Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1
0123
MERCREDI 31 JUILLET 2019 économie & entreprise| 11

« Il faut que l’automatisation des


métiers favorise l’émancipation »


Pour Stefano Scarpetta, directeur à l’OCDE, l’essor des machines met


les sociétés au défi de développer la formation tout au long de la vie


ENTRETIEN


S


elon le rapport 2019 sur
les perspectives de l’em-
ploi de l’Organisation de
coopération et de déve-
loppement économiques (OCDE),
14 % des emplois des pays indus-
trialisés sont susceptibles de dis-
paraître (16,4 % en France) et 32 %
pourraient être profondément
transformés (32,8 % en France)
avec l’automatisation des tâches
et la multiplication des machines
dans le monde du travail au cours
des vingt prochaines années.
Dans un entretien au Monde ,
Stefano Scarpetta, directeur de
l’emploi, du travail et des affaires
sociales de l’OCDE, juge urgent
d’adapter le système scolaire, et
de permettre aux travailleurs de
développer de nouvelles compé-
tences par la formation tout au
long de leur vie professionnelle.

Des études prédisent la
disparition de 400 millions
à 800 millions d’emplois avec
l’automatisation. D’autres
soutiennent qu’elle va créer
plus d’emplois qu’elle n’en
détruira. Pourquoi une telle
différence d’appréciation?
Certains jobs vont disparaître,
d’autres vont changer de façon
importante. En même temps, la
technologie numérique va créer
de nouvelles opportunités d’em-
ploi, dans les hautes technologies
notamment, en complément de
ce que les machines pourront ac-
complir à l’avenir. C’est pourquoi
nous pensons, à l’OCDE, qu’il y
aura plus de changements de na-
ture des tâches que de pertes sè-
ches d’emplois. Nous ne sommes
pas inquiets par la perspective de
ce qu’on appelle « un chômage
technologique de masse ».
Nous craignons davantage une
forte augmentation des inégali-
tés sur le marché du travail entre

appelle « l’intelligence sociale ».
Ça, c’est la théorie. En pratique,
cette révolution numérique met
les travailleurs et l’intelligence ar-
tificielle en compétition sur des
tâches plus cognitives, parce que
les algorithmes développent des
capacités impressionnantes de
traitement des données.

Sommes-nous tous égaux
devant l’automatisation
du travail?
Il y a des tâches pour lesquelles
les humains vont conserver un
rôle prédominant : la créativité, les
interactions complexes, l’intelli-
gence sociale sont plutôt des ca-
ractéristiques humaines. Mais
d’autres tâches, plus répétitives,
pourront être accomplies par des
algorithmes. Nous sommes tous
exposés aux nouvelles technolo-
gies numériques, mais l’impact
sur nos professions est différent.
Les postes les plus à risque d’être
automatisés dans les pays de
l’OCDE sont ceux à faible niveau de
qualification, occupés par des per-
sonnes qui reçoivent le moins de
formation professionnelle. Or, ce
sont elles qui en ont le plus besoin.
Il faut adapter le système sco-
laire aux nouvelles réalités, mais
aussi donner aux travailleurs des
occasions de développer de nou-
velles compétences par la forma-
tion tout au long de leur vie pro-
fessionnelle. Dans les pays de
l’OCDE, près de la moitié des tra-
vailleurs ont des compétences
numériques très limitées, voire
nulles : ils savent utiliser un
smartphone, naviguer sur Inter-
net, mais pas vraiment se servir
de la technologie numérique
dans leur activité professionnelle.
Avoir un minimum de compéten-
ces numériques est important
pour les métiers de demain.

Comment aborder au mieux
le virage de l’automatisation?

Il faut tout faire pour que l’auto-
matisation des métiers favorise
l’émancipation de l’homme : lais-
ser aux machines les tâches in-
grates et se concentrer sur les do-
maines les plus intéressants, des
tâches plus créatives.
L’autre défi posé par l’automati-
sation du travail est celui des
moyens : la question du finance-
ment de la transition numérique
pour les travailleurs est très im-
portante pour réduire les ten-
sions potentielles et les inquiétu-
des liées à la révolution numéri-
que – savoir financer la formation
continue, comment garantir la
protection sociale des tra-
vailleurs indépendants des pla-
tes-formes...
Il y a également un débat sur
l’éthique de l’intelligence artifi-
cielle : comment faire en sorte
que les algorithmes n’aient pas de
biais qui puissent avoir des consé-
quences négatives pour certaines
catégories de travailleurs? Les ex-
perts disent que ce ne sont pas les
algorithmes qui ont des biais
dans leur codage informatique,
mais plutôt les données qu’ils uti-
lisent qui peuvent être biaisées,
l’algorithme ne faisant que répé-
ter certains de ces biais.

