Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

22 | MERCREDI 31 JUILLET 2019


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L’


Allemagne de l’Est? Un
pays verrouillé par le
régime communiste,
avec des agents qui
surveillent un peuple mis sur
écoute afin de cibler les oppo-
sants. Cette image bien installée,
notamment par le film La Vie des
autres , en 2006, est à nuancer.
Les citoyens est-allemands jouis-
saient d’espaces d’évasion. Et l’un
d’eux leur a été fourni, au nez et à
la barbe du pouvoir commu-
niste, par le jeu vidéo.
Timo Ullmann, gérant de Yager,
une société berlinoise produc-
trice du jeu de tir Spec Ops : The
Line, se souvient de son adoles-
cence derrière le rideau de fer. Il
fréquentait les clubs informati-
ques de Berlin-Est et se régalait de
jeux vidéo américains mis à l’in-
dex par la République démocrati-
que allemande (RDA). « Pour être
honnête, avec le recul on s’atten-
dait à ce que la Stasi soit mieux in-
formée. Ses rapports étaient dans
l’ensemble inoffensifs. Tant mieux
pour nous, ça nous a évité des en-
nuis! » , plaisante-t-il.
Comme des dizaines d’autres
jeunes geeks, Timo ignore alors
qu’il est observé, surveillé, fiché,
par un régime inquiet de ce qu’il
perçoit comme de la propagande
venue de l’Ouest. Ce que Timo Ull-
mann apprendra bien plus tard,
c’est à quel point les officiers est-
allemands n’y comprenaient pas
grand-chose et se sont montrés
impuissants à enrayer la défer-
lante de pixels venue de l’Ouest.
Au crépuscule des années 1970,
Berlin-Est est physiquement sépa-
rée de Berlin-Ouest par un mur et,
technologiquement, par un fossé.
La direction du Parti socialiste
unifié d’Allemagne (SED) entend
combler ce retard. « Que ce soit
pour les banques, les transports ou
l’industrie lourde, le gouvernement
de la RDA investissait beaucoup
pour développer l’informatique,
c’était un enjeu pour lui » , observe

Martin Schmitt, historien au Cen-
tre de recherche sur l’histoire du
temps présent de Potsdam.
En 1977, lors de la 6e session du
Comité central, le SED fait du dé-
veloppement de la microélectro-
nique une priorité. Une console
de jeux rudimentaire, la BSS 01,
est créée en 1979. Elle sera suivie
en 1986 d’une borne de foire, la
Poly Play, contenant huit épreu-
ves vidéoludiques sommaires
(chasse au cerf, ski alpin, jeu de
mémoire, etc.).

DÉCOUVRIR L’INFORMATIQUE
Mais c’est sur l’informatique que
l’industrie concentre ses efforts.
L’Allemagne de l’Est crée une
gamme d’ordinateurs avec en tête
de gondole le Robotron KC 85/3.
Ces machines ont toutefois une
demi-décennie de retard techno-
logique sur leurs équivalents
anglo-saxons, et sont produites
en quantité insuffisante pour
contenter la population. Alors,
faute de mieux, le SED se rabat sur
la création de clubs publics d’in-
formatique destinés aux jeunes.
Le plus connu a pour nom la
Haus der jungen Talente, « la mai-
son des jeunes talents », à Berlin-
Est. Entre 60 et 80 fans de jeux, es-
sentiellement des hommes dans
la vingtaine, s’y retrouvent chaque
mercredi. Il existe une vingtaine
d’autres organismes de ce type
rien que dans la capitale. Ces clubs

