Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

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MERCREDI 31 JUILLET 2019 | 19


antiques avaient inventé l’ostracisme, le ban-
nissement d’un de leurs citoyens. C’est ce qui
attend Xi Zhongxun, dont la mise à l’écart
politique se double d’un éloignement géo-
graphique du cœur du pouvoir vers une pro-
vince lointaine, le Henan. A Luoyang, le vice-
premier ministre n’est plus que vice-direc-
teur d’une usine de machines-outils pour
l’extraction minière. La chute est sévère.

L’HUMILIATION PUBLIQUE
Des dizaines de milliers de cadres des cinq
provinces du nord-ouest, là où Xi Zhongxun
s’est battu aux premiers temps de la révolu-
tion, vont, eux aussi, être victimes de l’en-
quête ouverte par Kang Sheng. Pis : celle-ci est
relancée au début de la Révolution culturelle,
en 1966. Xi Zhongxun est alors envoyé manu

militari à Xi’an, capitale du Shaanxi, et remis
aux gardes rouges, qui le feront parader dans
la ville avant de l’humilier lors d’un meeting
public. Des photos sont prises pour être
envoyées à Pékin. On le voit, tête courbée, le
corps cassé en deux, le dos droit, les bras écar-
tés, le tout sous les insultes de la foule.
Certains de ses proches ou de ses connais-
sances sont également inquiétés. La chasse
est ouverte. Et personne ne saurait y échap-
per, pas même le patron du Grand Restau-
rant de Xi’an, à Pékin, où Xi Zhongxun avait
ses habitudes pour retrouver les goûts de sa
province natale. Mao en personne était venu
savourer avec lui le paomo , une soupe de
mouton dans laquelle on émiette de petits
pains cuits à la vapeur. En décembre 1962,
après la chute de Xi, le propriétaire de l’éta-

blissement est arrêté, accusé d’avoir abrité
un « organe d’espionnage de Xi Zhongxun »,
et envoyé en camp de travail. Plus rien n’ar-
rête Kang Sheng. Il voit des complots par-
tout, avec des conséquences effroyables.
« Près de 20 000 personnes vont être victimes
de cette affaire de roman et de la “clique anti-
Parti de Xi Zhongxun” , écrit son ancien secré-
taire, Zhang Zhigong, dans un livre de souve-
nirs publié en 2013 (non traduit en français).
Près de 200 ont été tuées, ont sombré dans la
folie ou sont devenues gravement handica-
pées. En fait, nous sommes peut-être loin de la
réalité des chiffres pour les victimes. »
Xi Zhongxun ne devra son salut qu’au sou-
tien indéfectible du premier ministre Zhou
Enlai, qui dépêche un avion à Xi’an pour le ra-
mener à Pékin. Là, il demande aux militaires

de le protéger avant de le renvoyer dans le
Henan. En 1972, c’est encore Zhou qui autorise
son épouse, Qi Xin, accompagnée de ses
enfants, dont Xi Jinping, à rendre visite à son
mari, après sept ans de séparation. Il faudra
toutefois attendre 1979 pour que Xi Zhongxun
soit totalement réhabilité. Alors même que
son cas n’a pas été réglé, il est nommé dans le
sud de la Chine, à Canton, pour s’occuper de la
« porte sud de la Chine ». Dans cette région
située en face de Hongkong et de Macao, l’an-
cien proscrit lance la politique de réforme. Il se
sait soutenu, à Pékin, par le nouvel homme
fort du pays, Deng Xiaoping.
A peine arrivé, il doit affronter un problème
urgent : une vague d’émigration illégale vers
Hongkong et Macao. Il se rend dans des villa-
ges désertés par les jeunes. Au loin, il voit les
lumières de Hongkong, si attirantes pour
une jeunesse désemparée. Sa conviction est
faite : ce n’est qu’en développant la région
que les autorités pourront dissuader la popu-
lation de rejoindre la colonie britannique.
Réformateur et pragmatique, il pose les ba-
ses de la future zone économique spéciale de
Shenzhen. Il s’occupe tout particulièrement
de panser les cicatrices de la Révolution cul-
turelle. Lui qui a souffert dans sa chair des rè-
glements de comptes politiques consacre dé-
sormais du temps aux dossiers de réhabilita-
tion des personnes injustement mises en
cause. Après les avoir fait sortir de prison, il
passe ainsi des heures et des heures avec les
trois jeunes gens qui avaient fait sensation
en affichant, dans une grande rue de Canton,
un dazibao (une affiche) sous le nom collectif
de Li Yizhe. Ils attaquaient l’absence de dé-
mocratie et de respect du droit.
De lui, on retient aussi l’image d’un homme
bienveillant envers les minorités, en particu-
lier les Tibétains, dont la Chine a annexé le ter-
ritoire en 1951. « Xi Zhongxun a eu des contacts
étroits avec le dalaï-lama dans les années 1950,
en particulier en 1954, lorsque le dalaï-lama
s’est rendu à Pékin » , précise Pierre-Antoine
Donnet, journaliste et auteur de Tibet mort ou
vif (Gallimard, 1990).

