Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

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INTERNATIONAL


MERCREDI 31 JUILLET 2019

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Boris Johnson en route vers le « no deal »


Le gouvernement britannique accélère les préparatifs pour une sortie sans accord de l’Union européenne


londres (royaume-uni) - correspondance

I


l n’y aura pas d’accord avec l’Union
européenne (UE) sur le Brexit : c’est
« l’hypothèse de travail » du gouver-
nement britannique. D’une petite
phrase, Michael Gove, influent minis-
tre de l’administration de Boris John-
son, a résumé le radical changement d’état
d’esprit du pouvoir, six jours après la prise de
fonctions à la tête du pays du nouveau pre-
mier ministre, qui fait tout pour montrer ses
muscles et se dit prêt à aller au « no deal »,
une sortie sans accord, le 31 octobre.
Alors que beaucoup pensaient que M. John-
son se précipiterait à Bruxelles pour com-
mencer les négociations, il n’y a actuellement
aucun dialogue actif avec l’UE. M. Johnson a
brièvement parlé au téléphone à Jean-Claude
Juncker (président de la Commission jus-
qu’au 31 octobre), Emmanuel Macron et An-
gela Merkel peu après son investiture, mais
aucune rencontre bilatérale n’est prévue
pour l’instant. « Londres ne cherche pas à nous
parler actuellement », confirme une source à
la Commission européenne. Lundi 29 juillet
au soir, M. Johnson n’avait pas encore télé-
phoné à son homologue irlandais, Leo Varad-
kar, pourtant directement concerné. L’entou-
rage du président français espère néanmoins
une entrevue avec Boris Johnson avant le G
du 24 au 26 août, organisé à Biarritz (Pyré-
nées-Atlantiques). Le principe d’une rencon-
tre avec la chancelière Merkel est aussi acté,
précise le gouvernement allemand.

FRONTIÈRE PHYSIQUE AVEC L’IRLANDE
Si les discussions diplomatiques sont au
point mort, les préparatifs en vue d’un « no
deal » ont en revanche été « turbo-chargées » ,
pour reprendre le langage fleuri de M. John-
son. M. Gove a été nommé ministre en
charge de superviser une sortie sans accord.
Il doit présider quotidiennement un comité
de préparatifs d’urgence avec quatre autres

collègues : Dominic Raab, aux affaires étran-
gères, Stephen Barclay, ministre du Brexit,
Geoffrey Cox, l’avocat général, et Sajid Javid,
le chancelier de l’Echiquier. Deux autres
comités ministériels, présidés par M. John-
son lui-même, ont également été créés, l’un
pour superviser la sortie sans accord et
l’autre ses répercussions commerciales.
M. Gove annonce aussi qu’il va lancer « la
plus grande campagne d’information publi-
que jamais organisée en temps de paix » , afin
d’aider les Britanniques et les entreprises à
se préparer au « no deal ». Selon plusieurs
journaux britanniques, le gouvernement va
débloquer au total 1 milliard de livres ster-
ling (1,1 milliard d’euros) supplémentaire
pour les préparatifs.
Officiellement, Londres souhaite éviter
une sortie sans accord. « Nous sommes
confiants : avec de la bonne volonté des deux
côtés, entre deux entités politiques matures, le
Royaume-Uni et l’Union Européenne, nous
pouvons trouver un accord » , expliquait
M. Johnson lundi 29 juillet, lors d’un dépla-
cement en Ecosse. Mais il a choisi de placer la
barre très haut dans les renégociations. Il de-
mande « d’abolir » le « backstop », ce fameux
mécanisme qui garantit qu’il n’y aura pas de
retour d’une frontière « dure » entre l’Irlande
du Nord et la République d’Irlande. « C’est
mort, il faut que ça disparaisse », ajoute-t-il.
Le « backstop » est une sorte de filet de
sécurité, exigé par l’Union européenne, qui
fonctionne en deux étapes. Dans un premier
temps, après la sortie de l’UE prévue le 31 oc-
tobre, une période de transition s’ouvrirait,
pendant laquelle le statu quo resterait en
place. Bruxelles et Londres tenteraient alors
de trouver une solution, pour éviter une
frontière physique en Irlande tout en per-
mettant au Royaume-Uni d’avoir ses
propres droits de douane et ses propres
réglementations. En cas d’échec cependant,
le « backstop » prévoit que soit l’Irlande du
Nord, soit l’ensemble du Royaume-Uni, reste

aligné sur les règles européennes. Inaccepta-
ble, répond M. Johnson, qui rappelle que la
Chambre des communes a rejeté trois fois
cette disposition. « Un pays qui croit en son
indépendance et qui se respecte ne pourrait
pas signer un traité qui abandonnerait ainsi
son indépendance économique. » Selon lui,
amender ou fixer une date limite à ce méca-
nisme serait insuffisant. La réponse de
Bruxelles a été presque immédiate. « C’est
bien sûr inacceptable » , explique Michel
Barnier, le négociateur de l’UE du Brexit. Les
dirigeants européens répètent depuis des
mois qu’ils ne sont pas prêts à rouvrir les
discussions sur l’accord de retrait. L’impasse
semble totale.

