Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

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MERCREDI 31 JUILLET 2019 | 21


CORRESPONDANTS DE PRESSE 2 | 12 Installé à Londres, le journaliste du « Monde »


Philippe Bernard s’est retrouvé au cœur de la tempête politique, chroniqueur


de ses multiples rebondissements « dignes d’une série télévisée »


Pour les 75 ans du « Monde », le médecin devenu
romancier raconte sa relation au journal.

J’avais 23 ans, et je m’étais mis à racon-
ter sur Internet le quotidien de l’hôpital
où j’officiais comme interne en méde-
cine. Deux ou trois personnes venaient
lire mes textes (et je soupçonne ma mère
et ma grand-mère d’en avoir fait partie).
J’avais toujours rêvé d’écrire des histoi-
res. Ça a toujours habité mes pensées, in-
vesti mes désirs. Il y avait cet appétit en
moi, cette volonté dans ma substance :
devenir conteur. Et ça me restait chevillé
au corps, même durant mes études de
médecine, où j’envoyais de temps à autre
un, deux, trois manuscrits à une maison
d’édition parisienne. Douloureuse épo-
que du futur écrivain qui collectionne
les refus et doute de lui, de ce qu’il a à
dire au monde. Aujourd’hui, je ne
connais plus le refus, mais doute tou-
jours autant. Ma vie s’est améliorée de
50 %, pour ainsi dire.
Un matin, je me lève, il y a 60 000 per-
sonnes en ligne, mon téléphone croule
sous les mails de maisons d’édition pari-
siennes. « C’est magnifique, on veut vous
éditer » , en gros. Six ans plus tard, j’ai pu-
blié en France et à l’étranger quatre ro-
mans, quantité de nouvelles et d’articles
engagés, et bientôt je verrai sur les plan-
ches d’un grand théâtre parisien l’un de
mes textes adapté pour le spectacle vi-
vant. Les responsables de ce remue-mé-
nage dans ma vie? Le Monde. Et une jour-
naliste qui avait aimé ce que je disais des
êtres humains couchés et de ceux qui les
relèvent, Sandrine Blanchard.
Pour le journal, sa chronique du
30 janvier 2013 (intitulée « Alors voilà »,
le blog drolatique et tragique d’un in-
terne hospitalier), c’était juste un article
(la preuve : je l’ai découvert en même
temps que les gens, et ma famille aussi).
Et moi, j’étais un enfant qui accédait en-
fin à son rêve : devenir conteur.
Je me suis rendu au siège du Monde. J’ai
assiégé le siège du Monde , je veux dire.
Avec un bouquet acheté pour elle, San-
drine Blanchard, la femme-qui-fait-des-
miracles-sans-le-savoir... Je me souviens :
dans la rue, je sautais de joie, et les pas-
sants sans doute me pensaient amou-
reux. Alors, j’ai débarqué devant les lo-
caux, idiot, naïf, ébahi par tout ce verre,
toutes ces vitres, tous ces contrôles de sé-
curité, et j’étais si heureux, si invincible, si
neuf de ce Monde -là. J’avais du bonheur
et ce gros bouquet de lys dans les bras.

Incroyable pouvoir
Sandrine Blanchard a été appelée par l’ac-
cueil (je pensais qu’on pouvait aller to-
quer à la porte des journalistes comme
ça, sans prévenir. Naïf, je vous dis !). Elle
est descendue, a été étonnée, ravie des
fleurs, m’a remercié, encouragé, puis est
repartie travailler, mais moi je savais que
ma vie changeait à jamais. Elle ne réalisait
pas, Sandrine Blanchard, je crois. Elle ne
se rendait pas compte de ce pouvoir-là
qu’elle avait, que sa plume avait, que son
journal avait, incroyable journal,
incroyable pouvoir qui change un
enfant rêveur en conteur.
Alors, je suis revenu le lendemain. Avec
un deuxième bouquet. Comme un
croyant retourne à la divinité qui a
exaucé son vœu. Sandrine Blanchard est
descendue, encore une fois, et elle a
souri : « C’est gentil, Baptiste, mais il va
falloir arrêter maintenant. » Et j’ai souri
bêtement, interdit comme devant un
grand mystère. J’avais 23 ans, et j’allais
devenir romancier.p
propos recueillis par sandrine cabut

Prochain article Dennis McShane

« LE MONDE » ET MOI


BAPTISTE BEAULIEU


« COMME UN ENFANT


QUI ACCÉDAIT ENFIN


À SON RÊVE »


« J’ose prononcer le mot Brexit au dessert »