L’automatisation est-elle
inéluctable?
Arrêtons de croire que tout ce
qui peut être accompli par des
machines sera accompli par des
machines. Il y a toujours des
choix qui sont faits par les gou-
vernements, par les entreprises,
par les travailleurs eux-mêmes.
L’exemple des voitures autono-
mes l’atteste : on ne peut pas em-
pêcher le progrès technologique,
mais ce que l’on peut réglemen-
ter, c’est l’utilisation des techno-
logies afin d’en optimiser les bé-
néfices pour nos sociétés.p
propos recueillis par
nicolas lepeltier

La consolidation s’accélère en Europe


dans la livraison de repas à domicile


Le néerlandais Takeaway.com rachète le britannique Just Eat pour contrer Deliveroo et Uber


D


ans la course à la livrai-
son de repas, un concur-
rent vient de quitter la
piste : le britannique Just Eat. Il a
annoncé, lundi 29 juillet, son ra-
chat par son rival néerlandais Ta-
keaway.com. Les deux sociétés
combinées affichent une valori-
sation boursière estimée à près
de 10 milliards d’euros, pour un
chiffre d’affaires proche du mil-
liard d’euros.
Ce montant illustre, à lui seul,
l’appétit croissant des investis-
seurs pour ce secteur en pleine
consolidation. « Sur ce marché
fou, des acteurs récents lèvent des
sommes colossales comme Uber
Eats et Deliveroo. Just Eat et Ta-
keaway.com ont réagi à cette con-
currence en fusionnant » , affirme
Sébastien Forest, fondateur d’Allo
Resto, pionnier du marché fran-
çais créé en 1998 et racheté par
Just Eat en 2012.
Lors de sa dernière levée de
fonds, en mai, le britannique Deli-
veroo a récolté 575 millions
d’euros. Avec cette opération, le
montant total collecté par l’entre-
prise fondée en 2013 atteint
1,53 milliard de dollars (1,37 mil-
liard d’euros). Surtout, le nouveau
tour de table était mené par le
géant de l’e-commerce Amazon.

La société fondée par Jeff Bezos
avait lancé son propre service
Amazon Restaurants en Grande-
Bretagne avant de jeter l’éponge,
fin 2018. Ses nouvelles ambitions
restent toutefois soumises au feu
vert de l’autorité de la concur-
rence britannique.
Amazon n’est pas le seul géant
du Web à vouloir croquer une
part du marché de la livraison de
repas. Uber met les bouchées
doubles avec son service Uber
Eats, force de frappe financière à
l’appui. De quoi mettre la pres-
sion pour imposer sa marque
dans l’esprit du consommateur.

Concurrence redoublée
Uber Eats, qui a fait ses débuts en
France en 2016, a choisi de miser
plus de 30 millions d’euros pour
être sponsor titre de la Ligue 1 de
football pendant deux ans, pous-
sant Conforama sur le banc de
touche. Il a également décidé de
s’afficher sur le maillot de
l’Olympique de Marseille pour
trois saisons.
Face à cette concurrence redou-
blée, les start-up de la livraison de
repas sont confrontées au di-
lemme : grossir, être mangées ou
disparaître. Déjà certains pion-
niers ont été rayés de la carte,

comme le belge Take Eat Easy.
D’autres ont coupé ou cédé des
pans entiers d’activité. A l’exem-
ple de l’allemand Delivery Hero,
qui a purement et simplement li-
quidé sa filiale française Foodora
à l’été 2018 avant de céder son ac-
tivité britannique à Just Eat et son
pilier allemand à Takeaway.com
pour 930 millions d’euros.
Delivery Hero poursuit sa route
dans les pays en voie de dévelop-
pement. Pour sa part, l’américain
DoorDash, qui a levé 600 mil-
lions de dollars au mois de mai,
se consacre à la conquête des
Etats-Unis face à Grubhub ou
Postmates.
C’est dans ce contexte que Just
Eat et Takeaway.com ont décidé
de faire cause commune. A l’issue
de cette OPA à 5 milliards de livres
(5,5 milliards d’euros), le nouvel
ensemble sera détenu à 52 % par

