Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

16 | MERCREDI 31 JUILLET 2019


0123


weinheim - envoyé spécial

L


e morceau de Plexiglas ne paye pas
de mine. Un simple parallélépipède
rectangle transparent, rien de bien
spectaculaire, orné d’une modeste
inscription. Pourtant, la moustache blanche
de Peter Gölitz frissonne lorsqu’il exhibe le
trophée reçu par la rédaction d’ Angewandte
Chemie en 2007 : « C’est le prix de la langue al-
lemande, une récompense remise chaque an-
née à un auteur ou une institution qui a fait
rayonner l’allemand , sourit-il. Je crois que cette
distinction est une de mes plus grandes fier-
tés. » A 72 ans, l’homme pourrait pourtant en
afficher quelques autres. A commencer par
une longévité hors du commun à la tête d’une
grande revue scientifique internationale. Pen-
dant trente-sept ans, de 1980 à 2017, il a pré-
sidé aux destinées de la publication-phare de
la Société des chimistes allemands (GDCh),
société savante qui rassemble universitaires
et industriels, en a fait une actrice majeure de
la discipline, a été célébré par tout ce que la
communauté compte d’associations, de co-
mités, de sociétés savantes. Mais ce prix-là est
spécial, confesse-t-il : « Il témoigne de notre
singularité, de notre histoire, et des efforts que
nous continuons, chaque jour, à réaliser. »
Dire que, dans le monde de l’édition scienti-
fique, l’anglais règne en maître relève de
l’euphémisme. Des milliers de publications
survivent, et même parfois se créent, dans les
idiomes les plus variés. Mais elles visent un
public de niche et assurément leur portée est
limitée. En vérité, la domination de la langue
de Shakespeare et Newton sur les grandes re-
vues mondiales ne souffre presque aucune
exception. En grattant soigneusement affleu-
rent les Publications mathématiques de l’IHES
(Institut des hautes études scientifiques, à
Bures-sur-Yvette, dans l’Essonne), une des
trois références internationales de la disci-
pline, témoin de la puissance encore vive
qu’y tient l’école française. Du côté des scien-
ces humaines ou des arts, on voit s’imposer
des figures tutélaires comme la Revue des
Annales ou Les Cahiers du cinéma. Mais diffi-
cile de déceler des champions éditoriaux qui
ne soient ni britanniques ni américains.
Et il y a Angewandte Chemie. Créée en 1887
pour rendre compte des nouveautés de la
« chimie appliquée » (la traduction de son ti-
tre) allemande, la publication s’est peu à peu
éloignée de la seule analyse des nouveaux
brevets germaniques et autres informations
industrielles nationales pour aborder tous les
confluents de la discipline, arpenter ses nou-
veaux territoires théoriques comme expéri-
mentaux, jouer à saute-frontière aux quatre
coins du monde. Pour étendre son influence,
la revue a lancé, dès 1962, une édition inter-
nationale ( ACIE ), en anglais comme il se doit,
qui concentre aujourd’hui l’essentiel de ses
lecteurs. Il n’empêche : explorer Angewandte
Chemie , c’est plonger au cœur de la science
allemande et de la discipline qui symbolise le
génie national : la chimie.

AU CENTRE DU MONDE
Un peu de géographie, d’abord. Weinheim,
Land du Bade-Wurtemberg, 40 000 habi-
tants. Un centre typique, avec ses maisons à
colombages et ses brasseries joyeuses, une
périphérie sans charme où s’alignent les bâ-
timents industriels. « Nous sommes arrivés là
après la guerre, un peu par hasard , raconte
Peter Gölitz. C’était proche de l’université de
Heidelberg et de plusieurs grandes entrepri-
ses chimiques, dont BASF et Merck. Nous y
sommes restés car c’est pratique, au cœur de
l’Europe. » Au centre du monde, pourrait-on
penser, au vu de l’équipe internationale
installée dans le bâtiment moderne qui
accueille les publications de la GDCh.
Car, depuis ses origines, le destin d’ Ange-
wandte Chemie épouse celui des sociétés sa-
vantes et de l’industrie chimique nationale.
C’est du reste sous le titre de Revue de chimie
industrielle que la publication a vu le jour.
« Les entreprises allemandes du secteur sont
alors dominatrices , raconte l’historien des
sciences Michael Gordin, professeur à Prince-
ton. La revue s’appuie sur ce tissu industriel,
mais aussi sur une excellence universitaire et

