,Fla-
kemore répète: "C’est aussi un motif qui
m’a pousséàarrêt er" ,àchaque fois qu’il
évoque sacrifices, peur des chutes, rejet
des entraînements tropstricts ou tout
simplementl’envie de s’envoyerun
hamburger et une mousse bien fraîche
quand ça lui chante...
La bière, David Veilleux l’évoque aus-
si: "Si un soir je vais en boire une avec
ceux qui ont eu une longue carrière, je ne
suis pas sûr d’avoir beaucoup de points
communs avec eux." Le Canadienasur-
pris son mondeenseptembre 2013. À
25 ans,alors qu’ilvenait de porterle
maillot jaune sur le Critérium du Dau-
phiné, de terminer son premier Tour de
France et de devenir une icône au Qué-
bec, il raccroche ses patins, comme on
dit chez lui. "D’un point de vue stricte-
ment cycliste, ma décision n’a aucun
sens" ,assumeVeilleux avec son plus bel
accent. Certains rêvent de grandeur?
Lui veut rentrerchezlui, fonderun
foyer et reprendre ses études en ingénie-
rie mécanique. "Qu’on le veuille ou non,
ta famille et ton pays te manquent. Tu
n’es jamais chez toi, toujours en déplace-

ment... C’est bien beau le sport et l’inten-
sité, mais est-ce que ça va me faire vivre
àlong terme, nourrir les enfants?J’en
doute."

Des sacrifices permanents
JulienFouchardaeulamême ré-
flexion quand,àlafin de son contrat
avec Cofidis en 2014, il n’a pas réussi à
trouverune autre équipe. La faute,
entre autres,àunefracture du sca-
phoïde en 2013. Le Normand, quiabou-
clé lestrois Grands Tours,apourtant
unesolide réputation. "Après la bles-
sure, le cerclevicieux:onperd en assu-
rance, puis on nous fait moins
confiance." Il s’arrêteraà28ans et re-
prendra ses études. "J’étais un peu plus
serein que si je n’avais eu aucun projet."
David Veilleuxalui aussi toujourseu
l’option université dans un coin de la
tête. Mais un rêve le guidait:goûter à
unearrivéesur les Champs-Élysées.
"Lors de mes années pros, je savais que je
mettais un peu mon cursus scolaire de cô-
té. C’est comme si je voulais me prouver
que j’en étais capable:vivre en Europe,
faire le Tour tout en restant propre et en
respectant mes valeurs. Je sais que pour

une vraie carrière de cycliste, la première
GrandeBoucle est une porte d’entrée,
une étape. Mais pour moi c’était le but
ultime. Si je l’avais voulu, j’aurais pu
continuer. Mais je me voyais mal répéter
ça chaque année."
"Ça" ,cesont les sacrifices inhérents à
la vie de coureur cycliste professionnel.
Avec en premier lieu, la souffrance sur
le vélo. Une drogue douce. Julien Fou-
chard se souvient par exemple de "l’apo-
calypse" dans la mythique étape de
l’Aquila sur le Giro 2010. "262 bornes. Ce
jour-là onaconnu le beautemps, la
pluie, la grêle, la neige fondue, l’orage,
trois cols et on arriveàL’Aquila où il ve-
nait d’y avoir un tremblement de terre...
Ça reste un grand souvenir..." Mais pour
certains, c’est l’overdose. "Tu es tou-
jours fatiguéquand tu es pro" ,résume
simplement le Cavaillonnais Florent
Barle, trois saisonsaucompteur chez
Cofidis, avant de jeter l’éponge en 2013,
à27ans. "On est dans la surenchère en
termes d’entraînement, de volume ho-
raire, de travail, mais ce n’est pas soute-
nable pour le corpshumain" ,estime
pour sa part Amaël Moinard, l’un des
doyens du peloton français (37 ans) qui

vient de finir son 11


e
Tour de France. Le
coureur d’Arkéa-Samsic avoue avoir eu
envie de mettre un termeàsacarrière
"pleindefois". "Onn’estpasforcément
fait pour supporter autant de pression,
de souffrances physiques et psycholo-
giques.Ilyaungrandmal-êtrechez
beaucoupdecoureursdanslepeloton."
Pour résumer, CampbellFlakemorese
lajouepoète: "Quandturegardesles
coureursàlatélé, ils semblent si bien,
mais ce n’est pas si cool que ça enal’air.
Les rêves ne sont jamais aussi bien
quand tu les accomplis dans la réalité."