C


e matin de mai 2016, carnet
de notes à la main, je pars à la
rencontre des classes popu-
laires du nord de l’Angleterre
pour comprendre ce que le référen-
dum sur le Brexit, prévu en juin, leur
inspire. J’ai choisi le Mecca Bingo
d’Acocks Green, dans la grande ban-
lieue de Birmingham, une des nom-
breuses succursales de la principale
chaîne britannique de casinos pour
pauvres. En faisant les cent pas devant
ce long hangar rehaussé des cinq let-
tres multicolores constellées d’étoiles
de la marque qui promet des « gains de
folie » à ceux qui peinent à terminer le
mois, je ne crains qu’une chose : les vi-
sages vides, les bouches closes.
J’ignore que sur ce parking je saisirai
soudain ce qui se produira quelques se-
maines plus tard : 51,9 % des Britanni-
ques claqueront la porte au nez des
Européens, déclenchant un long séisme
politique dans la plus vieille démocratie
du monde. La surprise est que les
clients, des gens modestes venus passer
le temps devant les machines à sous en
grignotant des croquettes de pommes
de terre à 3,99 livres (4,35 euros), non
seulement ne me fuient pas, mais sou-
haitent ardemment me signifier leur
fureur. Avant même que j’aie articulé
ma première question, beaucoup par-
tent en vrille sur les immigrés est-euro-
péens. « Ils rentrent par milliers pour
nous prendre nos emplois », vocifère une
charmante mamie. Ou sur les partisans
de l’Europe : « Ceux qui défendent l’UE
habitent dans les quartiers pour million-
naires et se fichent des gens comme
nous, peste un chômeur. Ils mentent en
annonçant des calamités si nous votons
pour sortir, juste pour nous faire peur. »
Il est troublant pour un journaliste,
dont les mots s’envolent aussitôt qu’ils
sont lus, de sentir confusément qu’il
« couvre » un événement destiné à en-
trer dans l’histoire. C’est probablement
devant le Mecca Bingo que cette sensa-
tion prend de la consistance. A Londres,
quelques jours plus tard, mon voisin,
un avocat d’affaires aux manières par-
faites, m’invite à dîner avec sa famille.
Après d’interminables digressions sur
la pluviométrie de la France et de l’An-
gleterre, j’ose prononcer le mot
« Brexit » au dessert. A ma grande stu-
péfaction, je comprends alors que cet
homme affable, qui roule en Renault et
dont la sœur a épousé un Français, s’ap-
prête à voter pour sortir de l’UE.
Si ce grand bourgeois et la mamie de
Birmingham peuvent choisir le même
bulletin de vote, tout est possible. C’est

exactement ce qui s’est passé : par-delà
les classes sociales, le nationalisme est
bien la force déchaînée par le référen-
dum du 23 juin 2016. Correspondant au
Royaume-Uni pendant cinq ans, je de-
viens chroniqueur du Brexit, un di-
vorce impossible mettant en jeu des
forces obscures que l’on pouvait croire
vaincues depuis 1945, une crise au long
cours révélatrice du malaise de notre
XXIe siècle mondialisé.
Passionnante voire grisante pour le
journaliste, la « couverture » au quoti-
dien de cette vaste régression histori-
que peut apparaître déprimante pour le
citoyen pro-européen. Sans cesse porté
par les rebondissements politiques di-
gnes d’une série télévisée, je l’ai souvent
oublié. Il a fallu une discussion avec mes
confrères d’autres pays continentaux
basés à Londres pour réaliser à quel
point nous bouleverse l’événement qui
nous occupe tant. Pourquoi ressentons-
nous tous une extrême fatigue? Les
journées de douze heures et les nuits
blanches évidemment. Y compris celle
consacrée à rédiger deux pages alterna-
tives, l’une en cas de victoire du oui à
l’Europe, l’autre du non, prêtes à temps
pour le bouclage du journal fixé très peu
de temps après la publication d’un ré-
sultat incertain. Mais pas seulement.

L’implosion de nos idéaux
Nous, correspondants européens nés
pendant les « trente glorieuses », assis-
tons à l’implosion de nos idéaux : la
disparition progressive des frontières,
une Europe coopérant pour assurer la
paix et le respect des droits fondamen-
taux. L’Angleterre, terre de libertés,
relève le pont-levis. Dans ce pays où
nous nous sentons si bien, où nous
avons de grands amis, où la gentillesse,
la tempérance et les excentricités font
parfois honte au Français grincheux,
râleur et conformiste, dans ce pays-là,
les brexiters nous signifient soudain
que nous ne sommes pas forcément
les bienvenus. Tout le monde prend un
coup de massue.
Cette troublante réverbération entre
les événements à couvrir et la vraie vie
du journaliste, je l’ai connue dans certai-
nes situations chaudes en Afrique. Cette
fois, aucun danger matériel, mais un
malaise latent alimenté par de stupé-
fiantes rebuffades. Au congrès du Parti
travailliste, on me refuse un badge d’en-
trée dans la salle au moment du dis-
cours crucial du leader. « Vous n’êtes pas
britannique », me suis-je entendu répon-
dre. Mauvaise plaisanterie? Non : la mé-
saventure se répète bien des fois, tou-

