Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

26 | 0123 MERCREDI 31 JUILLET 2019


0123


L’ACCORD


TURCO-RUSSE


SEMBLE DÉCOULER DE


L’APPROFONDISSEMENT


DES LIENS PERSONNELS


ENTRE ERDOGAN


ET POUTINE


E


mpereur rouge », « nouveau timo-
nier » : les expressions par lesquelles
la presse occidentale désigne le pré-
sident chinois, Xi Jinping, auquel nous
consacrons cette semaine une série en six
volets, ne sont pas que des formules de
journalistes. Elles expriment une forme
d’ambition et de pouvoir comme la Chine
n’en a pas connu depuis un demi-siècle.
Xi Jinping est la version chinoise et
communiste du syndrome de l’homme
fort, populiste et nationaliste, qui prospère
aujourd’hui sous d’autres cieux. Son ascen-
sion est le produit d’une biographie bien
particulière : celle d’un « prince rouge »,
c’est-à-dire le fils d’un fondateur du régime,
endurci par les épreuves traversées par sa
famille au nom du Parti communiste

chinois, et qui s’estime aujourd’hui investi
d’une mission sacrée, celle de le défendre
sans états d’âme. Il est indispensable
de plonger dans l’histoire de la famille Xi,
intimement liée à celle du régime établi
par Mao Zedong en 1949, pour comprendre
comment son parcours a forgé la per-
sonnalité du numéro un chinois, à la fois
idéaliste, pragmatique et extrêmement sûr
de lui-même.
La gouvernance qu’il a mise en place a eu
pour effet de lever les ambiguïtés qui en-
touraient l’orientation du système politi-
que chinois, la nature de son économie et
l’évolution de son rôle dans le monde – am-
biguïtés grâce auxquelles elle a longtemps
pu donner le change. Jusqu’à Xi, la Chine
semblait sur la voie d’une démocratisation
progressive. Prête à jouer le jeu de la con-
currence et des marchés. Elle avait quasi-
ment convaincu du caractère inoffensif de
sa puissance militaire. Cette clarification
expose aujourd’hui M. Xi à un phénomène
dont l’ancien journaliste Richard McGregor
a fait le titre de sa biographie, tout juste pu-
bliée : « le retour de bâton » ( Xi Jinping : the
Backlash , Penguin Books, non traduit).
Car le système politique chinois a
aujourd’hui acquis une rigidité inquié-
tante. Son pendant est l’éruption de protes-
tations secouant Hongkong, qui vit,
cinq ans après le « mouvement des para-
pluies », la seconde révolte généralisée de
sa jeunesse contre Pékin sous Xi Jinping.
La Chine de Xi est pour elle l’incarnation

d’une régression. Le dragon chinois est si
repoussant que le canari qu’est Hongkong
s’affole au point de se blesser contre les bar-
reaux de sa cage.
S’il faut bien reconnaître que les critiques
déclenchées en Occident contre la répres-
sion brutale de la société civile chinoise
depuis 2013 n’ont pas eu de prise sur le ré-
gime, les camps d’internement pour les
Ouigours du Xinjiang, avatar moderne des
déportations d’un autre âge, ont eux
provoqué sur les imaginations en dehors
de Chine un choc durable, aux conséquen-
ces sérieuses.
Contre toute attente, la montée de la puis-
sance chinoise a favorisé un grand réaligne-
ment géopolitique contre la Chine – une
coalition indo-pacifique, qui malgré toutes
ses limites, est de plus en plus tangible. En-
fin, en ôtant les gants dans tous les domai-
nes, l’Amérique de Donald Trump a réelle-
ment mis à l’épreuve les ressources de la su-
perpuissance chinoise, encore vulnérable.
Ces défis créent leur propre dynamique
au cœur du système chinois : un nationa-
lisme à fleur de peau qui semble prêt à se
déverser quand l’occasion se présentera
et dont la volatilité peut déséquilibrer
toute une partie du monde. En l’absence
d’espace pour l’expression d’une opposi-
tion, Xi Jinping ne peut être confronté qu’à
des formes sourdes de subversion – qui
pourraient engendrer des luttes de pouvoir
impitoyables quand se posera la question
de sa succession.p

