Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1
0123
MERCREDI 31 JUILLET 2019 france| 7

Le combat


d’une réfugiée


pour faire venir


ses enfants


Mana A. a obtenu l’asile en 2015,


mais la France refuse de délivrer


des visas à sa famille


RÉCIT


M


ana A., dont, pour
des raisons de sé-
curité, nous ne cite-
rons pas le nom, est
une réfugiée érythréenne de
33 ans. Elle a obtenu l’asile en
France en juin 2015, avec son plus
jeune fils, Alfanour. Depuis, de Pa-
ris à Addis-Abeba en passant par
Karthoum, elle mène un combat
acharné pour faire venir ses trois
enfants les plus âgés, dont elle
s’est séparée en 2013 en Ethiopie.
En 2018, l’ambassade de France
d’Addis-Abeba a refusé de leur dé-
livrer des visas de voyage, contes-
tant le fait qu’elle était leur mère.
La jeune femme a alors pris un
avion pour l’Ethiopie et les a dé-
ménagés au Soudan, pour tenter
sa chance auprès d’une autre am-
bassade. Elle n’avait pas anticipé
qu’une révolte ébranlerait la capi-
tale. « Au début, c’était magnifique,
des centaines de milliers de person-
nes occupaient la rue » , se souvient
Mana A., jointe par téléphone. La
contestation obtient l’éviction
d’Omar Al-Bechir, à la tête du pays
depuis près de trente ans. Mais
l’armée garde la mainmise sur le
pouvoir et réprime de façon san-
glante les manifestations.
Régulièrement, des militaires
frappent à la porte du deux-piè-
ces de Khartoum où logent Mana
A. et trois de ses quatre enfants
âgés de 6, 11 et 13 ans. La dernière
fois, ils ont cassé la télé et pris
l’antenne. La jeune mère a peur.
Claquemurée, elle n’ose presque
pas sortir. « On risque d’être
agressé » , justifie-t-elle. Une fois
par semaine, un homme l’accom-
pagne faire des courses.

« Ça la rend malade »
Au cours de la conversation, sa
voix se fait parfois plus vive, in-
quiète, et se brise dans un sanglot.
Son fils Alfanour a dû être em-
mené aux urgences parce qu’il re-
fusait de manger, vomissait ou
était pris de coliques. « Les méde-
cins ne savent pas ce qu’il a, c’est
peut-être l’eau que l’on boit » , hé-
site la jeune femme. Les échanges
de tirs dans la rue l’inquiètent.
« Alfanour pleure, Abdoulkarim a

du mal à dormir. Il dit qu’il a mal à
la tête, qu’il y a trop de bruit. »
Soudain, elle perd patience et dit
qu’elle va repasser en Ethiopie.
Puis se ravise, fébrile. « Elle n’arrête
jamais de chercher une porte, un
passage, et ça la rend malade » ,
commente Valérie, membre du
collectif La Chapelle Debout, qui
accompagne la réfugiée.
Mana A. a quitté Assab, en
Erythrée, avec sa mère et ses trois
enfants, Rayan, Abdoulkarim et
Zahra en 2012. Alfanour n’était
pas encore né. La famille s’est
d’abord réfugiée en Ethiopie, et
Mana A. a poursuivi sa route en
direction de l’Europe. On est
en 2013 lorsqu’elle s’engage dans
la traversée de la Méditerranée
depuis la Libye. « On est resté cinq
jours en mer, se souvient-elle, 27
sont morts. » Parmi ceux qui se
noient, son compagnon. L’Europe
est aux prémices du drame qui se
joue en Méditerranée. Quelques
mois plus tard, Rome déclenchera
l’opération militaro-humanitaire
« Mare Nostrum ».
Arrivée en Italie par l’île de Lam-
pedusa, Mana A. rejoint la Suède
où, lui a assuré une amie, on lui
donnera des papiers rapidement.
Mais elle passe deux ans à Stoc-
kholm et échoue à obtenir l’asile.
Pendant ce temps, sa mère décède
d’un cancer. La sœur de Mana A.
accepte de s’occuper à son tour
des enfants. Celle-ci prend alors la
route de l’Angleterre. A Calais, elle
reste plusieurs mois dans l’espoir
de traverser la Manche.
On est en 2015. Le bidonville de
Calais grossit. Pascal Brice, le direc-
teur de l’Office français de protec-
tion des réfugiés et des apatrides
(Ofpra) à l’époque, se rend réguliè-
rement sur place pour convaincre
des migrants – en particulier les
Erythréens – de solliciter la protec-
tion de la France. « C’est une dicta-
ture », justifie-t-il. La jeune femme
se laisse convaincre. L’homme à
qui elle a été mariée lorsqu’elle
avait 12 ans, un oncle, était un
gradé. Elle raconte à l’Ofpra qu’il a
été arrêté et incarcéré plusieurs
fois pour avoir voulu être démobi-
lisé. Il finira, selon elle, par déser-
ter et disparaître. Elle confie avoir
été « harcelée par les militaires » et