une vitalité éditoriale sans équivalent, qui va
perdurer jusqu’à la seconde guerre mondiale. »
Thyssen, Krupp, Hoechst, BASF, Bayer... Les
noms de ces géants de la chimie germanique
ont traversé l’histoire. Ses publications, nette-
ment moins. Pourtant, dès le XIXe siècle, c’est
sur un index allemand des composés organi-
ques ( Beilstein ) et grâce à un registre des pu-
blications tout aussi allemand ( Chemisches
Zentralblatt ) que les chimistes du monde en-
tier travaillent. Le pays cumule d’ailleurs bre-
vets et prix. De la création du prix Nobel
en 1901, jusqu’en 1939, l’Allemagne occupe le
premier rang de la section chimie, avec un
tiers des lauréats.
La guerre, donc. Ou plutôt « l’époque nazie,
cette période noire de notre histoire » , comme
le résume Peter Gölitz, tant pour parler de son
pays que de la revue à laquelle il a consacré sa
vie. Avant les élections de janvier 1933, la
Société allemande de chimie a appelé ses
lecteurs, sur une pleine page, à « voter Adolf
Hitler ». Aussi, quelques mois plus tard, c’est
tout naturellement qu’un jeune chimiste de
35 ans, membre du parti nazi, Wilhelm Foerst,
prend les rênes de la publication. De même
qu’ils perdent le droit de siéger à la société de
chimie, les chercheurs juifs allemands sont
écartés d’ Angewandte. « Les juifs étrangers
peuvent encore y écrire, mais à condition de ne
pas avoir critiqué le régime, détaille l’historien
des sciences Malte Stoecken, spécialiste de la
période nazie. Et Foerst veillait à ce que plu-
sieurs publications d’auteurs juifs ne figurent
pas dans un même numéro. »
L’homme est zélé. De 1933 à 1939, il réo-
riente le sommaire de la revue, fait la part
belle à l’histoire des sciences, toujours dans
l’optique de vanter le génie allemand. Il dé-
veloppe également une section particu-
lière, directement issue de la doctrine du
IIIe Reich. Les articles y proposent de nou-
velles méthodes de synthèse pour renforcer
l’autarcie du pays, confronté à la pénurie de
matières premières. L’entrée en guerre ne

bouleverse pas les contenus du journal. Mais
c’est que l’essentiel se situe désormais
ailleurs. Avec son équipe, le jeune homme
édite une autre publication, à distribution
plus limitée, mais autrement plus sensible,
consacrée aux problèmes d’armement. Il
réalise même une lettre confidentielle trai-
tant « des données secrètes liées à l’usage mili-
taire de la recherche chimique » , précise Malte
Stoecken. A titre personnel, Foerst a égale-
ment été envoyé, en juillet 1940, explorer la
documentation retrouvée à la Maison de la
chimie après l’entrée des nazis à Paris.
En 1945, Foerst et son équipe sont écartés
par les Alliés. Pourtant, deux ans plus tard, il
réintègre l’équipe éditoriale, dont il reprend la
direction en 1948. « Il y avait pénurie d’articles
et d’éditeurs, la nécessité de maintenir une con-
tinuité a prévalu sur la rigueur de l’épuration » ,
souligne Michael Gordin. « Typique de l’épo-
que , soupire Peter Gölitz. Personne n’a voulu
ou même songé à réexaminer son rôle. Il faut
dire que c’était un directeur très compétent, qui
a su par la suite prendre les bonnes décisions. »

STANDARDS INTERNATIONAUX
A commencer par la création de l’édition in-
ternationale, en 1962. La discussion est sé-
vère à la Société allemande de chimie. Les
opposants font valoir la place éminente de la
langue nationale, garantie contre un quel-
conque déclin. « A l’époque, tout étudiant en
chimie se devait d’apprendre l’allemand », se
souvient Jean-Marie Lehn, Prix Nobel de chi-
mie et grand contributeur d’ Angewandte
Chemie. Foerst juge au contraire que cette
protection est illusoire, que l’anglais sera
vite la lingua franca du monde scientifique.
Avec deux éditions, la publication pourra
tout à la fois lutter contre la concurrence des
journaux anglo-saxons, conquérir de nou-
veaux publics et préserver sa mission de
transmission vers la communauté de langue
allemande. Il emporte la décision.
Cinquante-sept ans plus tard, ce principe
règne toujours à Weinheim. De mensuelle, la
revue est devenue bimensuelle, puis hebdo-
madaire. Elle s’est dotée d’une photo de cou-
verture ainsi que d’un sommaire détaillé et