XI JINPING,


LE POUVOIR


ET L’AMBITION


Sophie Taillé-Polian


Le procès France Télécom


doit responsabiliser


davantage les employeurs


Syndicalistes ou inspecteurs du travail,


ceux qui ont stoppé la « machine infernale »


dans l’entreprise publique sont affaiblis


par les réformes du code du travail, plaide


la sénatrice (Génération.s) du Val-de-Marne


L


e procès des anciens diri-
geants de France Télécom
qui s’est achevé le 11 juillet
[le jugement doit être rendu
le 20 décembre]
a mis en lumière
les conséquences dramatiques
d’une politique d’entreprise tour-
née uniquement vers le profit des
actionnaires. Le premier constat
que l’on peut en tirer est celui de
l’inadéquation des outils de détec-
tion à la réalité des risques profes-
sionnels. Le second est que ceux
qui ont permis à la machine infer-
nale enclenchée par la direction
de France Télécom de s’arrêter ont
été, depuis, considérablement af-
faiblis par les réformes du code du
travail des trois dernières années.
Pas moins de 19 suicides ont été
comptabilisés et 39 personnes
ont été reconnues comme victi-
mes au total. Les dommages sont
évidemment bien plus étendus.
On ne saura pourtant jamais avec
précision combien a coûté en
souffrances et en vies humaines
le plan « Next » qui, au début des
années 2000, visait à faire partir
en moins de trois ans 22 000 sala-
riés sur 120 000. En effet, les rè-
gles actuelles permettent d’occul-
ter une très grande part des at-
teintes à la santé qui sont le fait
du travail, plus particulièrement
les troubles psychosociaux. Par
exemple, la reconnaissance d’une
dépression à caractère profes-
sionnel est aujourd’hui un vérita-
ble parcours du combattant.
Alors, combien de pathologies
déclenchées ou aggravées par
l’exposition au stress chronique?
Il est urgent de rendre effective la
possibilité de faire reconnaître
ces atteintes à la santé relevant
du travail, afin de permettre la
prise en charge et la réparation
pour les victimes et, surtout, afin
de responsabiliser davantage les
employeurs. Le procès France Té-
lécom nous a permis de penser
ces vies brisées et d’en parler.
Mais il nous faut aussi également
parler des vies « sauvées ». Sau-
vées par qui?


L’appui des collègues
Sauvées par des agents d’abord,
qui ont soutenu leurs collègues,
solidaires malgré l’effrayant dis-
positif mis en œuvre pour diviser
les collectifs de travail. L’appui des
collègues est une protection qui a
permis à de nombreux agents de
tenir ou de ne pas sombrer.
Sauvées par certains manageurs,
ensuite, qui ont résisté autant
qu’ils le pouvaient aux injonctions
de leur hiérarchie pour faire partir
« par la porte ou par la fenêtre » les
salariés, malgré la peur, malgré les
primes offertes à qui obtiendrait le
plus de départs... Ceux-là nous rap-
pellent qu’il ne faut jamais céder à
la « banalité du mal ».
Sauvées par les syndicalistes et
les médecins du travail de France
Télécom, également, qui par leur


action et sa médiatisation ont
permis que soit donné un coup
d’arrêt à cette politique toxique.
Sans eux, souvent qualifiés de
« résistants au changement », qui
sait combien de temps encore
aurait duré ce processus morti-
fère et combien de décès supplé-
mentaires on devrait déplorer?
Rappelons que les représentants
du personnel ont pu agir au sein
d’instances dédiées, les comités
d’hygiène, de sécurité et des con-
ditions de travail (CHSCT), dispo-
sant de moyens et pouvant re-
courir à des experts agréés.