DavidVeilleux,lui,décritune "viede
cyclistetroppesante" .Las "desurveiller
l’alimentation 365 joursparan.Çam’a
prisplusieursmoisavantdeneplus
culpabiliser avec ce que je mangeais. "
Une obsession partagée dans le pelo-
ton. L’ex-coureur d’Europcar, toujours:
"Àl’époquecequim’aleplusfrappé,ce
sontles fameuses‘journéespommes’.Cer-
tainsdisaientquepourperdredupoids
ilfallaitarrêterdemanger,doncilsse
nourrissaientdepommespendantune
journée. Pour nettoyer le système et brû-
ler du gras..."
Souffrir, s’entraîner,peser ses ali-
ments, certains s’en accommodent plus
qued’autres. "Jen’aiaucunregret,carje
suisdevenuunexemple,j’aifaitletour
du monde et j’ai gagné beaucoup d’ar-
gent" ,confesse Damiano Cunego, resté
très sec malgré cette orgiedebeurre
dans les épinards.
"Tu ne gagnes pas d’argent dans le vé-
lo ,contrebalanceBarle. Àl’époque,le
minimumsyndicalpourleséquipes
WorldTourc’était 2800 eurosparmois
environ.Ailleurs,tutouchaisleSmic."
D’autant plus qu’un coureurades frais
de kiné, d’ostéopathe... Et d’alimenta-
tion,encoreettoujours. "Aujourd’huije
gagnemieux ma vie en étant commer-
cial dans l’accessoire automobile" ,pour-
suit le Vauclusien.Moins catégorique,
Fouchardpartageenpartiel’analyse. "Il
fautrelativiser,levélonouspermetde
vivre,cen’estpaslecasdetouslessports
en France. Onalachance d’être salarié,
ilyaunecertainesérénitéetongagne
pas mal notre vie." Pour certains moins
longtemps que d’autres.
Ludovic FERRO
[email protected]

Les conditions de vie,meilleurespour lui après sa re-
traite, n’ont pas empêché le Provençal Florent Barle(en
photo)d’être la victime d’unmal qui rongetous les spor-
tifs quand ils raccrochent:ladisparition de l’adrénaline.
"Pendant six mois ou un an, j’ai galéré, je n’étais pas
bien. Je n’irai pas jusqu’à dire que j’étais en dépression,
mais ça n’était pas loin".Lecorps et l’esprit, habitués à
des effortsintenses au quotidien, vivent mal le relâche-
ment.Son ancien coéquipier chez Cofidis,JulienFou-
chard, accrédite cette théorie, un brin nostalgique :"La
notion de compétitionetlefait de m’entraînerl’hiver
pour préparer la saison me manquent, le goût du chal-
lenge aussi..."
Pas le super-combatif du lot, Campbell Flakemore
est lui aussi catégorique :"Il est impossible de trou-
ver cette adrénaline ailleurs."Outre-Atlantique, Da-
vid Veilleux ne dit pas autre chose mais reste philo-
sophe:"Dans le peloton on apprendàvivreàhaute in-
tensité. Dans la vie quotidienne, c’est différent. On ré-
apprendàapprécier d’autres moments. On ne
vit pas de la même façon. Au début, je m’at-
tendaisàtrouver d’autres choses qui me
procurent ces sensations, mais il n’y en a
pas. C’est lecôtéle plusdur quand on s’ar-
rête, mais je préfère me dire que j’ai eu
une chance unique de vivre ça."

"On est bien content de ne plus sortir
s’entraîner les jours où il pleut"
Après la quille,même le simplefait de
regarder une course peut être vécu
comme un déchirement. Julien Fouchard,
presque cinq ansaprès, recommenceàap-
précier le spectacleàlatélé. Le besoin de
couper provisoirementavec le milieu dans

lequel ilabaigné si longtempsétait fort. Une question de
"deuil"pour Barle. Aujourd’hui, il ne rate plus une étape,
mais lors de sa première année d’inactivité, il avait"be-
soin de (se) séparer du milieu".Le Cavaillonnais faisait
son "come-back" sur une course (en tant que spectateur)
lors du Tour deLa Provence2018, et était aussi sur
l’épreuve du Mont Ventoux Dénivelé Challenges,le
17 juin dernier, comme sur l’étape du Tour de France à
Nîmes, ilyadix jours. Ce qui n’intéresse pas vraiment
Fouchard:"Je ne vais pas faire l’effort d’y aller pour y
aller, je n’en ai pas forcément envie."Présent sur
plusieurs courses en Australie pour son site inter-
netStanleyStreetSocial,Flakemoreapensé
très fort au bon vieux temps, mais, il l’assure
avecdétachement :"J’étais très heureux
d’être de l’autre côté. Ça ne me manque pas
vraiment de rouler en pro. Je suis content au-
jourd’hui mais ça doit être beaucoup plus dur
d’arrêter après 20 ans de carrière".Derrière les
barrières ou en face d’un écran, ils auront
toujours, fatalement,unpetit pince-
ment au cœur.
"J’ai peut-être eu des doutes au
début,avoue Veilleux.La première
année,quand je regardais Pa-
ris-Roubaix, le Tour des Flandres
ou le Tour, je trouvaisça dom-
mage de ne pasyêtre. Mais en y
regardant de plus près, j’étais aus-
si très content d’être sur mon cana-
pé, avecmon café." "On est finale-
ment bien content de ne plussor-
tirs’entraîner les jours où il
pleut",conclut Fouchard en riant.

