Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

20 | MERCREDI 31 JUILLET 2019


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sao paulo (brésil) - correspondante

L


a fusca, nom donné au
Brésil à la « coccinelle »
de Volkswagen, a fini sa
route en naviguant sur le
Rio Negro, embarquée sur une
coque de bois dans un équilibre
précaire. Sur le bateau, à côté de
son auto, après quelque 4 000 ki-
lomètres et seize jours de voyage,
Claudia Andujar observe la rive
sans regret, laissant derrière
elle le brutalisme de Sao Paulo,
les plaines du Mato Grosso, les
ondulations du Rondonia, la
moiteur de Manaus... La voici
lancée dans le « vol de Watu-
pari », le vol des vautours, nom
donné par les indigènes yano-
mami aux esprits qui doivent
empêcher le ciel de chuter du fait
des outrages de l’homme. Le sur-
nom, aussi, que les Indiens ont
donné à la voiture noire de cette
femme déterminée, à l’issue de
ce périple, à épouser la vie sau-
vage des villages indigènes, loin
des turpitudes urbaines, du ma-
térialisme et de la superficialité
des gens dits civilisés.
Nous sommes en 1976. La pho-
tographe suisse naturalisée bré-
silienne a déjà une renommée
internationale avec son tra-
vail sur les Yanomami, dont elle
a fait vivre les rites et mis en
image les âmes. Mais Claudia
Andujar préfère tout quitter
pour vivre avec ceux qu’elle en-
tend sauver des projets dévasta-
teurs du régime militaire.
Sa fusca doit faciliter ses trajets,
et notamment les déplacements
vers les hôpitaux, pour transpor-
ter les Indiens ravagés par les
épidémies de rougeole. Un fléau
amené par les Blancs chargés de
la construction de la « perimetral
norte », une autoroute transa-
mazonienne qui transperce le
« poumon du monde ».

MORCEAUX DE VIE
Ce projet pharaonique, mené au
nom du « progrès », se transforme
en tragédie. Ecœurée mais déter-
minée, la photographe quitte la
mégapole pauliste et son mari, le
photographe George Love, dont
elle est sur le point de se séparer.
Elle n’a pas de date de retour.
N’y pense pas. Un an plus tard,
les militaires l’obligeront à dé-
camper, exaspérés par les velléi-
tés humanistes de l’« étrangère ».
Mais Claudia Andujar n’abandon-
nera jamais ceux qu’elle consi-
dère comme sa famille.
Rien n’importe plus aux yeux
de Claudia que les Indiens. Alors,
quarante ans plus tard, en 2016,
quand Thyago Nogueira, conser-
vateur de l’Institut Moreira Salles
(IMS), à Sao Paulo, l’un des mu-
sées les plus en vue du Brésil, lui
suggère d’exhumer les milliers de
clichés de ses débuts, bien avant
sa rencontre avec les Yanomami,
l’idée lui parait saugrenue. C’est si
loin... Durant ses premiers pas de
photographe, il n’est nulle part
question des indigènes, de leur

innocence et du drame qu’ils de-
vront affronter. Imaginer exposer
ce travail? Elle balaye l’idée d’un
revers de la main. Ces négatifs ne
sont « rien » , lâche-t-elle, évo-
quant un « travail commercial ».
Ce qui est important, ce sont les
Yanomami. Rien d’autre.
Claudia Andujar a presque ef-
facé de sa mémoire ses travaux de
jeunesse, dans les années 1960.
Mais Thyago Nogueira est têtu. Il
insiste, persuadé de la valeur de
ces négatifs. De ce qu’ils disent
d’une photographe dont la vie
épouse les tragédies du XXe siècle.
De ce qu’ils disent de son coup de
foudre pour le Brésil. Et surtout
de ce qu’ils disent du Brésil d’an-
tan, des petites gens, des margi-
naux, des méprisés.
Alors, pendant deux ans, Thyago
Nogueira fouille les archives et en
sort des images jamais montrées
jusqu’alors, qu’il réunit dans une
exposition à l’IMS baptisée « No
lugar do outro » (« à la place de
l’autre »). « A cette époque, Claudia
développe une approche à la fois
anthropologique et expérimentale
avec des effets visuels forts mais

aussi un engagement politique.
Tout ce travail éclaire d’une façon
exceptionnelle ce qu’elle fera en-
suite chez les Yanomami » , expli-
que le conservateur. Comme avec
les populations indigènes, la pho-
tographe plonge dans l’intime,
se mêle au quotidien des popu-
lations invisibles pour traduire
dans un langage photographique
des morceaux de vie.

