Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1
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MERCREDI 31 JUILLET 2019 | 23

Le pianiste en Tergal gris de La Cigale


L A BOÎTE DE JA ZZ 2 | 6
Le 6 mars 1966, un inconnu détonnant
et tâtonnant accompagne un groupe
antillais sur la scène du club de Pigalle

Haroun : « On ne klaxonne pas le Corse »


DRÔLE D’ÉTÉ 2 | 6 Carte blanche à six humoristes pour raconter un été particulier. Le stand-uppeur s’amuse du prisé jeu des plaques minéralogiques


Plutôt que de parler de lui, Haroun
s’est fait une spécialité de décryp-
ter nos petites lâchetés et nos gran-
des contradictions. Ce stand-up-
peur atypique doit son succès à sa
capacité de transformer le rire en
arme de réflexion.

Il est 18 heures, il
nous reste du sable
un peu partout mais
on passera l’aspira-
teur fin août. Tout le monde est
en tongs ou en Crocs (pour ceux
qui ont laissé le style sur une aire
d’autoroute), même si ce n’est pas
conseillé pour la conduite. On a
éteint la clim et ouvert les fenê-
tres pour profiter du soleil qui se
fait plus clément. Et on patiente.
« 25, c’est quoi déjà? » Voilà la
question qu’un vacancier peut se
poser quand il attend que la sta-
tion balnéaire se désengorge, à
l’heure où la foule quitte la plage.
« 22, c’est les Côtes-d’Armor. Donc
25, dans les C ou dans les D? »

C’est en été que les Français se
frottent vraiment les uns aux
autres. On s’est donné rendez-
vous sur la côte pour un examen
de conduite annuel. On fait le
point. On se retrouve derrière un
25 et devant un 59 alors qu’on est
un 91. On se classe mutuellement,
on s’observe, on remarque le com-
portement du 13, un département
connu pour se garer en double
file. « C’est bien les Marseillais ça! »
« Ah! Lui, il est de chez nous! Y en
a pas beaucoup! » Alors que le
reste de l’année on peste contre
nos semblables, l’été on exprime
une petite satisfaction à les re-
trouver, comme un air de chez
nous, dans cette jungle de fous
du volant qui viennent de tous
les coins de la France, même si
parfois on a oublié dans quel coin
est le 25.
A l’arrière, les enfants révisent la
géographie. « 33, c’est chez Ma-
mie? » Les parents se lancent le
défi de retrouver le département

de la voiture de devant sans pas-
ser par Saint-Google-la-Mémoire.
Et pendant qu’on réfléchit, on rate
le feu vert. Le 59 klaxonne en
maugréant. On voit bien dans le
rétroviseur qu’il doit dire quelque
chose comme : « Il dort le 91 là! »

Zéro de conduite
En été, plus personne n’est per-
sonne, nous sommes tous un nu-
méro de département qui carac-
térisera notre conduite, et plus si
accrochage. Il paraît même que
certains choisissent de s’imma-
triculer en Corse, ça impose le res-
pect. On ne klaxonne pas le Corse.
Une question reste tout de
même en suspens : quel est le dé-
partement dans lequel tout le
monde conduit parfaitement? Y
a-t-il un numéro qui fait l’unani-
mité au point que l’on entende
partout en France, en août : « Ah,
bah voilà! Eux, oui! Regarde,
créneau parfait, ils respectent les
limitations dans la mesure du

raisonnable! Voilà! Eux, c’est tou-
jours nickel! Tu sais quoi, chéri, je
pense qu’il faudrait mettre le gou-
vernement chez eux, la France s’en
porterait beaucoup mieux! » Exis-
te-t-il un département où la con-
duite est exemplaire en tout
point? Les enfants s’écrieraient :
« Oh, c’est là-bas où il y a les licor-
nes à la place des radars? »

On ne pourrait plus pester lors-
qu’on est derrière ce numéro, car
il représenterait exactement la
conduite à adopter. Le problème,
c’est que si on enlève la possibilité
de critiquer à un Français, il pas-
sera évidemment des vacances
pourries. Se remettre en question
sur sa propre conduite? Jamais!
Le Français a toujours conduit
dans l’intérêt de la communauté,
contrairement à tous les autres.
« Demandez plutôt au 75, tiens! »
« Le Doubs! J’en étais sûr que
c’était en D. J’aurais pu me passer
de Google... Mais c’est à moi qu’il
fait des gestes, le gendarme? » Les
Français ont voulu garder leur
identité sur les plaques pour affi-
cher avec fierté leur départe-
ment lorsque la France se mé-
lange. Le problème est que lors-
qu’on est sur le bas-côté pour ex-
pliquer aux gendarmes que non,
on n’envoyait pas un texto, on vé-
rifiait juste que 25, c’était bien le
Doubs, c’est bien le nôtre, de nu-

