Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1
0123
MERCREDI 31 JUILLET 2019 culture| 13

LES FAUSSAIRES


DE MANHATTAN
pppv

A


u commencement, Ju-
lianne Moore devait
tenir le rôle de Lee
Israel dans l’adapta-
tion du récit autobiographique
qu’a laissé cette écrivaine, faus-
saire et new-yorkaise, morte
en 2014. Quelques semaines avant
le tournage, début 2017, l’actrice se
fâcha avec la réalisatrice Nicole
Holofcener, qui abandonna le
projet, le laissant entre les mains
de sa consœur Marielle Heller. Ces
auspices cataclysmiques auraient
dû engendrer, au mieux, un « film
malade ». Or, Les Faussaires de
Manhattan affiche une santé in-
solente, faite d’empathie et de lu-
cidité, d’humour et de mélanco-
lie. Cette histoire de rédemption
et de transgression trouve une in-
carnation idéale dans le formi-
dable duo qui réunit l’une des
dernières stars de la comédie po-
pulaire américaine, Melissa Mc-
Carthy, et Richard E. Grant, acteur
britannique d’expérience, de ceux
dont on se demande au hasard
d’un petit rôle s’il trouvera un jour
emploi à la mesure de son talent.
La première incarne donc Lee
Israel, plumitive quinquagénaire,
qui titube d’échec en échec, au
moment où débute le film. On est
en 1991, au moment où la con-
sommation de scotch sur le lieu
de travail a cessé d’être considérée
comme un trait de caractère

pittoresque. Mal fagotée dans des
tenues de retraitée désargentée,
étrangère aux salons de coiffure,
Lee Israel ne trouve plus sa place
dans les rédactions et les maisons
d’édition, et est incapable de tenir
un emploi alimentaire. Elle a été
une journaliste à succès, sa bio-
graphie d’Estée Lauder s’est glis-
sée dans la liste des best-sellers du
New York Times. Ces souvenirs ne
génèrent que de l’amertume. La
seule solution qu’elle ait trouvée
à sa misère morale et matérielle


  • l’écriture et la publication d’une
    biographie de Fanny Brice, l’ar-
    tiste de music-hall qui a inspiré
    Funny Girl – se heurte à l’indiffé-
    rence des éditeurs.


Humour désespéré
Les perdants sont rarement ma-
gnifiques, et le scénario de Nicole
Holofcener et Jeff Whitty n’épar-
gne aucune humiliation à son
personnage central. Pourtant,
dès les premières séquences, qui
montrent Lee Israel s’approvi-
sionnant en papier toilette à la fa-
veur d’une soirée littéraire ou
éconduite par le vétérinaire, qui
exige le paiement d’arriérés avant
de soigner le chat de l’écrivaine,
Melissa McCarthy parvient à
éveiller la sympathie. Cette
femme acariâtre, au bord de la
clochardisation, entretient en-
vers et contre tout une petite
flamme, faite d’amour de la litté-
rature, d’humour désespéré, d’af-
fection pour son animal.
Après avoir été tancée et décou-
ragée par son agente (Jane Curtin,

voque les mânes des esprits
les plus vifs du siècle finissant :
Noël Coward, Dorothy Parker... et
les couche, avec pour médium
une machine à écrire mécanique,
sur des feuilles soigneusement
vieillies. Jack Hock lui sert bientôt
de courtier auprès de libraires
naïfs ou malhonnêtes.
Aussi immorale qu’elle soit,
cette frénésie créative offre aux
deux réprouvés un chemin pour
rejoindre le reste du genre hu-
main. Parmi les victimes du duo,
une libraire solitaire (Dolly Wells)
est la première depuis bien long-
temps à trouver du charme à
Lee Israel. Melissa McCarthy offre
toutes les nuances, de l’émer-
veillement au désespoir, en pas-
sant par la culpabilité, pour expri-
mer ce qui vient à l’esprit de la
faussaire, quand elle se rend
compte que sa proie pourrait être
aussi son salut. Si elle a depuis

longtemps démontré la précision
de son tempo comique et sa
bravoure face aux situations les
plus extrêmes, l’interprète de
Mes meilleures amies n’avait ja-
mais eu l’occasion de faire preuve
d’une telle délicatesse. Tout
comme Richard E. Grant n’avait
sans doute pas pu aller jusqu’au
bout de sa part de folie depuis
Withnail and I , en 1989.