« ICI, AUCUN PRÉJUGÉ »
Claudia Andujar s’installe au
Brésil à la fin des années 1950,
un peu par hasard. C’est sa mère,
Germaine Guye Haas, une pro-
testante glaciale avec laquelle elle
entretient une relation compli-
quée, qui l’invite à l’y rejoindre.
Elle a 20 ans à peine quand elle
quitte New York et son premier
mari, Julio Andujar, pour gagner
Sao Paulo. Elle n’en repartira pas.
« Ici nulle tradition, aucun pré-
jugé, ni ancien ni moderne » , écrit
Blaise Cendrars au sujet de la
mégapole brésilienne. C’est sur
cette page blanche, dans ce pays
neuf, que Claudine devient
Claudia, tentant d’effacer son

passé dans l’Europe nazie. « J’étais
fatiguée de Claudine Haas [son
nom de naissance]. Mon enfance
m’avait laissée déprimée. Je vou-
lais démarrer une nouvelle vie » ,
dit-elle. Vivant de cours d’anglais,
la jeune femme s’échappe de la
ville, munie d’un appareil photo
pour découvrir le territoire et ses
populations qui la fascinent. Elle
ne parle alors pas la langue, se fait
comprendre en usant de souri-
res. Dans ces premiers clichés,
conservés dans un album jauni
niché dans le débarras de son ap-
partement, on voit Claudia ar-
penter le littoral, mais aussi la Bo-
livie ou le Pérou. Seule. Toujours
seule. Très vite, celle qui « photo-
graphie comme elle respire »
comprend qu’elle peut faire de
cet art une profession, un moyen
de communication aussi, guidée
par une force irrépressible. Bai-
gnant dans le milieu artistique et
intellectuel pauliste, elle est en-
couragée. Elle entame alors des
collaborations avec diverses re-
vues étrangères et se lance des
projets personnels. « J’étais atti-
rée par les gens, par la communi-

cation à travers un troisième œil »,
expliquera la photographe lors
d’un entretien en 2009.
L’un de ses premiers sujets dit
la manière dont elle envisage la
pratique de la photographie : non
comme une esthétique, mais un
humanisme. Plus que du repor-
tage, presque de l’anthropologie.
« Dans toutes mes photographies,
je m’intéresse au regard de la per-
sonne, à l’expression des yeux et
j’essaie de pénétrer la personna-
lité. C’est ma façon d’essayer de
comprendre le monde », explique-

t-elle. Entre 1962 et 1964, elle
partage successivement le quoti-
dien de quatre familles brésilien-
nes qui la reçoivent comme l’une
des leurs. Ce sont d’abord des fa-
zendeiros , des propriétaires ter-
riens à la tête d’une plantation de
cacao dans l’Etat de Bahia, au
nord-est du pays. Puis une petite
classe moyenne pauliste. En-
suite, une famille de pêcheurs de
Picinguaba, sur la costa Verde,
proche de Paraty. Enfin, une fa-
mille religieuse de l’Etat du Mi-
nas Gerais. De ces vies ordinai-
res, apparemment distinctes, elle
dresse un portrait subtil et cohé-
rent du Brésil.
Les photos des producteurs de
cacao, à Sao Francisco do Conde,
nous plongent dans l’univers
du livre fondateur de l’historien
Gilberto Freye, Maîtres et Escla-
ves, paru en français en 1952.
Une atmosphère étrange où le
Blanc entretient une relation am-
biguë, entre bienveillance et
mépris condescendant, avec la
population noire. La famille pau-
liste du quartier de Jabaquara,
installée dans une maison de
1 500 m^2 , dotée de 22 chambres,
où l’on se prépare pour une fête
d’anniversaire, donne à voir l’em-
pressement d’une bourgeoisie
prête à se lancer dans « l’ordre et
le progrès » sans se soucier des
laissés-pour-compte.