méro, qui est repéré par tous
ceux qui regagnent leur location
à 30 km/h. Ils ont le temps de
faire un constat commun : « 91...
Ça m’étonne pas qu’il se fasse ar-
rêter... Encore la banlieue. »
Nos semblables, en passant,
voudraient pouvoir crier à la
France entière que tous les 91 ne
sont pas comme ça, mais il est
bien trop tard pour essayer de
lutter contre les préjugés miné-
ralogiques. Sans doute est-ce
pour cela que les numéros de
département sont restés sur les
plaques. Pour que les Français
puissent passer de merveilleuses
vacances.p

Haroun par Haroun, en tournée
à partir du 31 octobre et
au Théâtre Edouard-VII à Paris
à partir du 12 décembre

Prochain article « Maman,
j’ai pas de pull dans ma valise »
par Caroline Vigneaux

P


our rire, on peut dire
qu’on a bien ri. Le
6 mars 1966, soleil pâle
sur le boulevard de Ro-
chechouart, l’hiver enlève le haut.
Pigalle ressemble encore à Pigalle.
Formica, néons et yeux revolver,
La Cigale est la dernière de ses
brasseries jazz. Pas de ticket d’en-
trée, le demi à peine plus cher en
salle, nul escalier, ni pour grimper
vers l’amour ni pour descendre
aux enfers, la brasserie donne de
plain-pied sur la rue des plaisirs.
Ici, boxe, danse et fantaisie, les
premiers Afro-Américains et An-
tillais mêlés à quelques pionniers
locaux ont mis au point une in-
vention inouïe, au sortir de la pre-
mière guerre mondiale. La valse
musette cède le pas au « jazz-
band », « cette catastrophe appri-
voisée » , dixit Cocteau, qui s’exerce
à la batterie. Transgression, dérive
des continents, prix de l’immobi-
lier, le jazz migre : Montparnasse,
Quartier latin, Saint-Germain-
des-Prés, banlieues rouges...
En 1987, les Rita Mitsouko inau-
gurent l’autre Cigale. L’ancien ca-
fé-concert, pendant quarante ans
fermé, rouvre en salle branchée
chic, à deux pas de la modeste
brasserie. Laquelle existe tou-
jours, mais sans musique.
En 1966 s’y retrouvent, pêle-
mêle, Antillais de Paris, Caribéens
de partout, grands Américains
(Bill Coleman, Benny Waters),
quelques effeuilleuses, trois clo-
dos de profession, les bavards
amis des musiciens, et nous. On
tombe encore sur les légendes du
lieu, Robert Mavounzy (formida-
ble sax) et Al Lirvat (trombone né à
Pointe-à-Pitre), plus des génies in-
décidables (Bib Monville). Bien
oubliés aujourd’hui, wabap et cu-
bop mâtinés de biguine ont eu du
style, de l’audace, de l’accent et
plus qu’une heure de gloire.

Les Antillais du club
La fin de la guerre d’Algérie
(1962), les émeutes aux Antilles
françaises, free radical en Améri-
que sur fond de luttes pour les
droits civiques signent le retour
au réel. Poète et maire de Fort-de-
France, Aimé Césaire peaufine
son discours inaugural en vue du
premier Festival mondial des
arts nègres (Dakar, mars 1966). Le
passé colonial ne passe pas. Voir
la sous-représentation des musi-
ciens antillais dans les en-
cyclopédies de référence. Lucien

Malson faisant, au Monde et dans
ses ouvrages, exception. Un club,
une brasserie, c’est toute une his-
toire, l’histoire même. Pas seule-
ment une soirée en passant.
Quant à y oublier le cours de sa
vie, comme dit la chanson,
oubliez! Spectacle total, accéléra-
tion de l’être, le club ne ment
jamais.
N’empêche : le 6 mars 1966, on
aura bien ri d’un rire qui me
hante. Ce soir-là, vedettes enga-
gées ailleurs, orchestre bis, je
n’avais pas les codes. Seul non-
antillais du groupe, ou alors c’est
qu’il cachait bien son jeu, le pia-
niste. Petit homme timide en
complet de Tergal gris, il semble
faire un remplacement au pied
levé. Costards de belle coupe,
cravates discrètement voyantes,
les quatre autres sapent ferme.
Lui, il sort du bureau, et ne de-
mande qu’à bien faire. Nous
disions-nous.
C’est le bassiste qui a l’affaire.
Grand, élancé, autoritaire, il file
au fur et à mesure les partitions
au pianiste. Lequel, pour peu qu’il

