Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

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MERCREDI 31 JUILLET 2019 planète | 5


Un aéroport contesté dans la « vallée sacrée » inca


Un projet de desserte internationale, près du Machu Picchu, inquiète défenseurs du patrimoine et habitants


chinchero (pérou) - envoyée spéciale

V


êtu de ses habits tradi-
tionnels, Froilan Tor-
res sonne le début de la
cérémonie rituelle au
son du pututo , un grand co-
quillage utilisé comme instru-
ment à vent dans les Andes. Ce
jour-là, un petit groupe d’oppo-
sants au projet d’aéroport s’est
réuni devant le terrain où ont dé-
buté les travaux de construction,
à Chinchero, une bourgade à mi-
chemin entre le Machu Picchu et
Cuzco, ancienne capitale de l’em-
pire inca, dans le sud-est du Pérou.
Le groupe vient rendre hommage
à la « Pachamama », la terre mère,
et défendre « ses droits bafoués ».
A plus de 3 700 mètres d’altitude,
les lumières du petit matin souli-
gnent la majesté du paysage, do-
miné par des montagnes millé-
naires aux neiges éternelles.
Devant l’assemblée, les parcelles
agricoles sont remplacées par des
monticules de terre rougeâtre. Les
pelleteuses font leur œuvre : un
million de tonnes de terre ont
déjà été déplacées. Alors que des
feuilles de coca servant d’offran-
des fument dans une coupelle, le
groupe implore les apus , dieux
des montagnes, pour que le projet
d’aéroport n’aboutisse pas.
L’aéroport de Chinchero est un
sujet hautement polémique dans
la région. En discussion depuis
près de quarante ans, il a été main-
tes fois repoussé pour des raisons
de faisabilité. Il devrait remplacer
l’aéroport de Cuzco – jugé trop pe-
tit, obsolète et dangereux car im-
mergé dans une zone urbaine ré-
sidentielle – et favoriser l’arrivée
de millions de touristes avides de
découvrir la richesse culturelle lo-
cale avec, en tête, le fameux site du
Machu Picchu.
Destination phare du Pérou, le
sanctuaire, inscrit au patrimoine
mondial de l’Unesco, attire cha-
que année plus d’un million de
touristes. Avec les nouvelles in-
frastructures, les autorités ta-
blent sur 6 millions de passagers
d’ici à 2032, dont au moins 5 mil-
lions de touristes.

« Ethnocide culturel »
Fin juin, un consortium sud-
coréen a été choisi dans un ac-
cord d’Etat à Etat pour superviser
les travaux et apporter son exper-
tise technologique. Dimanche
28 juillet, le président péruvien,
Martin Vizcarra, l’a assuré lors de
son discours annuel à la nation :
les travaux de l’aéroport interna-
tional de Chinchero « débuteront
l’an prochain » et « respecteront
l’héritage archéologique, naturel,
historique et culturel de Cuzco,
ainsi que les cours d’eau ». Un appel
d’offres sera lancé en avril 2020 et
la construction débutera en août
pour une livraison en 2024, avait
précisé Maria Jara, la ministre des
transports, lors d’une réunion
publique en juillet, évoquant un
« processus irréversible ».
Les opposants au projet espè-
rent faire mentir la ministre.
Archéologues, historiens, an-
thropologues mènent une cam-
pagne effrénée pour montrer la
supposée hérésie d’une telle in-
frastructure, qu’ils qualifient vo-
lontiers d’ « ethnocide culturel »
et d’ « attentat contre le patri-

moine » dans une zone qui re-
gorge de trésors archéologiques.
A commencer par le site de
Chinchero lui-même, un village
pré-hispanique doté de vestiges
des époques inca et coloniale,
dont une magnifique église du
XVIIe siècle. « Depuis le village de
Chinchero, on peut admirer les ter-
rasses incas qui servaient pour
l’agriculture, et des canaux d’irri-
gation. Les habitants maintien-
nent encore aujourd’hui une cul-
ture très riche », explique Natalia
Majluf, historienne d’art péru-
vienne à l’Université de Cam-
bridge et ancienne directrice du
Musée d’art de Lima. Elle est à
l’origine d’une pétition contre le
projet d’aéroport qui a recueilli
plus de 72 000 signatures.
Le projet est d’autant plus scan-
daleux, selon elle, qu’une étude
d’impact archéologique de 2011

atteste l’existence de trois
chemins incas et de treize routes
pré-hispaniques et coloniales
sous les f utures pistes.
Chinchero est aussi la porte d’en-
trée de la « Vallée sacrée », le che-
min qui mène au Machu Picchu,
un territoire que les Incas et
d’autres sociétés pré-hispani-
ques avaient choisi pour déve-
lopper leur génie agricole et ar-
chitectural. La vallée a été décla-
rée en 2006 « Patrimoine cultu-
rel de la nation ». La zone, déjà en
proie à une urbanisation gran-
dissante et anarchique, risque
d’être encore plus fragilisée par
le projet d’aéroport. « Il transfor-
mera l’un des plus beaux paysa-
ges du Pérou en un continuum ur-
banistique » , prédit Marco Zeis-
ser, ingénieur agronome et
membre de la Union ciudadana
por un aeropuerto con dignidad
(Union citoyenne pour un aéro-
port digne), à Cuzco. « Ils veulent
attirer plus de touristes mais ils
vont détruire ce pour quoi les tou-
ristes viennent » , se désole-t-il.
D’autant que le Machu Picchu
est déjà saturé. « L’Unesco re-
commande un maximum de
2 500 touristes sur le site par jour,
mais actuellement il y en a plus de
5 600! , s’inquiète Natalia Majluf.
S’il y a déjà un problème de surpo-
pulation touristique au Machu
Picchu, bien mal nous en prend de
construire un aéroport qui ne fera
qu’empirer la situation. »