LE FILS DU RÉGIME
Malgré les années de disgrâce, Xi Zhongxun
est resté fidèle à Mao. « Xi Zhongxun a donné
sa vie entière à Mao – lui et les autres
n’étaient rien sans Mao, à l’époque de la Répu-
blique de Chine. Ils lui sont immensément re-
devables de leur avoir donné le régime – donc
même quand ils étaient punis, ils n’en gar-
daient pas moins la foi, juge Feng Chongyi,
chercheur spécialiste du pouvoir chinois
établi en Australie. Xi Zhongxun n’a jamais
eu les mêmes idées que Hu Yaobang ni Zhao
Ziyang [deux dirigeants réformistes]. Ses an-
nées à la tête du Guangdong [province du
sud] , les réformes qu’il y mène, c’est pour
améliorer le niveau de vie, car il voyait bien
que c’est ce dont avaient besoin les gens, c’est
une réponse populiste. »
Depuis l’arrivée de son fils Xi Jinping au
pouvoir, fin 2012, la mémoire de Xi Zhong-
xun est d’autant plus cultivée. Bien que le
lieu de sa naissance, Fuping, ville moyenne
de la province du Shaanxi, n’ait pas grand
charme, des dizaines de cars de touristes y af-
fluent chaque jour. Tous se dirigent vers le
plus bel endroit de la ville : un parc de plu-
sieurs hectares aux arbres parfaitement
entretenus et aux allées revêtues de brique
pilée rouge. Un luxe incongru au regard de la
modestie de l’environnement.
Ce parc abrite depuis 2005 un mémorial
dédié à Xi Zhongxun. Depuis que son fils est
aux plus hautes fonctions, le lieu a été
décrété « base nationale de démonstration de
culture patriotique ». D’où ces cars de retrai-
tés, de membres du Parti ou de groupes sco-
laires. L’homme, même mort (en 2002), ne se
laisse pas approcher facilement. Pour avoir le
droit de faire, sans marquer d’arrêt, le tour de
sa sculpture de granit blanc, encore faut-il
avoir au préalable passé un portique de sécu-
rité, montré ses papiers d’identité, laissé le
moindre sac au vestiaire, accepté d’être filmé
par les caméras de sécurité et ne pas avoir fait
trop mauvaise impression à la dizaine
d’hommes en noir dotés d’une oreillette qui
l’entourent en permanence.
La magnificence de ce mausolée, tout
comme la présence, de l’autre côté de la
route, d’un musée en son honneur, ne s’ex-
plique que par la carrière du fils. Si le musée
expose son ascension auprès de Mao, puis sa
proximité avec Deng Xiaoping à partir de
1978, ses seize années de purgatoire se résu-
ment à trois photos et à un petit texte expli-
quant combien son séjour auprès des tra-
vailleurs était « nécessaire » et enrichissant.
L’absence totale de critique à l’égard de la
Révolution culturelle n’est pas l’aspect le
moins saisissant de la visite. A Fuping, la
réécriture de l’histoire est bien en marche.
D’ailleurs, la boutique de souvenirs est pres-
que uniquement consacrée à son fils et à
Mao. « Xi Jinping n’a pas été le fils de son père ,
juge le sinologue Michel Bonnin. Il a été élevé
par le régime maoïste, par Mao. » p
françois bougon
avec frédéric lemaître (à fuping)

Prochain article Le fils de la « terre jaune »

Le mémorial
de Xi Zhongxun,
père de Xi Jinping,
à Fuping (province
du Shaanxi),
en 2011.
GARRETT SCHNEIDER

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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