Effets de sidération
Ces derniers ont permis aux re-
présentants du personnel de
mieux comprendre les mécanis-
mes auxquels ils faisaient face et
ainsi de résister aux effets de sidé-
ration produits par la situation. Ils
ont permis d’analyser les phéno-
mènes à l’œuvre pour pouvoir
s’opposer au rouleau compres-
seur du discours de l’entreprise,
assis sur une froide rationalité ins-
trumentale. Or, les ordonnances
Macron de 2017 ont très sérieuse-
ment amoindri les capacités d’agir
des représentants du personnel
en matière de santé au travail. Et
alors que les premières évalua-
tions tendent à prouver que le dia-
logue social en pâtit, le gouverne-
ment s’entête en faisant passer, ré-
cemment, les mêmes dispositions
pour la fonction publique. Les le-
çons de ce procès devraient, au
contraire, nous enjoindre de ren-
forcer le rôle et les attributions des
représentants du personnel.
Sauvées par le procès enfin. Ce-
lui-ci a eu lieu car une inspectrice
du travail a pu prendre ses res-
ponsabilités et signaler les faits au
procureur de la République. De-
puis, l’inspection du travail a fait
face à des réorganisations et à une
diminution des moyens qui se
poursuivent inlassablement, mal-
gré un droit du travail qui se com-
plexifie. Il est urgent, au contraire,
de soutenir ces services de l’Etat.
Ce procès doit montrer ce que la
société attend des dirigeants d’en-
treprise et quelles sont les limites
à ne pas franchir. Il serait à cet
égard utile que les peines encou-
rues pour le délit de harcèlement
moral, actuellement dérisoires,
soient aggravées, compte tenu de
la gravité des conséquences. A
l’heure où d’autres opérateurs pu-
blics ou anciennement publics
vont être restructurés et où les en-
treprises privées continuent d’être
soumises à une concurrence tou-
jours plus forte, ce procès doit
contribuer à sauver des vies et
nous aider à rester humains.p

Sophie Taillé-Polian est séna-
trice (Génération.s) du Val-de-
Marne, élue en 2017 sur une liste
d’union de la gauche, membre
de la commission des finances,
chargée du contrôle du budget
du ministère du travail.


LES ORDONNANCES


MACRON DE 2017


ONT SÉRIEUSEMENT


AMOINDRI LES


CAPACITÉS D’AGIR


DES REPRÉSENTANTS


DU PERSONNEL


Aaron Stein La saga des missiles S-400


affaiblit tant la Turquie que les Etats-Unis


Les sanctions américaines annoncées contre Ankara après l’achat de missiles russes
par la Turquie risquent de pousser un peu plus le pays vers la Russie, analyse l’expert

L


e 16 juillet, le président Donald
Trump a annoncé la première des
deux mesures attendues en ré-
ponse à l’achat du système de dé-
fense aérienne S-400 russe par la Tur-
quie : en attendant confirmation, An-
kara ne devrait pas recevoir la centaine
de chasseurs F-35 de dernière généra-
tion qui devaient lui être livrés.
Le système S-400 a été conçu pour
remplir de multiples objectifs, parmi
lesquels la détection et le suivi des
avions furtifs américains. La Turquie,
qui a participé financièrement au déve-
loppement du chasseur-bombardier,
avait passé commande de cent F-35A et
envisageait d’acquérir vingt F-35B sup-
plémentaires pour équiper ses forces
navales. Des entreprises turques fabri-
quaient jusqu’ici certains composants
du F-35, qui seront désormais produits
par des entreprises américaines ou
européennes. La seconde mesure, qui
devrait être adoptée sous peu, est l’im-
position de sanctions prévues par le
Countering America’s Adversaries
Through Sanctions Act (Caatsa, « loi vi-
sant à contrer les ennemis de l’Améri-
que par des sanctions »).
Cette loi, destinée à l’origine à punir la
Russie pour son interférence dans le
processus électoral américain, prévoit
des pénalités à l’encontre des pays ou
entreprises qui concluent des transac-
tions avec des entités liées au ministère
russe de la défense ou aux services de
renseignement du Kremlin.
L’achat des S-400 par la Turquie sus-
cite aux Etats-Unis une double inquié-
tude. La première, liée au F-35, est que,

s’il devait avoir lieu, le déploiement si-
multané des S-400 et des F-35 par An-
kara permettrait aux techniciens russes
postés en Turquie d’avoir accès aux
données recueillies par les radars des S-


  1. Et notamment de connaître la fré-
    quence des échos renvoyés par les F-35,
    ce qui rendrait le système capable de dé-
    tecter ces appareils à plus grande dis-
    tance. La seconde préoccupation est que
    l’accord turco-russe implique plus géné-
    ralement un accroissement de la pré-
    sence russe chez un membre de l’OTAN.