illustré que l’équipe de rédaction sculpte
chaque semaine. Elle s’est alignée sur les
standards internationaux en adoptant l’éva-
luation par les pairs ( peer reviewing ). Elle a
lancé une édition électronique qui concen-
tre aujourd’hui l’essentiel de ses consulta-
tions, développé de nouvelles publications,
plus spécialisées, est à l’origine d’une série
de journaux européens et même d’un site de
preprint, ces manuscrits que les chercheurs
peuvent rendre publics avant publication
afin d’accélérer l’échange du savoir.
Mais elle conserve ses deux éditions. D’un
côté, la version internationale, tout en an-
glais. De l’autre, la version allemande, ou plu-
tôt mixte, avec des articles d’actualité, d’opi-
nion, de revues en allemand, et des « corres-
pondances », ces brefs articles de recherche
qui font l’essentiel de la publication, en an-
glais. « Deux éditions d’un même journal » , in-
siste Neville Compton, le nouveau directeur
d’ Angewandte Chemie, un Anglais venu finir
ses études de chimie en Allemagne, où il s’est
marié et s’est définitivement installé. Autour
de lui, 60 % des vingt éditeurs sont issus de
pays de langue anglaise – Australie, Nouvelle-
Zélande, Royaume-Uni, Afrique du Sud... –,
40 % sont allemands. Une équipe de perma-
nents qui se répartit les quelque 30 000 ma-
nuscrits reçus chaque année, dont 90 % ve-
nus de pays étrangers, contacte les referees,
s’assure du traitement rapide de la copie.
« C’est notre obsession , souligne Neville
Compton. Réduire le temps entre la soumis-
sion d’un article et sa publication numérique.
Nous sommes passés de 100 jours en 2011 à
37 jours en 2019, et même 34 depuis deux
mois. Pour les scientifiques qui nous confient
un manuscrit, cette rapidité est essentielle. »
La bataille qui l’oppose à ses deux princi-
paux concurrents, la Britannique Nature Che-
mistry et le Journal of the American Chemical
Society , se joue aussi autour du « facteur d’im-
pact », qui hiérarchise les revues selon le nom-
bre de citations de leurs articles. « C’est un in-
dicateur absurde, mais, pour les jeunes scienti-
fiques en quête de poste, il est essentiel, regrette
Peter Gölitz. Pour faire monter la moyenne,
Nature Chemistry a choisi le malthusianisme :
ils publient 120 articles par an. Nous en offrons
vingt fois plus. Nous voyons cela comme un
service rendu à la communauté. » Peter Gölitz
jure n’avoir jamais parié que sur la qualité. Re-
pérer les jeunes chercheurs prometteurs et les
fidéliser, soigner les stars. Croire aussi en
l’audace, comme lorsqu’il a décidé de publier
l’article révolutionnaire de l’Américain Barry
Sharpless sur la « chimie clic », un nouveau
type de réactions, contre l’avis des trois ex-
perts extérieurs. « C’est notre article le plus cité,
toutes catégories confondues » , savoure-t-il.
Là réside l’« ADN » du journal, assurent Pe-
ter Gölitz et Neville Compton, l’ancien patron
et le nouveau. L’exigence malgré la profusion
et le bilinguisme. A les entendre, même le ra-
chat en 1996 des publications de la Société
des chimistes allemands et de son fleuron par
le géant américain Wiley (1 600 journaux,
250 000 articles publiés chaque année) – qui
perçoit en échange 1,7 million d’euros par an –
n’y a rien changé. « Le comité éditorial dépend
toujours de la GDCh. Et les arguments d’hier
restent toujours aussi pertinents , défend Peter
Gölitz. Les études ont montré que même un ex-
cellent lecteur de l’anglais perd 10 % de rapidité
et 10 points de QI par rapport à ses capacités
dans sa langue maternelle. Les industriels qui
continuent de nous lire n’ont pas de temps à
perdre. » « C’est surtout un moyen de faire vivre
la langue, complète Wolfram Koch, le prési-
dent de la GDCh. Pour s’adapter aux dévelop-
pements modernes, l’allemand doit être utilisé
dans les sciences, à l’oral comme à l’écrit. Pas
question, donc, de l’abandonner. »
A sa manière, Neville Compton ne dit pas
autre chose : « Dans dix ans, la question ne se
posera même plus. Les traducteurs automati-
ques auront fait de tels progrès qu’il suffira
d’appuyer sur une icône pour avoir la traduc-
tion du journal dans la langue de son choix. »
Restera un titre, affiché dans la langue de
Goethe. Et un morceau de Plexiglas, décroché
en 2007. L’honneur de la chimie allemande.p
nathaniel herzberg

Prochain article « La Hulotte »

ISABEL ESPANOL

REPÈRES
Création 1887
Fondateur
Ferdinand Fischer
Actuel directeur
Neville Compton
Actuel propriétaire
Wiley/Société
allemande de chimie

L’ÉTÉ DES SCIENCES


« Angewandte Chemie »,


pour l’honneur de la science allemande


SOUS L’EMPIRE DES REVUES 3 | 6 Actrice centrale de la recherche, l’édition scientifique traverse aujourd’hui
des turbulences. Cette semaine, un voyage dans l’histoire tumultueuse de la chimie germanique
Free download pdf