Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

18 | MERCREDI 31 JUILLET 2019


0123


A


2 50 kilomètres à l’est de
Pékin, l’atmosphère ven-
teuse de la station balnéaire
de Beidaihe est appréciée par
les dirigeants communistes
quand une chaleur éprou-
vante écrase la capitale. Après la période des
luttes révolutionnaires au fin fond de la
Chine du Lœss – cette « terre jaune » où les
habitants vivent dans des grottes aména-
gées –, les villas somptueuses édifiées par de
riches marchands ou des diplomates, à partir
de la fin du XIXe siècle, dans ce port de pêche
du golfe de Bohai font figure de paradis, dans
les années 1950, pour les nouveaux maîtres
de la Chine et leurs familles.
Parmi ces privilégiés figurent Xi Zhongxun


  • l’un des premiers à avoir embrassé la cause
    de la révolution, près de quarante ans aupara-
    vant, à l’âge de 13 ans – et sa femme Qi Xin,
    employée à l’Institut d’études du marxisme-
    léninisme. Le couple a quatre enfants, deux
    filles et deux garçons. Le plus jeune des gar-
    çons se prénomme Yuanping, il est né
    en 1956. Son frère aîné s’appelle Jinping, il a
    vu le jour trois ans plus tôt, et connaîtra un
    destin national : un demi-siècle plus tard, il
    accédera aux plus hautes fonctions politi-
    ques du pays. Tous sont inscrits dans les
    meilleures écoles, réservées à l’élite rouge. Xi
    Jinping fréquente ainsi l’Ecole du 1er-Août,
    baptisée ainsi en référence à la date de fonda-
    tion de l’Armée populaire de libération, où
    l’un de ses camarades de classe est Liu Yuan,
    le fils du président Liu Shaoqi.
    Mais à Beidaihe, où l’océan change de cou-
    leur au gré des passages de bancs de poissons,
    c’est le premier des hiérarques chinois, Mao
    Zedong, qui règne en maître, et rares sont
    ceux qui peuvent l’approcher. Qu’il pleuve ou
    qu’il vente, l’homme qui a proclamé la fonda-
    tion de la République populaire, le 1er octo-
    bre 1949, du balcon de la porte de la Paix-
    Céleste (Tiananmen, en chinois), donnant sur
    la place du même nom, à Pékin, adore nager
    dans les eaux du golfe. Rien ne semble l’ef-
    frayer, ni les requins – un filet a été aménagé
    pour les tenir au loin – ni la houle provoquée
    par les orages d’été. Ses gardes du corps ont
    ancré au large une petite plate-forme où il
    peut s’allonger et se reposer si nécessaire. Un
    jour où son médecin l’accompagne, le Grand
    Timonier lui lance, en désignant la mer agi-
    tée : « Ne trouvez-vous pas amusant de lutter
    contre le vent et les vagues? » « C’est la pre-
    mière fois que je vis une telle expérience »
    ,
    répond le docteur Li Zhisui, qui cache bien
    son inquiétude et racontera cette anecdote,
    des années plus tard, dans ses Mémoires
    publiés à l’étranger ( La Vie privée du président
    Mao
    , Plon, 1994). « C’est comme chevaucher
    les grands vents et fendre les vagues puissantes
    sur une distance de 1 000 kilomètres »
    , s’en-
    thousiasme le Grand Timonier, en pleine
    lutte contre le courant.
    Cette fascination pour les éléments dé-
    chaînés ressort également dans l’un de ses
    poèmes, inspiré d’œuvres anciennes et ré-
    digé à l’été 1954. Il y est question de pluies
    torrentielles, de vagues montant jusqu’au
    ciel. Mao y évoque aussi l’empereur du Wei,
    le terrible Cao Cao, entré dans l’histoire sous
    le surnom de « Messager du chaos », et per-
    sonnage de l’un des classiques de la littéra-
    ture chinoise, Les Trois Royaumes. Com-
    ment ne pas imaginer que Mao lui-même se
    voie en nouveau Cao Cao, à la fois homme de
    lettres et souverain impitoyable?
    Celui qui a mené les communistes chinois
    à la victoire est de plus en plus considéré
    comme un dieu vivant. Un tel culte de la per-
    sonnalité prend toute son ampleur en 1966,
    au déclenchement de la Révolution cultu-
    relle. Le Grand Timonier s’appuie alors sur
    une jeunesse fanatisée, les gardes rouges,
    pour se débarrasser de ses opposants au sein
    du Parti communiste chinois (PCC).
    En 1962 pourtant, ces derniers n’ont pas
    encore dit leur dernier mot. Cette année-là,
    Mao est même affaibli par l’échec du Grand
    Bond en avant, lancé quatre ans auparavant.
    Grâce à ce mouvement d’industrialisation à


