Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

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CULTURE


MERCREDI 31 JUILLET 2019

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Cérémonie d’horreur pour odyssée intérieure


Ari Aster détourne le film d’épouvante pour proposer un voyage au cœur d’une psyché féminine blessée


MIDSOMMAR
ppvv

L


a seule manière d’échap-
per à un sentiment de fa-
miliarité, au confort de la
convention, à l’ennui qui
s’impose dès qu’on s’imagine être
confronté aux mécanismes d’un
cinéma dit « de genre », est sans
doute de multiplier les couches
de récits, de brouiller les frontiè-
res du réel et de l’imaginaire,
de mélanger différents registres
d’images. C’est ce que réussit avec
talent le cinéaste Ari Aster avec
son second long-métrage. Et l’on
se souvient que son précédent
film, Hérédité, l’avait déjà fait re-
marquer comme un auteur sus-
ceptible de questionner de façon
originale les conditions de l’épou-
vante cinématographique.
Il y a, en effet, dans Midsommar
et les deux heures vingt que dure
sa projection une manière de
mêler diverses péripéties typi-
ques du cinéma de terreur
contemporain avant de les im-
merger dans un bain d’images et
de sensations plus profond et
plus large que ce qu’imposerait la
simple rhétorique du genre. Cette
ambition est la marque d’un or-
gueil qui pourrait facilement se
retourner contre son auteur ou,
au contraire, qui permettrait de
dépasser avec bonheur un cahier
des charges désormais très usé,
celui du film d’horreur.
Le récit débute abruptement.
Dans la catastrophe et le malaise.
La catastrophe, c’est la mort des
parents de la jeune femme au
centre du récit, Dani. C’est la sœur
dépressive de celle-ci qui les a
tués avant de se suicider. Le ma-
laise, c’est la relation qu’entre-
tient Dani avec son petit ami
Christian, relation sur le point
de s’effondrer, comprend-on, jus-
qu’à ce que l’accident fatal les rap-
proche à nouveau, retissant un
lien dont la fragilité va constituer
un enjeu tout autant qu’une
cause de suspense.

Rites païens
Dani se joint à un projet, lancé
par un ami de Christian, étudiant
comme lui en anthropologie :
passer, avec quelques-uns de
leurs camarades, une partie de
l’été au cœur d’une communauté
rurale en Suède et assister à une
cérémonie particulière se dérou-
lant tous les quatre-vingt-dix ans.
A ce moment-là, le spectateur
pourrait avoir le sentiment de se

retrouver en terrain connu. Un
des ressorts de l’épouvante mo-
derne ne réside-t-il pas dans la
terreur de l’altérité géographique,
dans le sentiment, désormais
diffus dans le cinéma américain
d’horreur, que le monde exté-
rieur aux Etats-Unis est fonda-
mentalement menaçant?
Le groupe de « touristes » a beau
assister ainsi, durant la première
partie du film, dans un paysage
verdoyant où le soleil ne se cou-
che jamais, à une série de rituels
pastoraux et lénifiants, vécus in-
tensément grâce à l’ingestion de
substances diverses, la menace
est immédiatement palpable et
l’appréhension tangible. Les pro-
tagonistes, auxquels les specta-
teurs s’identifient en découvrant
avec eux les différentes céré-
monies de la communauté, sont
plongés au cœur d’un monde

relevant tout autant de la tribu
hippie rescapée des années 1970
que de la secte new age pratiquant
le respect des anciens et l’harmo-
nie avec la nature ou d’une publi-
cité pour un yaourt. C’est parce
que tout semble fait pour éloi-
gner la peur que celle-ci, évidem-
ment, s’impose.
La violence fait soudainement
irruption durant l’enchaînement
des rites païens auxquels les per-
sonnages assistent, une violence

qui n’en serait pas la négation,
mais en ferait intégralement par-
tie. La profonde qualité du film
d’Ari Aster repose sur cette ma-
nière d’égarer un spectateur
s’identifiant à des protagonistes
pourtant peu sympathiques,
plongés eux-mêmes au cœur
d’un univers dont tout annonce
qu’il pourrait devenir franche-
ment hostile, voire mortel.
C’est à l’instant où l’étran-
geté devient angoissante que le
registre de Midsommar semble
insensiblement se déplacer vers
autre chose que la simple ges-
tion des frissons d’un amateur
d’épouvante. Les cérémonies qui
se succèdent à un rythme de
plus en plus intensif apparais-
sent, en effet, comme les allégo-
ries consolantes d’un cycle parti-
culier et toujours recommencé,
celui de la vie elle-même, de la