L.F.

Le tout frais champion de France sur
route n’est pas un jeune retraité, mais il a
avoué après son titre le 30 juin dernier qu’il
avait pensé raccrocher définitivement son
vélo."J’aibeaucoup douté ces derniers
mois, j’ai voulu arrêter le véloàunmoment
donné",expliquait Warren Barguil (Ar-
kéa-Samsic), 27 ans et maillotàpois sur le
Tour de France 2017. Certains des meilleurs
coureurs du peloton n’ont pas hésitéàaller
au bout de leur idée. En mai età30ans, le
sprinteurallemandMarcel Kittel,14vic-
toires sur le Tour de France,afait un break.
"Au cours des deux derniers mois, j’ai eu le
sentiment d’être épuisé. En ce moment, je
ne suis pas capabledem’entraîner et de
courirauplus haut niveau. Pour cette rai-
son, j’ai décidé de faire une pause et de
prendre du temps pour moi, de réfléchir à
mes objectifs et de préparer un plan pour
mon avenir."Sera-t-il dans le véloàcourt
ou moyen terme?
La carrière d’Andrew Talansky, elle, se
poursuivra ailleursque dans lecyclisme.
En 2017, l’Américain avait,à28ans,annon-
cé sa reconversiondans le triathlon. Un
sport moins médiatisé et rémunérateur,
alors que Talansky était considéré comme
un excellent coureur (vainqueur du Crité-
rium du Dauphiné, 5

e
et 7

e
de laVuelta,

e

et 11


e
du Tour de France...). Le cas d’Adrien
Costa estencore plussingulier.LeFran-
co-Américain, l’un des meilleurs espoirs
mondiaux,amis sa carrière entre paren-
thèsesà19ans (en 2017) pour entamer un

tour d’Europe et se consacreràl’escalade
et la randonnée. Le 29 juillet 2018, un ro-
cher de deux tonnes lui est tombé sur la
jambe droite, ce quiaentraîné une amputa-
tion au-dessus du genou...
Voilà pourles cas les plus embléma-
tiques des dernières années, en plus de
FlorentBarle,Julien Fouchard,David
Veilleux et Campbell Flakemore, cités par
ailleurs. Cela fait beaucoup, mais ce n’est
pas un phénomène en soi pour Marc Ma-
diot, patron de l’équipe Groupama-FDJ et
professionnelde1980à1994.
"Aujourd’huilescarrièressontplus
longuesqu’avant.Lesgarçonssontmieux
entraînés, mieux suivis qu’ilyaquelques di-
zainesd’annéesenarrière.Descoureurs
qui arrêtent jeunes, ilyenatoujours eu.
Quandlegarsserendcomptequ’ilnesera
paslechampionqu’ilespéraitdevenir,la
motivation n’est plus là." L.F.

Ils ne veulentplus pédaler...

JEUNES RETRAITÉSDe nombreux coureurs stoppent leur carrière précocement. Les maux sont surtout physiques et financiers


LA VIE D’APRÈS LE TÉMOIGNAGE DES CYCLISTES, DONT LE VAUCLUSIEN FLORENT BARLE


Manqued’adrénaline,


dépression et renaissance


Andrew Talansky. / PHOTOS C.H. ET S.D.


Le cyclisme est l’un des sports les plus durs. Ici, les traits tirés des coureurs lors du dernier Tour de La Provence. / PHOTO F.SPEICH


Cyclisme


"Il yaun grandmal-être


chez beaucoup de coureurs


dans le peloton"AMAËL MOINARD


DE NOMBREUX EXEMPLES CES DERNIÈRES ANNÉES


Kittel, Talansky,Costa, Barguil


et les autres...


"D’un pointdevue


strictement cycliste,


ma décision n’a aucun sens"


DAVID VEILLEUX, RETRAITÉÀ25 ANS


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http://www.laprovence.com

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