les actionnaires de Just Eat, sié-
gera à Amsterdam et sera dirigé
par Jitse Groen, fondateur et pa-
tron de Takeaway.com.
Les investisseurs qui misent des
dizaines, voire des centaines de
millions dans ces start-up se gri-
sent des prévisions de croissance
du marché. Pourtant, la plupart
de ces entreprises ne dégagent
aucun bénéfice. Just Eat fait par-
tie des exceptions. Initialement, à
l’image d’Allo Resto, le service
consistait en une mise en rela-
tion entre clients et restaura-
teurs, sans service de livraison.
Un exercice bénéficiaire. Même si
Just Eat a dû, à son tour, évoluer
vers la livraison.
Chaque entreprise s’efforce en
effet d’adapter son offre pour ré-
duire ses pertes, conquérir les
clients et séduire les restaurants.
En particulier les chaînes de res-
tauration rapide telles que McDo-
nald’s ou Starbucks, prêtes à
nouer des partenariats. Mais le
modèle économique de ces socié-
tés a une autre fragilité, et de
taille : le statut des livreurs fait
l’objet d’âpres batailles juridi-
ques. Les cyclistes ne veulent pas
être la dernière roue du carrosse
des start-up de livraison.p
laurence girard

Les start-up
du secteur sont
confrontées à un
dilemme : grossir,
être mangées
ou disparaître

« Nous sommes
tous exposés
aux nouvelles
technologies
numériques,
mais l’impact sur
nos professions
est différent »

20 MILLIARDS

C’est, en dollars (soit 18 milliards d’euros), le chiffre d’affaires estimé
de la société qui naîtra de la fusion des activités de médicaments généri-
ques du laboratoire pharmaceutique Pfizer avec celles de son concur-
rent Mylan. La nouvelle société aura dans son portefeuille des médica-
ments populaires mais tombés dans le domaine public, comme le
Lipitor, le Viagra ou l’EpiPen. Cette transaction intervient dans un con-
texte de forte chute des prix des génériques aux Etats-Unis alors que les
tarifs des traitements encore protégés par des brevets explosent. – (AFP.)

C H I M I E
Glyphosate : Bayer visé
par 18 400 procédures
aux Etats-Unis
Le groupe chimique et phar-
maceutique allemand
Bayer affronte désormais
18 400 requêtes déposées aux
Etats-Unis contre l’herbicide
au glyphosate de sa filiale
Monsanto, selon un pointage
révélé mardi 30 juillet. Bayer
a essuyé jusqu’ici trois con-
damnations à indemniser
des requérants californiens
atteints d’un cancer, dont les
montants ont été fortement
réduits par le deuxième exa-
men d’un juge. – (AFP.)

P O L I T I Q U E M O N É TA I R E
La Banque centrale
du Japon maintient
ses taux bas
La Banque du Japon (BoJ) a
décidé, mardi 30 juillet, de
laisser inchangée sa politique
monétaire, mais elle a égale-
ment indiqué qu’elle pren-
drait « sans hésitation » des
mesures de soutien accru à
l’économie nationale pour
atteindre l’objectif de 2 %
d’inflation. Elle a réaffirmé
son engagement de mainte-
nir les taux à leur niveau
actuel « pour une période pro-
longée, au moins jusqu’au
printemps 2020 ». – (Reuters.)

« Nice-Matin » : Iskandar


Safa jette l’éponge


Le milliardaire a retiré son offre de reprise du
quotidien, laissant le champ libre à Xavier Niel

L’


épreuve de force touche à
sa fin. Deux semaines
après un vote des salariés
qui lui était pourtant défavorable,
Xavier Niel (également action-
naire à titre individuel du Monde )
a les mains libres pour racheter le
quotidien local Nice-Matin , qui
s’écoule à 120 000 exemplaires,
de Nice à Toulon. « Jean-Marc Pas-
torino [le PDG de Nice-Matin]
nous a dit qu’il avait reçu lundi
matin [29 juillet] un coup de fil
d’Iskandar Safa l’informant qu’il
ne pouvait maintenir son offre
alors que l’entreprise était divi-
sée » , explique Romain Maksy-
mowycz, délégué du Syndicat na-
tional des journalistes (SNJ).
Il est vrai que Xavier Niel dispo-
sait d’un coup d’avance sur le mil-
liardaire franco-libanais, par
ailleurs propriétaire de l’hebdo-
madaire Valeurs actuelles. Le fon-
dateur de Free est en passe de de-
venir le premier actionnaire du
groupe de presse azuréen, grâce à
la reprise des 34 % de l’actionnaire
belge Nethys. Un rachat qui lui
donne, en février 2020, le droit de
reprendre les 66 % du capital déte-
nus par la coopérative des salariés.
S’opposer à cette opération
aurait impliqué de dénoncer ce
pacte d’actionnaires en justice.
« Un contentieux semble s’annon-
cer préjudiciable aux salariés et au
titre lui-même. Il faut ajouter une
dimension politique et des propos
exécrables que je rejette. C’est
pourquoi j’ai décidé de ne pas
poursuivre » , a justifié Iskandar
Safa, dans un courrier adressé à la
coopérative, rappelant qu’il avait
commencé à travailler sur un
plan avec les salariés actionnaires
« il y a plus de huit mois ».
La nouvelle devrait apaiser les
inquiétudes. « Nous étions en po-
sition d’attente. C’était très tendu
dans l’entreprise » , explique Ro-
main Maksymowycz. Le 12 juillet,
si 94 % des journalistes avaient
voté pour Xavier Niel, 60 % des
456 salariés de la coopérative, où
la CGT du Livre est très représen-
tée, s’étaient exprimés en faveur
d’Iskandar Safa, sous l’influence
de son PDG, Jean-Marc Pastorino,
ancien ouvrier de l’imprimerie.
Nice-Matin pourrait rapide-
ment sortir de sa procédure de
sauvegarde. Une réunion entre le
président du conseil de sur-
veillance, Jean-François Roubaud,
Jean-Marc Pastorino, Anthony
Maarek, qui représente NJJ, la hol-
ding de Xavier Niel, et l’adminis-