conception à la mort. Celles-ci
n’apportent-elles pas, progressi-
vement, des réponses à ce qui
pourrait être la quête profonde
de l’héroïne, la recherche du sens
de ce qui lui arrive – soit la mort
de ses parents et l’absence
d’amour de son petit ami?
La disparition brutale des aînés
est ainsi une étape initiatique
obligatoire, l’affirmation d’une
prescription naturelle, et l’infi-
délité du compagnon apparaît
comme un impératif obscur et
supérieur, couronné par le sacri-
fice de celui-ci. L’univers mis en
scène par le film, fantaisiste et
folklorique de prime abord, de-
vient purement mental, se rédui-
sant désormais à la représenta-
tion métaphorique des malheurs
de la jeune femme et à leur signi-
fication, désormais inscrites dans
une vaste cosmogonie et absor-

Ari Aster utilise le registre horrifique pour explorer l’intime


Le cinéaste américain a imaginé une histoire de rupture amoureuse dans un environnement de folklore suédois virant au rituel barbare


V


oilà deux ans et demi
qu’Ari Aster n’a pas eu un
moment à lui. Au début
de février 2017, à 30 ans, il com-
mençait le tournage d’ Hérédité,
son premier long-métrage. Pen-
dant la postproduction de ce film
d’horreur dérangeant et poétique,
il a écrit le découpage de Midsom-
mar, commande d’une société de
production suédoise que le jeune
cinéaste américain s’était appro-
priée. Quant à la promotion d’ Hé-
rédité , présenté au Festival de Sun-
dance en janvier 2018 et sorti au
mois de juin suivant, elle a été
abrégée par le départ du réalisa-
teur pour Budapest. Ari Aster
n’était pas aux Etats-Unis pour sa-
vourer le succès public et critique
de son début en salle mais dans la
plaine hongroise, maquillée en ré-
gion suédoise coupée du monde.
Joint au téléphone à New York,
le réalisateur revient sur cet en-
chaînement acrobatique : « Cette
société m’avait contacté après

avoir lu le scénario d’ Hérédité,
que je n’avais pas encore tourné. Ils
voulaient faire un film qui mettrait
en scène le meurtre d’étudiants
américains venus assister à une fête
du solstice d’été en Suède, ce qui ne
m’intéressait pas particulièrement.
J’aime écrire sur des sujets qui me
concernent. A ce moment, je sortais
d’une rupture amoureuse, et je
me suis mis à écrire un film de rup-
ture dans un environnement de
folklore européen. Il faut reconnaî-
tre que les producteurs m’ont laissé
une paix royale. »

« J’ai mis beaucoup de moi »
La rupture, dans le film, c’est celle
que Dani (Florence Pugh) et Chris-
tian (Jack Reynor) repoussent tout
en la sachant inévitable. « J’ai mis
beaucoup de moi dans le person-
nage de Dani » , dit l’auteur. Les ri-
tes païens de la communauté sué-
doise dans laquelle ils échouent,
dans le sillage d’un ami anthropo-
logue, donneront une forme fan-

tastique à cet incident ordinaire
de la vie amoureuse. « Quand on
est la personne qui traverse cette
épreuve, on peut la prendre pour
l’apocalypse, fait remarquer Ari
Aster. J’ai voulu construire un film,
un univers autour de ces senti-
ments extrêmes. » Ces rituels bar-
bares, ces chorégraphies inquié-
tantes procèdent aussi de l’intérêt
du réalisateur pour une version
obsolète de l’anthropologie, celle
que le Britannique James George
Frazer a développée dans Le Ra-
meau d’or, lu dans sa version inté-
grale, en quinze volumes.
Arrivé sur le plateau, le réalisa-
teur a dû parer au plus pressé :
« Avec les producteurs suédois,
nous avions conclu qu’un tournage
chez eux aurait été trop onéreux.
Nous avons choisi la Hongrie, et de
ce fait, une partie de l’équipe ne par-
lait pas l’anglais. De plus, nous
n’avions pas beaucoup de jours de
tournage. » Après avoir entière-
ment construit le village de l’in-