sont l’équivalent d’époque, en ver-
sion communiste, de nos Maisons
des jeunes et de la culture (MJC).
Contre toute attente, la jeunesse
est-allemande y trouve des pro-
duits de l’Ouest en libre accès. « La
RDA souhaitait éduquer la popula-
tion à l’informatique afin de rester
compétitive sur le plan internatio-
nal. Par conséquent, les ordina-
teurs occidentaux ont été tolérés » ,
explique René Meyer, ancien d’un
club de Leipzig et historien autodi-
dacte du jeu vidéo est-allemand.
De l’informatique au jeu vidéo,
il n’y a qu’un pas. Les autorités
donnent leur bénédiction à
l’usage de logiciels « cérébraux »,
comme les jeux d’échecs. Par
ailleurs, une cinquantaine de jeux
est-allemands, politiquement
inoffensifs, sont créés, pour cer-
tains financés par l’Etat.
Mais des jeux occidentaux plus
subversifs se mêlent rapidement
aux productions domestiques.
Ils sont entrés en RDA cachés
sous le manteau, puis abondam-
ment copiés sur disquettes dans
ces clubs et enfin échangés lors
d’événements comme la Foire de
Leipzig ou grâce à des petites an-
nonces. « Comme environ 10 %
seulement des ménages avaient
un téléphone, on prenait souvent
rendez-vous en s’envoyant une
carte postale, puis on allait dans
une autre ville pour copier des pro-
grammes avec un ami, ou on s’en-
voyait les cassettes par la poste » ,
se souvient René Meyer.

OPÉRATION INFILTRATION
Au point qu’en octobre 1986 le
nombre des copies de jeux vidéo
illicites est estimé à 18 000 rien
que pour Berlin-Est. « Ce n’était
pas illégal de pirater des jeux en Al-
lemagne de l’Est, puisqu’il n’y avait
aucune loi sur le piratage, et que de
toute façon les jeux que nous
avons copiés étaient déjà des co-
pies de jeux occidentaux », sourit
Timo Ullmann.

Ces jeux interdits s’intitulent
Commando , Blue Max ou encore
Rambo. Ce sont des jeux de tir, de
guerre. Ils mettent en scène des
héros militaires anglais ou améri-
cains, qui ont pour mission
d’abattre des adversaires parfois
vietnamiens ou même russes.
Le plus sulfureux d’entre eux,
Raid Over Moscow, date de 1984.
Le joueur endosse l’habit d’un
aviateur américain décollant en
direction de l’URSS avec pour ob-
jectif de détruire le Kremlin. Il s’en
dégage un irrésistible parfum
d’interdit. « Ce qu’il y avait de plus
excitant, ce n’était pas tant les jeux
eux-mêmes que le fait qu’ils vien-
nent de l’Ouest, qu’ils soient illé-
gaux et très difficiles à se procurer.
Tout cela les rendait plus attrac-
tifs » , se souvient Timo Ullmann.
La Stasi apprend que des pro-
ductions venant de l’Ouest cir-
culent clandestinement. Pour
contrer le phénomène, une liste
de 270 jeux vidéo est établie, dont
une vingtaine sont considérés
comme particulièrement dange-
reux – la police d’Etat les qualifie
de « revanchards, anticommunis-
tes ou antisémites ». Sur la liste fi-
gure le fameux Raid Over Mos-
cow , rebaptisé pour l’occasion
Angriff auf Moskau.
En 1987, dans un rapport révélé
récemment par le journal alle-
mand Die Zeit , la police secrète re-
commande à ses agents d’aller
plus loin : infiltrer les clubs infor-
matiques, et notamment la Haus
der jungen Talente de Berlin-Est,
mais aussi le C16-Club de Dresde,
le Commodore Club d’Iéna ou
l’Atari Interessengemeinschaft de
Rostock. « Etant donné l’attitude
indiscutablement négative de cer-
tains membres vis-à-vis de l’Etat
socialiste et de l’ordre social, il
existe un danger potentiel » ,
peut-on lire dans le rapport.
Des officiers sont discrètement
envoyés sur place pour prendre
la mesure du phénomène. « Ils

prenaient des notes sur qui était là,
qui avait joué à quels jeux » , ra-
conte le journaliste allemand
Denis Giessler, qui a eu accès aux
archives de la Stasi.