amenée plusieurs fois au commis-
sariat pour être interrogée, frap-
pée, violée.

Retrouvailles difficiles
Le 2 juin 2015, la France lui octroie
le statut de réfugiée. Dans la fou-
lée, la mère de famille fait venir,
par l’intermédiaire d’un oncle en
Erythrée, des actes de naissance
de ses enfants. Le ministère de
l’intérieur lui explique dans un
courrier de novembre 2015 que
ses enfants ont accès à une carte
de séjour « de plein droit » mais
qu’il lui faut au préalable « dépo-
ser une demande de visa » dans le
consulat ou l’ambassade « le plus
proche de leur domicile ».
En France, la situation de la
jeune femme est précaire. Avec
son fils Alfanour, né en 2013, elle
écume les hôtels du 115 et les cam-
pements de rue parisiens. Dans
celui installé aux abords du péri-
phérique, porte de La Chapelle, le
garçon est percuté par une voi-
ture. « Il a fallu lui enlever toutes ses
dents de lait » , se remémore-t-elle.
Marion Jobert, de l’association
d’aide aux étrangères Kâli, se sou-
vient d’eux. « Mana est à l’image de
la majorité des femmes qui migrent
seules, dit-elle. Elles sont incapables
de se poser tant que leurs enfants ne
les ont pas rejointes. Alors elles font
le tour des structures. »
Mana A. rencontre ainsi La Cha-
pelle Debout et s’investit auprès
d’eux, notamment lors de l’occu-
pation du lycée désaffecté Jean-
Jaurès, en 2016. « C’est quelqu’un de
très fort » , décrit Houssam, l’un des
militants. Mais au fil du temps,
elle se disperse, s’abîme. « Je me
souviens avoir passé une nuit à la
Salpêtrière parce qu’elle avait mal
mais on ne lui a rien trouvé, confie
Valérie. Le médecin lui a prescrit du
Xanax... Voilà à quoi se résume la
proposition de la France. »

L’été 2016 est aussi le moment
où Mana A., enfin dotée de pa-
piers, va prendre l’avion et revoir
ses enfants à Addis-Abeba. Après
des années d’absence, les retrou-
vailles avec sa fille aînée Zahra
sont difficiles. Elle se rend plu-
sieurs fois sur place, tout en es-
sayant de faire avancer sa situa-
tion en France.
A l’automne 2016, à la faveur du
démantèlement du bidonville de
Calais, où elle se trouve un temps,
la réfugiée est envoyée dans un
village de la Drôme puis installée
dans une résidence sociale à Va-
lence. Alfanour est scolarisé. Mais
Mana A. ne peut pas se stabiliser.
« Son souci premier était de faire
venir ses enfants » , se remémore
Luc Fontaine, du collectif valenti-
nois d’accueil de migrants Havre.
En mars 2017, sa sœur quitte Ad-
dis-Abeba pour tenter sa chance
vers l’Europe. Mana A. n’aura plus
de nouvelles et elle se démène
alors pour trouver une solution
de garde. Ses enfants sont en-
voyés dans un camp du HCR
avant que, par l’intermédiaire du
service jésuite des réfugiés (JRS),
entre octobre 2017 et juillet 2018,
deux femmes réfugiées s’occu-
pent successivement d’eux. Le
dispositif demeure fragile, une
des femmes quittera du jour au
lendemain le domicile.