quiétante communauté de Harga,
il a fallu faire durer les journées de
l’été hongrois aussi longtemps
que les jours sans fin du midsom-
mar scandinave. Le défi était
d’autant plus difficile à relever
qu’Ari Aster ne choisit jamais la so-
lution de facilité : « J’aime beau-
coup les prises très longues, je
n’aime pas me couvrir [en multi-
pliant les angles de prise de vue],
je veux savoir pourquoi je suis sur
le plateau sans attendre de me re-
trouver dans la salle de montage.
J’avais donc découpé le film très
précisément. Reste que faire bou-
ger jusqu’à 80 figurants dans le
champ pour des plans compliqués
n’était pas facile. » Il résume l’expé-
rience ainsi : « C’est comme passer
deux mois dans une machine à
laver en marche. »
Pourtant, Ari Aster n’a pas l’in-
tention de se reposer très long-
temps. Il hésite, pour son prochain
projet, entre trois films : « un mélo-
drame familial à grand spectacle,

une comédie cauchemardesque, et
une science-fiction satirique ». Ces
scénarios viennent du stock accu-
mulé pendant la décennie qui a
précédé Midsommar.

Issu d’une famille d’artistes
Après avoir été remarqué (et
avoir scandalisé) avec son premier
court-métrage, en 2011, The
Strange Thing About the Johnsons
(« Ce qui est bizarre chez les
Johnson »), histoire d’inceste ho-
mosexuel dans une famille afro-
américaine, le jeune cinéaste,
issu d’une famille d’artistes, a
peiné à trouver le financement
pour son premier long-métrage,
dont le scénario complexe et la
durée inquiétaient les financiers
et dont les péripéties horrifiques
rebutaient les producteurs du ci-
néma indépendant.
L’esprit du temps est venu au se-
cours d’Ari Aster. Le succès de
films plus sophistiqués, comme
The Witch, a convaincu le produc-

teur de ce film et le distributeur
A24 de se lancer dans l’aventure
d’ Hérédité. Avant ce film, le réali-
sateur avait projeté à son équipe
aussi bien des films d’Ingmar
Bergman qu’ All or Nothing.
La production de Midsommar
s’est faite à un rythme si effréné
qu’Ari Aster n’a pu organiser de
séances pour ses équipes : « J’ai
juste eu le temps de parler de
Powell et Pressburger quand on a
discuté de la couleur » – avec le
chef opérateur Pawel Pogorzelski.
Le duo britannique fait partie du
panthéon du cinéaste, avec Elem
Klimov, Stanley Kubrick, Roman
Polanski, Jacques Tati ou King Vi-
dor. Des maîtres qui, chacun à sa
manière, ont imposé leur forme
au monde, ce que revendique Ari
Aster : « J’aime la tradition du mé-
lodrame qui fait que les formes
correspondent aux sentiments des
personnages, quand l’apparence
est au diapason de l’intime. » p
thomas sotinel

Les spectateurs se retrouvent plongés au cœur d’un monde relevant tout autant de la tribu hippie rescapée des années 1970 que de la secte new age. CSABA AKNAY.

C’est parce que
tout semble fait
pour éloigner la
peur que celle-ci,
évidemment,
s’impose

bées dans un gigantesque vortex
à l’intérieur duquel toute ques-
tion trouve sa réponse.
On peut ainsi voir Midsommar
comme un voyage au cœur d’une
psyché féminine blessée, un récit
labyrinthique qui permet à l’hé-
roïne de donner sens à ses meur-
trissures, à son deuil et à sa para-
noïa en quittant progressive-
ment le domaine du cinéma
d’épouvante classique. On passe
du naturalisme narratif du genre
à une odyssée intérieure au cœur
d’un univers fait de purs sym-
boles, un univers qui aurait rem-
placé le monde réel par une
hallucination. A un authentique
art fantastique.p
jean-françois rauger

Film américain d’Ari Aster.
Avec Florence Pugh, Jack Reynor,
Will Poulter (2 h 20).

pppp CHEF-D'ŒUVRE pppv À NE PAS MANQUER ppvv À VOIR pvvv POURQUOI PAS vvvv ON PEUT ÉVITER
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