Ces personnages ne seraient pas
aussi vivants si Marielle Heller ne
les plongeait dans un écosystème
qu’elle fait vivre avec une éton-
nante économie de moyens. Le
New York du début des années
1990 tourne le dos à sa légende.
Alors que le monde gay est ravagé
par l’épidémie de sida, les quar-
tiers malfamés du sud de Man-
hattan commencent leur cure de
gentrification. Filmé en hiver
entre Hudson et East River, Les
Faussaires de Manhattan évoque
vigoureusement un moment
d’histoire dans lequel se glissent
deux des figures les plus atta-
chantes que le cinéma indépen-
dant américain ait donné de voir
ces derniers temps.p
thomas sotinel

Film américain de Marielle
Heller. Avec Melissa McCarthy,
Richard E. Grant (EU, 2018, 1 h 46).

Lav Diaz dessine un futur apocalyptique


Le film du cinéaste philippin explore un avenir moins éloigné qu’il n’y paraît du temps présent


HALTE
pppp

C


hez Lav Diaz, la poésie
met à distance la barbarie
du monde autant qu’elle
la révèle, dans des films-mani-
festes à la beauté performative,
qui dispensent de tout discours
militant. Le cinéaste philippin est
connu pour ses rythmes lents
et la durée de ses plans, signe
d’un désir puissant de témoi-
gnage pour cet ancien photogra-
phe et auteur de nouvelles hanté
par l’histoire chaotique de son
pays – un passé colonial, des dic-
tatures successives, le tout ponc-
tué de catastrophes dites natu-
relles qui ravagent régulièrement
l’archipel. Halte, treizième long-
métrage du réalisateur né en 1958
sous le règne de Ferdinand Mar-
cos, sort en salle en France, quel-
ques jours après le séisme qui a
secoué les îles du nord des Philip-
pines, causant la mort de huit per-
sonnes et en blessant plusieurs
dizaines d’autres.
Si Halte , œuvre d’anticipation,
mérite le nom de film-fleuve, ce
n’est pas tant pour sa durée – qua-
tre heures et trente-six minutes –
que pour la métaphore du cours
d’eau et de sa vocation à irriguer le
territoire de ses affluents. Pour
Lav Diaz, un film est un cri qui
doit être entendu, même si son
œuvre est plus connue des festi-
valiers que d’un large public, du
fait de ses choix esthétiques qui
l’éloignent – pour ne pas dire l’ex-
cluent – des sorties en salle et des
financements de l’industrie du

cinéma. Le cinéaste a ainsi reçu
un Léopard d’or au Festival du
film de Locarno ( From What Is Be-
fore, 2014), un Lion d’or à la Mos-
tra de Venise ( The Woman Who
Left , 2016), tandis que le Festival
d’automne organisait une rétros-
pective de son œuvre en 2015


  • « Lav Diaz. Les très riches heu-
    res » au Jeu de paume, à Paris.
    Lav Diaz a réalisé de grandes
    fresques dostoïevskiennes, et a
    pu surprendre avec un « opéra
    rock » décrivant la répression san-
    glante aux Philippines dans les
    années 1970 ( La Saison du diable,
    2018). Dans Halte , le voici qui ima-
    gine un récit d’anticipation in-
    fusé dans l’actualité la plus brû-
    lante : que deviendra, à moyen
    terme, une société où la dictature
    et le populisme avancent main
    dans la main, au mépris de l’être
    humain et de la nature?