INVESTISSEURS INQUIETS
Simple bluff de la part des Britanniques? La
ligne dure adoptée par le premier ministre
est largement relativisée par une source di-
plomatique française : « Boris Johnson a deux
fers au feu, mettre la pression sur l’UE en pen-
sant que certains auront peur du “ no deal ” et
qu’ils céderont à la fin » et « chauffer sa base
en vue d’élections anticipées » , quitte à « l’as-
souplir après ». Même si Paris constate que
M. Johnson veut faire peur aux Allemands
en utilisant cette stratégie, Emmanuel Ma-
cron, réputé pour sa position plus dure sur le
Brexit, espère qu’Angela Merkel tienne bon.
D’autant qu’une sortie sans accord aurait
des conséquences économiques très doulou-
reuses pour le Royaume-Uni. Le 18 juillet, l’Of-
fice for Budget Responsibility, l’organisme of-
ficiel de prévision économique du gouverne-
ment, avertissait qu’un tel scénario « précipi-
terait le Royaume-Uni dans la récession » , avec
un recul du produit intérieur brut de 2 % d’ici
fin 2020. Si cette prévision ne fait pas l’unani-
mité, tous les économistes prévoient un fort
ralentissement de la croissance et une pé-
riode chaotique en cas de « no deal ».
Conscient du problème, le gouvernement
britannique lui-même ne cache pas qu’il

hausse le ton dans le but de faire plier l’UE.
« Nous devons envoyer un signal le plus clair
possible afin d’obtenir l’accord que nous
voulons » , a reconnu sur la BBC M. Raab, le
ministre des affaires étrangères.
Reste que ce bras de fer entre Londres et
Bruxelles inquiète. Le CBI, le plus important
syndicat patronal britannique, a publié lundi
un rapport avertissant que ni l’UE ni le
Royaume-Uni ne sont prêts à un « no deal ».
« L’impact de court terme serait violent » , es-
time Carolyn Fairbairn, sa directrice. La lente
glissade de la livre sterling depuis quelques
semaines, au plus bas depuis vingt-huit
mois face à l’euro (1,09 euro pour 1 livre) indi-
que que les investisseurs semblent inquiets.
Le patron du groupe automobile français
PSA, Carlos Tavares, avertit dans le Financial
Times que son usine Vauxhall à Ellesmere
Port, près de Liverpool, pourrait fermer « si
les conditions sont mauvaises et qu’ [il] ne
peu [t] pas la rendre bénéficiaire ». Un millier
d’emplois locaux sont en jeu. Le député local,
Justin Madders, membre de l’opposition
travailliste, s’inquiète : « Il faut espérer que
tout ça est un coup de bluff élaboré de la part
de Boris Johnson, mais j’ai peur qu’il soit pro-
fondément sérieux. » Il en veut pour preuve le
choix des ministres du nouveau gouverne-
ment, « les plus extrêmes de l’histoire ».
Le nouveau premier ministre a reconstitué
autour de lui l’équipe de la campagne du
référendum en faveur du Brexit. Il a notam-
ment nommé comme conseiller spécial
Dominic Cummings, qui en était le cerveau.
Priti Patel, sa ministre de l’intérieur, favora-
ble à la peine capitale, Dominic Raab, aux
affaires étrangères, ou encore Jacob Rees-
Mogg, nommé aux relations avec le Parle-
ment, faisaient tous partie des virulents op-
posants à Theresa May. Depuis trois ans, ils
n’ont jamais accepté le moindre compromis.
Changeront-ils vraiment maintenant ?p
éric albert
(avec jean-baptiste chastand)

« IL FAUT ESPÉRER QUE


TOUT ÇA EST UN COUP


DE BLUFF DE LA PART


DE BORIS JOHNSON


MAIS J’AI PEUR QU’IL


SOIT PROFONDÉMENT


SÉRIEUX »
JUSTIN MADDERS
député travailliste

Boris Johnson
visite un sous-
marin à Faslane
(Ecosse),
le 29 juillet.
JEFF J. MITCHELL/AFP

B R E X I T

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