grande échelle, il pensait avoir trouvé le
moyen de dépasser un jour la Grande-Breta-
gne et les Etats-Unis, ainsi que cet allié russe
dont il se méfie de plus en plus depuis la
mort de Staline, en 1953. Il a été choqué par le
rapport secret lu par le numéro un soviéti-
que, Nikita Khrouchtchev, dans la nuit du
24 au 25 février 1956, à Moscou, au XXe Con-
grès du Parti communiste de l’Union soviéti-
que, marquant le début de la déstalinisation.
Pour Mao, l’URSS et la Yougoslavie sont sur la
voie de la restauration du capitalisme. Et ses
adversaires au sein du PCC sont autant de
Khrouchtchev en puissance.
Avec le Grand Bond en avant, il était per-
suadé de propulser la Chine au plus haut,
d’effacer le siècle d’humiliations coloniales,
coupable d’avoir plongé son pays dans le
chaos et la misère. Mais c’est un échec. Dans
les campagnes, où les exploitations familia-
les ont été regroupées dans des communes
populaires – une appellation inspirée de la
Commune de Paris de 1871 – et les récoltes
réquisitionnées pour financer le développe-
ment industriel, il a provoqué une famine.
Trente-six millions de Chinois sont morts
entre 1959 et 1961, estime aujourd’hui le
journaliste Yang Jisheng dans son œuvre
monumentale, Stèles (Le Seuil, 2012). Des cas
de cannibalisme ont même été recensés.

MAO EN EAUX TROUBLES
De plus en plus critiqué, Mao le nageur
intrépide évolue désormais en eaux trou-
bles. Certains hiérarques du Parti réclament
de laisser un peu plus d’oxygène aux pay-
sans, d’abandonner ces cantines collectives
imposées dans les communes populaires.
Bref, de redonner davantage de marges de
manœuvre aux agriculteurs. Le sujet est évo-
qué début 1962 dans une grande réunion de
cadres locaux à Pékin, surnommée la Confé-
rence des 7 000. Ce rassemblement de mil-
liers de responsables du Parti communiste,
venus de toutes les provinces, dure bien plus
longtemps que prévu, car tous avaient leur
mot à dire en ces temps de confusion.
« Qu’ils s’épanchent pendant la journée, qu’ils
aillent au théâtre le soir, nous ferons d’une
pierre deux coups, tout le monde sera
content » , prévient Mao, jamais avare de
bons mots. Mais le déferlement de critiques
le surprend : ce ne sont que complaintes et
griefs envers son Grand Bond en avant.
Pour le Grand Timonier, qui attribue l’échec
de son plan de développement aux catastro-
phes naturelles subies par le pays, c’est sur-
tout le signe que le combat n’est jamais
achevé. Même au sein du pouvoir, la lutte des
classes se poursuit, et il y a urgence à débus-
quer ceux qui comptent reprendre le chemin
du capitalisme. La confrontation est inévita-
ble. Xi Zhongxun sera, bien malgré lui, l’une
des premières victimes de la contre-offensive
de Mao. Pourtant, rien ne laissait penser au
père de Xi Jinping qu’il serait sacrifié, ni qu’il
passerait du statut de haut dirigeant choyé à
celui, infamant, de « traître » et de meneur
d’une « faction anti-Parti ». N’a-t-il pas lié son
destin à celui de Mao depuis que ce dernier lui
a sauvé la vie alors qu’il était tout jeune?
La scène remonte à 1935, pendant la
conquête du pouvoir par les communistes.
Xi Zhongxun et les principaux dirigeants
du soviet du nord du Shaanxi sont ligotés et
jetés dans une prison de fortune. Dans les
instances locales du Parti, l’époque est alors
aux règlements de comptes entre factions.
Des éléments « gauchistes » ont mené un
putsch et accusé les anciens leaders de « dé-
viationnisme de droite ». C’est à ce mo-
ment-là que Mao, entouré des survivants de
l’Armée rouge, débarque dans le soviet, à
l’issue de la Longue Marche. Il s’enquiert de
ceux dont la réputation de révolutionnaires
a dépassé les frontières de la province.
Quelle n’est pas sa surprise de les voir em-
prisonnés, et même sur le point d’être exé-
cutés! Il ordonne une enquête, qui les lave
de tout soupçon. Leurs accusateurs devien-
nent accusés. Lorsque Mao rencontre le
combattant Xi Zhongxun, tout juste sorti

de prison, il s’exclame, tant sa surprise est
grande : « Qu’il est jeune! »
Les années ont passé, et Mao le sauveur se
mue en bourreau. En cet été 1962, les années
de lutte sont de vieux souvenirs pour Xi
Zhongxun, ce vétéran de la révolution trans-
formé en gestionnaire de la Chine nouvelle.
Au poste de vice-premier ministre, il est
absorbé par sa tâche au sein du PCC et du
gouvernement. Si tout le monde est parti
se détendre dans la station balnéaire de
Beidaihe, lui est resté à Pékin pour présider
une réunion consacrée à l’industrie dans les
petites villes. Avant de partir, le premier
ministre, Zhou Enlai, lui a lancé, sur le ton de
la plaisanterie : « Camarade Zhongxun, on te
laisse les clés de la maison. »
Pourtant, c’est à Beidaihe que va se jouer
son destin. Les dirigeants s’y réunissent afin
de préparer la réunion plénière de la dixième
session du Comité central, programmée un
mois après. La teneur des discussions donne
une idée des événements à venir. Alors qu’il
était prévu de débattre de la production agri-
cole, c’est la lutte des classes, chère à Mao, qui
domine les échanges. Mao lui-même s’in-
quiète des « trois vents mauvais » qui souf-
flent, selon lui, depuis la Conférence des
7 000 : la critique généralisée de la politique
du Parti – « voir tout en noir », selon ses
mots –, la volonté de plusieurs dirigeants, tels
Liu Shaoqi et Deng Xiaoping, de revenir sur la
création des communes populaires, la
remise en cause de certaines « condamna-
tions politiques », autrement dit les limogea-
ges précédents, une allusion au destin de Gao
Gang, un dirigeant victime d’une purge,
en 1954. C’est d’ailleurs ce dernier point qui
va provoquer la chute de Xi Zhongxun.