Grain de sable bienvenu
Sélectionné à la Quinzaine des
réalisateurs, à Cannes, Halte, sa
démesure et son obscurité, sym-
boles d’une société qui réduit à
petit feu, ont fait l’effet d’une stu-
péfiante suspension cinémato-
graphique. Absent du festival, Lav
Diaz avait transmis un message
lu par l’une des comédiennes de
Halte , Hazel Orencio, également
directrice de production : « Ce film
n’est pas seulement un miroir
tendu à la situation aux Philippi-
nes, c’est aussi un miroir tendu à
la maladie actuelle qui ronge le
monde entier... Notre chère pla-
nète plonge dans les abîmes de la
folie et du pessimisme, consé-
quence d’un despotisme sans relâ-

che, d’un narcissisme extrême et
d’un mépris total pour l’environne-
ment... Une grande partie de la
population mondiale n’a pas
confiance dans l’avenir, il est ur-
gent de restaurer cette confiance
et le cinéma doit jouer un rôle plus
important que jamais. »
Nous sommes en 2034, et cela
fait trois ans que le soleil a disparu
en Asie du Sud-Est, après des
éruptions volcaniques dans la
mer de Célèbes. Dans un noir et
blanc induit par le scénario, le réa-
lisateur installe un récit organi-
que, kaléidoscopique autour de
plusieurs personnages (et dro-
nes) aux trajectoires contrariées :
un dictateur capable de jeter ses
ennemis dans la gueule des cro-
codiles, une prostituée censée
être plus performante que les ro-
bots sexuels, une historienne se
donnant pour mission de réacti-
ver la mémoire d’un peuple, le-
quel s’est habitué à raser les murs
et à répondre aux incessants con-
trôles d’identité... L’intrigue peu à
peu se noue et se teinte d’une
lueur, évitant au film d’atterrir
dans le terrain connu de la dysto-
pie (soit une histoire cauchemar-

desque). Face au sanguinaire Nirv
Navarra (Joel Lamangan) qui se
prépare à exterminer des op-
posants par voie chimique, un
groupe de résistants s’organise.
L’un d’eux rencontre un enfant
des rues et sa vie bascule.
L’enfance, c’est le grain de sable
bienvenu, seul à même de pertur-
ber l’engrenage d’une histoire tra-
gique qui se répète. Sans le dire,
mais au détour d’une scène où les
« rebelles » discutent de l’intérêt
de la lutte, l’un des personnages
pose la question essentielle de
l’éducation et du soin apportés
aux enfants. Est-il plus urgent de
mener la lutte contre la dictature,
ou de s’occuper des petits, futurs
adultes d’un monde à venir? Lav
Diaz lui-même a été élevé par des
parents enseignants qui avaient
choisi de vivre dans les forêts re-
culées d’une île philippine, à Min-
danao, pour faire œuvre éduca-
tive comme on disait autrefois.
Lav Diaz guettait les week-ends
pour aller en ville avec son père et
avaler des films, kung-fu, wes-
terns-spaghettis, tout ce qui pas-
sait à l’affiche... C’est là qu’il a dé-
couvert toutes sortes de films, lui
ouvrant des horizons vers diffé-
rents genres de cinéma. Avec
Halte, le cinéaste entre dans une
nouvelle période, comme on di-
rait pour un peintre. Un tableau
abstrait, soleil éteint, qu’une pe-
tite étincelle pourrait rallumer.p
clarisse fabre

Film philippin de Lav Diaz.
Avec Piolo Pascual, Joel
Lamangan, Shaina Magdayao
(4 h 36).