connaisse les grilles, presse le
pas. Première giboulée d’orches-
tre à lui tomber sur le râble. Qu’il
ralentisse, avec cet air de s’inter-
roger sur le « score », nouvelle
grêle. On se marrait.
Tiens! Pendant 32 mesures, le
voici qui semble jouer dans un
autre groupe. Ou, alors, il déraille
de façon ingénue. On riait, mais
certaines de ses échappées ne
nous échappent pas. Nous? Nous
trois, une fille et deux garçons, fa-
çon Bande à part, de Godard.
Nous avons 20 ans. Fin de semes-
tre, nuits studieuses... Monter à
La Cigale, où aucun critique de
jazz n’avait mis les pieds depuis le
concile de Trente, permet de reve-
nir à l’essentiel.
Bien entendu, clubs, caves et ca-
veaux du Quartier latin – envers

complice de la Sorbonne – n’ont
aucun secret. Belleville? L’une de
nos Mecque en cinéma : séries B,
péplums de haute école, même
passion que pour Jean Eustache,
Mario Bava et les frères Mekas.
On n’aurait pas raté pour un Gaf-
fiot l’ouverture d’un nouveau
club par Gérard et Odile Terro-
nès. Parce qu’elle détonnait, La
Cigale exerçait sur nous un
attrait puissant.

Grain de folie
On avait pourtant vu Coltrane à Juan
( A Love Supreme , 26 juillet 1965),
Rollins suivi d’Ornette Coleman à
la Mutualité (4 novembre), etc.
Quatre mois plus tard, La Cigale a
toujours son mot à dire. Entre
deux sets, les Antillais philoso-
phent avec les filles en sirotant
des alcools forts. Personne au
monde pour philosopher avec la
même passion qu’un jazzman au
comptoir ou en loge. Il faut être
bien niais pour croire qu’ils
échangent de vieilles vannes. Le
club excite la pensée. « Come on,
Fats... » , disait Mingus à son ami

de cœur Fats Navarro, quand le pa-
tron s’impatientait, « ... Come on,
Fats, on va poursuivre ce débat en
musique ».
Lui, le petit pianiste en Tergal
gris de La Cigale, il boit à petites
lampées une limonade sur le pas
de la porte. Il regarde la nuit au
fond des yeux et compte les étoi-
les. Jamais je n’ai vu un homme
si seul. Là-dessus, ce que nous
prenions pour un bizutage
reprenait.
Il s’embrouille, tâtonne, et sou-
dain, fulgurance, six phrases
époustouflantes. Comme s’il
jouait à saute-mouton avec les
failles de l’espace-temps. Grain
de folie? Langue réinventée?
Aujourd’hui, tous les musiciens
ont un niveau exceptionnel. C’est
le rapport à la classe d’origine, et,
par le fait, leur drôlerie, qui a
changé. Ils se tiennent à carreau.
L’inconnu en Tergal gris? Deux
mois plus tard, en gare de
Bayonne, j’apprends son nom en
ouvrant le n° 129 de Jazz Maga-
zine (avril 1966), Oscar Peterson
en couverture : « Dans la nuit du 6
au 7 mars dernier, le pianiste de La
Cigale, Roger Léovingu, s’est
donné la mort dans sa chambre
d’hôtel à Pigalle. »
Quatre décennies durant, j’en-
quête. Aucun musicien à se rappe-
ler ce nom de Léovingu. Si! Jean-
Charles Capon, subtil violoncel-
liste sans peur et sans reproche
(1936-2011). C’est un matin, dans
un café de la rue Saint-Maur : « Ro-
ger, oui, je l’ai connu... il était
étrange... Bien sûr, il avait le ni-
veau, mais il cherchait autre
chose... Tout seul... comme s’il
jouait demain... Et parfois, ça ne
collait pas... »
Roger Léovingu... Vous auriez
des nouvelles? Je pense à lui.p
francis marmande

Prochain article Le retour
du colosse Rollins au Vanguard

MONTER À LA CIGALE,


OÙ AUCUN CRITIQUE


DE JAZZ N’AVAIT MIS


LES PIEDS DEPUIS LE


CONCILE DE TRENTE,


PERMET DE REVENIR


À L’ESSENTIEL


« EN ÉTÉ,


PLUS PERSONNE


N’EST PERSONNE,


NOUS SOMMES


TOUS UN NUMÉRO


DE DÉPARTEMENT


QUI CARACTÉRISERA


NOTRE CONDUITE, ET


PLUS SI ACCROCHAGE »


L’ÉTÉ DES SÉRIES


La Cigale en
1 955. JP MEUNIER
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