UNE VENGEANCE À L’ŒUVRE
Le prétexte est un ouvrage historique inti-
tulé Liu Zhidan, du nom d’un héros du soviet
dans lequel ce même Xi Zhongxun a com-
battu. Ce martyr révolutionnaire est mort au
combat en 1936, et le livre en question est
l’œuvre de sa belle-sœur, Li Jiantong. Publié
par les Editions des ouvriers, il devait s’agir, à
l’origine, d’un opus sérieux destiné à l’éduca-
tion des prolétaires. Mais les éditeurs ont
décidé de le transformer en roman. Pour
l’écrire, Li Jiantong s’est rendue sur place et a
interrogé de nombreux témoins. Quand elle
soumet son texte à Xi Zhongxun, ce dernier
n’est guère convaincu de l’opportunité d’une
telle publication. Il se dit qu’il sera sans
doute question dans ce livre de l’un de leurs
camarades de l’époque, Gao Gang, et que
cette simple évocation pourrait déplaire en
haut lieu. On lui reprochait alors d’avoir
voulu se débarrasser de Deng Xiaoping et de
Zhou Enlai et de s’être convaincu tout seul
que Mao approuvait cette manœuvre. L’af-
faire est trop sensible pour qu’on laisse un
livre évoquer sa mémoire. Mais l’auteure
n’écoute pas Xi Zhongxun. Tout en prenant
en compte certaines de ses remarques, elle
poursuit son enquête.
Kang Sheng, l’homme chargé des basses
œuvres de Mao, entend bien profiter de l’oc-
casion pour se venger de Xi Zhongxun. Il ne
faut pas se fier à l’allure de lettré que lui don-
nent sa petite moustache et ses lunettes
rondes : Kang Sheng, passé par Moscou dans
les années 1930 pour se former aux métho-
des de répression stalinienne, est impitoya-
ble et cruel. Au moment de la réforme
agraire, Xi Zhongxun s’était opposé à lui en
raison des méthodes draconiennes qu’il
avait appliquées dans sa province natale du
Shandong, lançant une campagne d’élimi-
nation des propriétaires terriens. A la lec-
ture de Liu Zhidan , Kang Sheng se dit qu’il
tient là sa revanche. Il persuade Mao que
l’ouvrage est une tentative pour réhabiliter
Gao Gang, l’exclu de 1954, et de s’en prendre
à lui, le Grand Timonier...
Dès lors, le sort de Xi Zhongxun est scellé.
Une commission d’enquête est mise en place
sous l’égide de Kang Sheng. Le coup est rude.
Comment est-ce possible? Mao peut-il
l’abandonner ainsi? Ne l’avait-il pas convo-

Au nom du père et du Parti


XI JINPING, UN DESTIN CHINOIS 2 | 6 Le président chinois a grandi


au sein de l’élite communiste. Son père fut l’un des héros, mais


aussi l’une des victimes, de la révolution : en 1962, il tombe


sous l’accusation – fausse – de vouloir causer la perte de Mao


« XI JINPING


N’A PAS ÉTÉ LE FILS


DE SON PÈRE. IL


A ÉTÉ ÉLEVÉ PAR


LE RÉGIME MAOÏSTE,


PAR MAO »
MICHEL BONNIN
sinologue

qué, à l’été 1957, à Zhongnanhai, à l’ouest de la
Cité interdite, là où vivent et travaillent les
plus hauts dirigeants communistes? Mao se
trouvait alors dans la piscine où il aimait se
baigner, Xi Zhongxun à genoux pour discuter
avec lui. A son retour, celui-ci en avait parlé à
sa famille et à son entourage, il avait dit que le
président Mao lui avait prodigué des encou-
ragements et l’avait félicité pour son travail...
Cinq ans après cette entrevue au bord de
l’eau, Xi Zhongxun, d’habitude si enjoué, si
ouvert aux autres, s’est réfugié dans le
silence. Ses enfants s’inquiètent pour lui. En
rentrant de l’école, ils le trouvent seul, assis
dans une pièce sans lumière. « N’es-tu pas
allé à Zhongnanhai? » , lui demandent-ils,
évoquant cette rencontre comme un talis-
man. Leur père ne répond plus. Les Grecs

L’ÉTÉ DES SÉRIES

Free download pdf