Le gouvernement, à travers le
ministère des transports, assure
que le patrimoine sera protégé et
focalise sa communication sur la
promesse d’un « aéroport vert et
écologique ». Quant aux autorités
locales, elles préfèrent mettre en
avant ses retombées économi-
ques. Une manne estimée à plu-
sieurs milliards d’euros par an,
avec à la clé, selon les promoteurs
du projet, des emplois et la réduc-
tion de la pauvreté.

Un mode de vie bouleversé
« L’aéroport ne sera pas seulement
la vitrine du développement de
Cuzco mais celui de tout le pays »,
estime Victor Boluarte, le maire
de Cuzco. Des arguments por-
teurs dans une région parmi les
plus pauvres du Pérou, où beau-

coup de zones rurales n’ont pas
accès à l’eau, à l’éducation ni aux
services de santé. La région a in-
vesti près de 200 millions de soles
(54 millions d’euros) pour acheter
les terres aux paysans.
Les habitants de Chinchero sont
pourtant divisés, entre ceux qui
croient au développement pro-
mis depuis quarante ans et ceux
qui s’inquiètent des effets dévas-
tateurs d’un tourisme de masse.
Alors qu’ils vivent de l’agri-
culture, de l’élevage et du tissage,
ils se préparent à voir leur mode
de vie totalement bouleversé.
Efrain Choque s’inquiète pour le
futur de son fils, âgé d’un an et
demi. « Nous avons des poules, un
petit terrain où on cultive des pom-
mes de terre. Notre fils gambade
dans les champs, demain ce sera

fini. Le bruit, la pollution, la délin-
quance... On va devoir laisser tout
ça et se reconvertir », s’inquiète-t-il.
Plusieurs familles ont vendu
leurs terres à vil prix pour assurer
leur départ. Mais avec la flambée
de la valeur des terrains, certaines
s’en mordent les doigts. Comme
Ana Quillia Huaman : « Avec ce
qu’on nous a donné, on ne peut
plus acheter de terres car il n’y en a
plus! Celles qui restent sont trop
chères. » Leurs prix ont été multi-
pliés par quinze, elles coûtent à
présent 300 dollars (270 euros) le
mètre carré. « On nous a dépossé-
dés légalement de nos terres. C’est
révoltant » , s’insurge Rocio Cjuiro,
une habitante de Chinchero.
Pour les opposants, la dernière
carte à jouer est un recours en jus-
tice. Ils s’apprêtent à déposer une
demande de protection de l’Etat,
une action citoyenne visant à em-
pêcher la poursuite des travaux,
avec comme argument que les
droits des citoyens sont bafoués.
« L’Etat n’agit pas conformément à
la Constitution, qui stipule le res-
pect et la protection du patri-
moine » , déclare Marco Zeisser.
Sur le haut plateau de Chinchero,
alors que la cérémonie touche à sa
fin et que le feu consume les der-
nières offrandes, l’assemblée
lance un dernier vœu en direc-
tion des montagnes, espérant que
les dieux protecteurs entendront
ses prières.p
amanda chaparro

L’église (XVIIe siècle) du village préhispanique de Chinchero, non loin duquel sera construit l’aéroport. AGF/GETTY - DADO GALDIERI/BLOOMBERG VIA GETTY IMAGES

« Le projet
transformera
l’un des plus
beaux paysages
du Pérou
en un continuum
urbanistique »
MARCO ZEISSER
ingénieur agronome

Chinchero

500 km

PÉROU

BRÉSIL

BOLIVIE

ÉQUATEUR

COLOMBIE

CHILI

Lac
Titicaca

Océan
Pacifique

Lima

Arequipa

Cuzco

Trujillo
Machu
Picchu

Un sanctuaire saturé par le tourisme


La citadelle du Machu Picchu est considérée comme le « joyau du
Pérou ». Construite il y a plus de six siècles, elle reçoit un nombre
croissant de touristes d’année en d’année, faisant peser une me-
nace sur sa conservation. Pour y faire face, les autorités ont mis
en place un système de tour de quatre heures par jour et ont
limité, depuis le mois de mai, l’accès à certaines zones les plus
vulnérables. « Sous l’effet des pas, il y a un risque d’érosion des pier-
res et chaque personne y contribue », avertit José Bastante, direc-
teur du parc archéologique. Pour soulager le site, de nouveaux
chemins et parcours pourraient être ouverts au public mais, dans
tous les cas, les entrées resteront limitées. Le chiffre de 5 ou 6 mil-
lions de touristes est, selon lui, peu réaliste. « Le Machu Picchu
est un site sacré, un sanctuaire, il ne peut en aucun cas être une
destination touristique de masse », prévient M. Bastante.

Travaux de terrassement
en vue de la construction
de l’aéroport de Chinchero,
le 5 mars. JORGE LUIS DE LA QUINTANA
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