Richard E. Grant dans le rôle
de Jack Hock et Melissa McCarthy
dans celui de Lee Israel.
MARY CYBULSKI /TWENTIETH CENTURY FOX FILM CORPORATION

Les perdants sont
rarement
magnifiques
et aucune
humiliation n’est
épargnée au
personnage
de Lee Israel

La rédemption par


le crime littéraire


Cette comédie inspirée de l’histoire de


Lee Israel, écrivaine devenue faussaire,


est portée par des acteurs formidables


impressionnante à force de cor-
dialité marmoréenne), Lee Israel
se résout à vendre son seul trésor,
une lettre autographe de Katha-
rine Hepburn. Au même mo-
ment, elle croise dans un bar de
Greenwich Village une vieille
connaissance. Jack Hock est gay
(comme Lee Israel), séropositif
et sans domicile. Richard E. Grant
en fait un farfadet vieillissant, qui
court de toutes ses forces pour
garder une longueur d’avance sur
le désespoir. Il est aussi drôle que
dépourvu de scrupules et paie ses
notes de bar en vendant de la
cocaïne coupée de laxatif. Quand
l’idée de fabriquer de fausses
lettres autographes traverse l’es-
prit de Lee Israel, elle trouve en
Hock un complice parfait.
Marielle Heller éprouve un plai-
sir communicatif à mettre en
scène la commission des délits
littéraires du duo. L’écrivaine in-

Diego Maradona,


ses buts et sa chute


Un documentaire sans point de vue sur
les années napolitaines du footballeur

DIEGO MARADONA
vvvv

I


l est à parier que les zélotes
du divin Diego – footballeur
comme il y en a peu – ne
s’embarrasseront d’aucun avis
pour foncer au cinéma où le nou-
veau film du réalisateur britan-
nique Asif Kapadia célèbre l’idole
Maradona. Cela ne devrait pas
empêcher de dire à quel point ce
film déçoit, tant il se désintéresse
aussi bien du football que du
cinéma. Kapadia signe en effet
avec Diego Maradona le docu-
mentaire de trop, après le succès


  • mérité – de Senna (2010) et
    d’ Amy (2015).
    Il semble en effet tout à fait clair
    à présent que le réalisateur a
    trouvé une sorte de martingale
    cinématographique en évoquant
    avec une telle constance la décré-
    pitude, la dégénérescence, pour
    ne pas dire la chronique d’une
    mort annoncée des superstars.
    Il y emploie la même méthode à
    chaque fois. Une riche palette
    d’archives, assorties d’une bande-
    son de témoignages qui joue tan-
    tôt le direct tantôt la désynchro-
    nisation. La méthode a l’avantage
    d’être plus intense que celle qui
    en appelle classiquement à un
    commentaire omniscient.
    Toutefois, selon l’intérêt intrin-
    sèque du matériau, selon la qua-
    lité du montage, selon l’inten-
    tionnalité qu’on y discerne, ce


genre de film passe ou casse.
Alourdi de surcroît par la répé-
titivité du procédé, qui semble
tourner à la recette, Diego Mara-
dona casse et, pour le dire brutale-
ment, sent un peu le charognard.
La raison en est simple : Kapadia
n’est pas parvenu – par la rareté
d’une archive ou par l’originalité
d’un point de vue – à transcender
son sujet. Du football, sport tech-
nique et collectif qui appelle
l’exégèse, il ne retient que les
buts, recadrés en gros plans sur
Maradona et délivrés par salves
toutes les cinq minutes. Le pro-
cédé est assommant.
Des coulisses de la vie privée,
il ne nous livre rien d’autre qu’un
montage effréné de l’histoire
connue et abondamment docu-
mentée par les gros titres d’épo-
que, celle d’un gosse des bidonvil-
les de Buenos Aires que le succès
va mener, à compter de son en-
trée dans l’équipe de Naples, sur
la voie de la collusion mafieuse
et de l’autodestruction. Le tout
monté à la hache. De sorte que le
film, précisément cantonné à la
phase napolitaine du joueur, ré-
duit à n’en capter que les gestes et
les frasques les plus spectaculai-
res, met rapidement à nu le fond
et la pauvreté de sa pensée, qui
consiste tout bonnement à faire
et à voir tomber l’idole.p
jacques mandelbaum

Documentaire britannique
d’Asif Kapadia (2 h 10).

Dans un noir
et blanc induit
par le scénario,
le réalisateur
installe un récit
organique,
kaléidoscopique
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