Voisins imprévisibles
L’achat des S-400 est l’aboutissement de
plusieurs décennies d’efforts déployés
par Ankara pour se doter d’une défense
antiaérienne et antimissile à longue por-
tée. Environnée de voisins imprévisibles,
la Turquie jouxte une région où pullu-
lent les missiles balistiques, avec des ré-
gimes qui ont prouvé qu’ils étaient prêts
à les utiliser. Ankara a pris l’habitude
d’exiger des fabricants d’armes occiden-
taux des arrangements en matière de co-
production et de transfert lui permet-
tant d’acquérir des technologies suscep-
tibles de booster l’industrie nationale de
défense. Avec l’entreprise russe Almaz-
Antey, constructeur du S-400, Ankara a
renoncé à ces exigences.
L’accord turco-russe semble découler
de l’approfondissement des liens per-
sonnels entre les présidents Erdogan et
Poutine, deux dirigeants autoritaires
qu’irrite la présence américaine au Pro-
che-Orient. Aux yeux de Poutine,
l’émergence d’un monde unipolaire et
d’une puissance militaire américaine
incontestée est contraire aux intérêts
russes. Pour Erdogan, le rôle des Etats-
Unis au Proche-Orient a, dans le cas sy-
rien, sapé les intérêts sécuritaires vi-
taux de la Turquie et entrave ses efforts
pour en faire une puissance régionale.
La facture de l’achat des S-400, si l’on
prend en compte le coût de son éviction
du programme F-35, est énorme pour la
Turquie. Les pertes occasionnées aux
industriels turcs se chiffreront en mil-
liards de dollars, tandis que les sanc-
tions vont exacerber les problèmes
d’une économie turque déjà affaiblie.
Selon la sévérité des sanctions, l’indus-
trie de défense turque pourrait se trou-
ver paralysée, et il pourrait être mis un
terme prématuré à la coopération
turco-américaine en matière d’hélicop-
tères de transport et de chasseurs F-16.

Dans les années qui viennent, la Tur-
quie pourrait être confrontée à de sé-
rieux problèmes concernant sa flotte
de F-16, puisque le F-35 était destiné à
remplacer une partie d’entre eux à par-
tir du début des années 2020. Faute de
F-35, Ankara pourrait être tenté d’accé-
lérer le développement de son propre
avion de combat, baptisé « TF/X », en
dépit du fait qu’il dépend d’un moteur
de fabrication américaine. Les pourpar-
lers avec le britannique Rolls-Royce
pour la conception d’un moteur spéci-
fique sont au point mort en raison de
désaccords sur le partage de technolo-
gie. La Turquie pourrait aussi avoir du
mal à entretenir sa flotte actuelle de
chasseurs en raison d’une pénurie de
pièces de rechange, ce qui compromet-
trait l’avenir de son armée de l’air et
pourrait l’inciter à acquérir des appa-
reils de fabrication russe.
La saga des S-400, tant pour Washing-
ton que pour Ankara, risque de contre-
carrer les objectifs stratégiques respec-
tifs des deux pays qui, dans cette affaire,
s’affaiblissent mutuellement. La me-
nace de sanctions n’a pas dissuadé la
Turquie d’acheter les S-400, et leur dé-
ploiement pourrait l’amener à renforcer
sa coopération militaire avec Poutine.
Les sanctions lui feront du tort et son in-
dustrie de défense subira des tensions
considérables. Dans l’affaire, la Turquie
aura également perdu le F-35, un appa-
reil pour le développement duquel elle a
déboursé plus de 1 milliard de dollars
[899 millions d’euros]. Elle pousse égale-
ment Erdogan à se rapprocher de Pou-
tine. Il en résulte que les Etats-Unis
comme la Turquie sortiront de cette
crise relativement plus faibles qu’avant
qu’elle n’éclate, alors que, de son côté, la
Russie a gagné en Erdogan un nouveau
partenaire politique, enrichi son indus-
trie militaire et peut-être trouvé un
moyen d’enfoncer un peu plus le coin
entre la Turquie et l’Occident.p
Traduit de l’anglais par Gilles Berton

Aaron Stein est diplômé en science
politique de l’université de San
Francisco et directeur du Middle East
Program du cercle de réflexion Council
on Foreign Relations, basé à New York
et Washington.
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