jours sous le couvert d’une exquise poli-
tesse. J’ai appris à traduire les mille ma-
nières britanniques de vous éconduire.
« Really sorry... » (« désolé... »), premier
degré du refus, suivi par « Unfortuna-
tely... » (« Malheureusement... ») qui vaut
fin de non-recevoir définitif, moins cui-
sant cependant que « I’m afraid... » (« Je
crains que... »), où pointe une nuance de
condescendance voire de menace. Un
député ne prend pas le temps de me re-
cevoir parce que ses électeurs ne lisent
pas Le Monde. « Your readers are not our
voters », assène sa collaboratrice. Seule
l’amicale confrérie de correspondants
continentaux unis dans l’adversité me
permet, grâce à des interviews parta-
gées, d’accéder à de nombreuses sour-
ces politiques britanniques.
Si ces anecdotes prennent sens dans
le contexte du Brexit, c’est qu’elles reflè-
tent l’insularité du débat depuis trois
ans. Il a fallu que les négociations s’en-
veniment à Bruxelles pour que
Downing Street songe à organiser des
points réguliers avec la presse étran-
gère, systématiquement exclue des
briefings réservés aux confrères britan-
niques. « Tiens, voilà les ennemis! », a
lâché un ponte de la communication
gouvernementale en nous croisant,
des confrères continentaux et moi,
dans l’ascenseur du « ministère du
Brexit ». Une blague, évidemment.
Formidable expérience que de tra-
duire pour des lecteurs francophones
ce sentiment de proximité, d’intimité
même, avec un pays qui vous regarde
de haut. « La Grande-Bretagne et le reste
du monde », peut dire sans sourire un
responsable politique. « L’individu an-
glais est modeste, mais la nation a
grande confiance en elle-même », a ré-
sumé André Maurois, auteur d’une His-
toire d’Angleterre (1937).
Mais à côté de ce repli sur soi et de cet
hallucinant complexe de supériorité,
quel pays évidemment! La facilité et
l’agrément des conversations avec des
passants sur tous les sujets d’actualité
me frappent. Nulle méfiance comme en

France à l’égard du journaliste dont la
fonction reste respectée. Sans doute fa-
çonnés par une longue histoire de con-
quête et d’enracinement des libertés
publiques, éduqués dans des écoles où
l’enfant qui prend la parole n’est jamais
rabroué, les Britanniques s’expriment
sans crainte, aimablement et de façon
argumentée. Une bénédiction pour le
reporter avide de « terrain ». Quant à
Londres, quel privilège de plonger au
quotidien dans cette mégapole sans li-
mite où la planète entière se donne ren-
dez-vous, où l’on passe presque sans
transition d’un gratte-ciel de la City à la
pleine nature du parc de Hampstead
Heath, où l’on s’assoit dans le métro en
face d’un druide au visage bicolore et où
l’on croise la nuit, en pleine rue, les yeux
verts brillants de renards quasi citadins.
Je suis devenu journaliste pour tenter
d’intéresser des lecteurs aux « histoires
vraies » qui se passent en dehors de chez
eux, mais aussi pour rencontrer une
multitude de gens qu’une vie « nor-
male » ne permet pas de croiser. Et pen-
dant ces cinq années, que de ren-
contres! Du captivant universitaire
« shakespearologue » qui m’a entraîné
dans les ruelles du quartier de Black-
friars pour me convaincre que le Barde
avait bien vécu là, au si cordial patron
d’un pub indépendant de Battersea,
intarissable sur le rôle des pubs dans la
sociabilité britannique et la défense de
la « real ale » (bière traditionnelle). De la
biologiste de Cambridge, expliquant
avec enthousiasme ses avancées sur
l’embryon, à ce touchant couple
d’ouvriers employé en « contrat à zéro
heure » par la biscuiterie Jacob’s de
Liverpool me recevant dans son living
glacial car l’électricité coûte cher. De ce
jovial patron pêcheur irlandais qui pros-
père grâce à son stand de fish and chips,
à ce spécialiste de la monarchie qui m’a
convaincu que la famille royale est une
création de marketing, et la reine à la
fois un efficace atout diplomatique et
un étonnant lien collectif avec le passé.
Cette vieille dame, je l’ai aperçue lors
d’une garden-party à Buckingham et
d’une cérémonie pour ses 90 ans à la ca-
thédrale Saint Paul, en 2016. Mon logi-
ciel de républicain a cessé de la négliger
le jour où j’ai lu de la consternation dans
le regard de ceux auprès de qui j’osais
évoquer la perspective de sa disparition.
Du Mecca Bingo au palais royal, il y a dé-
cidément une vie au-delà du Brexit pour
le correspondant au Royaume-Uni.p
philippe bernard

Prochain article Au Liban

« TIENS, VOILÀ LES ENNEMIS! »,


A LÂCHÉ UN PONTE DE LA COM


GOUVERNEMENTALE EN NOUS


CROISANT, DES CONFRÈRES


CONTINENTAUX ET MOI.


UNE BLAGUE, ÉVIDEMMENT


YASMINE GATEAU

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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