SAUVÉS PAR LA CHUTE DU MUR
Identifier les joueurs est relative-
ment facile. Mais quoique jeunes,
les membres de ces clubs ne
sont pas naïfs. Les disquettes au
contenu le plus explosif passent
d’une main à l’autre en comité
restreint, entre connaisseurs. Or
les espions du pouvoir n’en sont
pas vraiment. Dans leurs notes,
ils disent se méfier de « Komo-
dore » et « Adari », noms qu’ils
croient être ceux des entreprises
américaines Commodore et Atari,
probablement après les avoir en-
tendus de travers. Surtout, n’étant
pas joueurs eux-mêmes, il leur
manque un précieux sésame.
« Deux officiers des services secrets
n’ont pas réussi à intégrer le club,
parce qu’ils n’avaient pas l’ordi-
nateur requis, un Commodore 64
ou un Amiga » , explique Denis
Giessler avec malice.
Cette période de vaste sur-
veillance ne débouche finalement
que sur une seule convocation à la
police, celle du père de l’auteur de
Revolution , un jeu pour KC85/3
écrit par Raimo Bunsen, 12 ans,
que les autorités découvrent lors
d’une foire à Leipzig. Ironie de

BRUNO MANGYOKU

l’histoire, ce logiciel ressemble au
sulfureux Raid Over Moscow. Mais
à l’envers : le joueur doit protéger
le Nicaragua sandiniste, allié de
l’URSS, de l’assaut des Contras
honduriens soutenus par les
Etats-Unis. Le père de Raimo
Bunsen s’en tire avec une simple
remontrance. « Heureusement, le
jeu était du bon côté politique, »
souffle René Meyer.
Dans les grandes lignes, la police
politique a fait chou blanc. Pour-
tant, en 1989, au moment où le
monde communiste est ébranlé
par la pression populaire, elle se
résout à nouveau à agir, et même
à frapper fort. Denis Giessler évo-
que un virage radical : « En octo-
bre 1989, un officier de la Stasi écrit
dans un rapport que les ordi-
nateurs et leurs logiciels sont
une menace sérieuse pour le gou-
vernement de la RDA, due à la dif-
fusion non contrôlée de contenu
qui pourrait évoquer une subver-
sion politique. »
La menace, cette fois, est « sé-
rieuse ». Un ultime rapport re-
commande alors de dresser une
liste exhaustive de « quiconque
possède une imprimante et distri-
bue des textes et jeux politiques
avec un héros fasciste ». Dans un
contexte d’ébullition contesta-
taire, le régime tente de juguler
les idées libertaires. Mais le pays
est déjà une passoire...
« On présume qu’ils prévoyaient
de contre-attaquer, mais le Mur est
tombé, rendant leurs plans obso-
lètes » , continue Denis Giessler.
Le 9 novembre 1989, les citoyens
lancent leur raid non contre
Moscou, comme les y invitait le
fameux jeu, mais contre la fron-
tière les séparant de leurs voisins
de l’Ouest. La Stasi a échoué. La
RDA vient définitivement de
changer de logiciel.p
william audureau

Prochain article Indiana Jones et
les jeux des Tchèques

Avec la Stasi, le jeu du chat et de la souris


LE BLOC DE L’EST À FOND LES MANET TES 2 | 6 Dans les clubs informatiques de Berlin-Est,


la police secrète identifie des jeunes qui s’adonnent à des jeux occidentaux


farouchement antisoviétiques. Mais comment pourrait-elle enrayer ce phénomène?


« CE N’ÉTAIT PAS ILLÉGAL


DE PIRATER DES JEUX


EN ALLEMAGNE DE L’EST,


PUISQU’IL N’Y AVAIT


AUCUNE LOI SUR


LE PIRATAGE »
TIMO ULLMANN
gérant de la société
de production Yager

L’ÉTÉ DES SÉRIES


« LE GOUVERNEMENT DE


LA RDA INVESTISSAIT


BEAUCOUP POUR


DÉVELOPPER


L’INFORMATIQUE, C’ÉTAIT


UN ENJEU POUR LUI »
MARTIN SCHMITT
historien
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