DÉFIER LE RÉGIME
Au milieu des années 1960, le
Brésil est pressé d’appartenir au
« premier monde ». Tandis que
s’installe en 1964, pour vingt et
un ans, une dictature militaire,
Claudia Andujar, qui collabore
avec le magazine américain Life
et divers journaux brésiliens,
entame un partenariat appro-
fondi avec la revue avant-gardiste
Realidade , donnant une tournure
politique à son travail. Montrant
une ruralité qui s’efface bruta-
lement au nom de l’avancée de
la médecine et de la science, la
série qu’elle consacre à Dona
Odila, une sage-femme de l’Etat
de Rio Grande do Sul, qui pra-
tique les accouchements à domi-
cile, est publiée dans un numéro
brutalement retiré des kiosques.
Claudia Andujar photographie
d’un peu trop près la mise au
monde, le sang et la joie des fa-
milles simples.
Les militaires au pouvoir as-
phyxient chaque jour un peu plus
le milieu culturel. Claudia Andu-
jar montre ce qu’ils refusent de
laisser voir. Elle met au jour la
honte, la misère et le désespoir
des homosexuels, des prostituées
et des drogués de Sao Paulo, elle
fait poser des corps nus, accom-
pagne la détresse des démunis, à
l’image des Nordestins, « immi-
grés » à Sao Paulo qui, faute
d’avoir réussi dans la mégapole,
repartent chez eux, à bord du
trem do diablo (« le train du dia-
ble »). Voilà pour ce qu’elle appelle
le travail « commercial ».
La photographe poursuit ainsi
sa carrière, dénonçant subtile-
ment le régime. Jusqu’à ce 17 dé-
cembre 1971, où elle se rend pour
la première fois en Amazonie
pour la revue Realidade. Elle y
photographie des paysages sans
présence humaine, cette nature
brutale et vierge soi-disant hos-
tile à l’entrée du Brésil dans la mo-
dernité. C’est en prétendant dé-
crire cette jungle épaisse qu’elle
découvre soudain certains de ses
habitants, les Yanomami. Sa vie
en sera, à jamais, bouleversée.p
claire gatinois

Prochain article La découverte
des Indiens Yanomami

Dans l’intimité des Brésiliens invisibles


« CLAUDIA DÉVELOPPE


UNE APPROCHE À LA FOIS


ANTHROPOLOGIQUE


ET EXPÉRIMENTALE AVEC


DES EFFETS VISUELS


FORTS MAIS AUSSI UN


ENGAGEMENT POLITIQUE »
THYAGO NOGUEIRA
Institut Moreira-Salles
de Sao Paulo

SUR LES TRACES DE CL AUDIA ANDUJAR 2 | 6 La photographe et militante brésilienne


commence à sillonner le Brésil dès la fin des années 1950. Mais quand la


dictature se met en place à Brasilia, en 1964, son travail prend un tour politique


« DANS TOUTES MES


PHOTOGRAPHIES, JE


M’INTÉRESSE AU REGARD


DE LA PERSONNE, À


L’EXPRESSION DES YEUX


ET J’ESSAIE DE PÉNÉTRER


LA PERSONNALITÉ »
CLAUDIA ANDUJAR
photographe

En haut : dans le village de Diamantina (Minas Gerais), en 1964. En bas : famille de fermiers à Bahia
(Minas Gerais). Photos extraites de la série « Familles brésiliennes 1962/1964 », de Claudia Andujar.
CLAUDIA ANDUJAR/EXHIBITION IN THE PLACE OF THE OTHER/INSTITUTO MOREIRA SALLES COLLECTION

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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