trateur judiciaire s’est déroulée
lundi 29 juillet.
Dans un courrier du 12 juillet,
M. Niel a promis d’investir
50 millions d’euros dans le quoti-
dien, une somme qui comprend
12 millions d’apurement de passif
et 10 millions d’euros destinés
aux salariés et actionnaires du
groupe. Ces derniers avaient in-
vesti leur treizième mois il y a
cinq ans pour créer cette coopéra-
tive et reprendre leur journal à la
barre du tribunal de commerce. A
l’époque, ils avaient évincé
d’autres repreneurs comme le
groupe de presse belge Rossel as-
socié à... Iskandar Safa.

Les municipales en toile de fond
M. Niel propose aussi aux journa-
listes de mettre en place une so-
ciété des rédacteurs qui pourra
approuver à 50 % la nomination
d’un directeur de la rédaction et
valider l’arrivée d’un nouvel ac-
tionnaire. « Xavier Niel nous a pro-
mis l’indépendance éditoriale. Il
n’y a pas d’autre voie possible. La
rédaction sera extrêmement vigi-
lante sur ce point » , explique De-
nis Carreaux, le directeur des ré-
dactions de Nice-Matin , Var-Ma-
tin et Corse-Matin.
L’affrontement autour de Nice-
Matin a pour toile de fond les mu-
nicipales de 2020 et la présiden-
tielle de 2022. En privé, Xavier
Niel, réputé proche de M. Macron,
justifie son intérêt dans le quoti-
dien local par sa volonté de barrer
la route au propriétaire du très
droitier Valeurs actuelles. Or ce
dernier entretient « une relation
entre la cordialité et l’amitié » avec
Eric Ciotti, selon les dires de son
avocate à Mediapart. Le député LR
des Alpes-Maritimes rêve de ravir
la municipalité de Nice à Chris-
tian Estrosi, du même camp, mais
décrit comme « Macron compati-
ble ». Autant M. Niel que M. Safa
ont officiellement démenti tout
intérêt politique dans l’affaire.p
sandrine cassini

les personnes qui ont les compé-
tences pour saisir ces nouvelles
opportunités, et d’autres, faible-
ment qualifiées, qui resteront
cantonnées dans des fonctions
peu intéressantes et mal payées.

Quels secteurs d’activité
et quels types d’emplois
sont les plus concernés
par la robotisation?
Presque tous les secteurs sont
concernés : principalement la
manufacture, car les tâches y sont
répétitives ; l’agriculture aussi est
en train de changer de façon assez
spectaculaire, car, même s’il y a
peu d’emplois, de plus en plus de
tâches sont réalisées avec le sou-
tien de la technologie numérique.
Dans les services, si vous prenez
l’exemple des banques, les sala-
riés y font des choses différentes.
Dans certains cabinets d’avocats,
aujourd’hui, la recherche des dé-
cisions de justice se fait de ma-
nière automatisée. C’est plus fa-
cile, beaucoup plus rapide.

Quels avantages peut-on
retirer de l’automatisation?
Comme lors des précédentes ré-
volutions technologiques, les ma-
chines vont accomplir des tâches
répétitives, ennuyeuses et parfois
risquées. Les humains pourront
se concentrer sur des tâches plus
novatrices, plus créatives, avec
plus de travail d’équipe – ce qu’on

Le fondateur
de Free est en
passe de devenir
le premier
actionnaire
du groupe de
presse azuréen
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