La demande de visas déposée à
l’ambassade de France en
juin 2017 n’avance pas. « Je viens
de donner mon accord hier pour
délivrer les visas attendus » , écrit
pourtant le consul à l’assistance
sociale qui s’en inquiète. Il ne
manque que l’aval de Paris, expli-
que le diplomate. Mana A. prend
un avion pour Addis-Abeba, per-
suadée qu’elle rentrera avec ses
enfants. Elle a tort. Des agents peu
scrupuleux de l’ambassade se-
raient disposés à faire accélérer
les choses en échange de plu-
sieurs centaines de dollars, dit-
elle, mais la réfugiée n’en a pas les
moyens. Interrogé, le ministère
des affaires étrangères répond
que « des recherches approfondies
ont été effectuées à la suite d’allé-
gations, en 2017, concernant un
cas pouvant relever de ce type de
pratiques. Elles n’ont conduit à la
découverte d’aucun élément al-
lant en ce sens ».

« Indices de bonne foi »
Au bout de quatre mois sans nou-
velles, une avocate finit par se sai-
sir du dossier. « Il y a urgence à ce
que ces enfants retrouvent leur
mère en France, pour leur bien-
être psychologique, mais aussi en
l’espèce pour leur santé et leur sé-
curité », écrit Marion Seiller au
consul, en octobre 2017. « Je com-
prends bien la situation difficile
que vit la maman, lui répond-il.
L’instruction de ces dossiers est
particulièrement longue. »
Début 2018, les autorités expli-
quent finalement refuser l’oc-
troie des visas parce que les actes
de naissance des enfants ont été
établis en 2015 et comportent des
anomalies. En somme : « Vos dé-
clarations conduisent à conclure à
une tentative frauduleuse » , indi-
que le document. Lasse, la fille
aînée, Zahra, quitte l’Ethiopie

en 2018 et suit un homme au Sou-
dan. « Elle dit que je l’ai abandon-
née » , explique sa mère. Mana A.
s’entête, produit des tests ADN en
mai 2018, mais ils sont rejetés au
motif qu’ils n’ont pas été ordon-
nés par un juge. « J’ai rarement vu
un dossier aussi difficile, confie
son avocate. Il est évident que ce
sont ses enfants. Mais produire de
nouveaux actes de naissance se-
rait compliqué. En tant que réfu-
giée, elle ne peut pas contacter les
autorités de son pays. »
La jeune mère multiplie les « in-
dices de bonne foi ». Elle joint no-
tamment à son dossier des pho-
tos de famille où on la voit poser
avec Rayan, quinze jours après sa
naissance dans une robe de fête.
Des photos d’Abdulkarim bébé
sont aussi fournies et des clichés
de famille à différentes époques.
Ces éléments « ne sont pas de na-
ture à établir une possession d’état
de mère » , tranche le tribunal ad-
ministratif de Nantes en octo-
bre 2018.
En désespoir de cause, la jeune
femme fait passer ses enfants au
Soudan. Elle affirme avoir « payé
de [s] on corps » un employé du
HCR pour obtenir des documents
de voyage. Alertée sur ce point,
l’agence onusienne assure au
Monde que « ce type d’abus sexuel
est inacceptable » et que l’ « inspec-
tion générale a été saisie pour dili-
genter une enquête ».
Arrivée à Karthoum, malgré le
chaos, Mana A. dépose des nou-
velles demandes de visas. « Leurs
dossiers ont été instruits et en-
voyés en administration centrale
le 21 mai pour consultations et
avis. (...) Ces consultations pren-
nent généralement au moins trois
mois, signale au Monde l’ambas-
sadrice. Nous sommes désormais
dans l’attente. » p
julia pascual

La réunification familiale, un processus long et laborieux


Plusieurs années peuvent s’écouler entre l’arrivée en France d’un réfugié et celle de sa famille


E


n 2018, près de 8 000 de-
mandes de visas concer-
nant quelque 2 600 fa-
milles ont été faites au titre de la
réunification familiale, une pro-
cédure qui permet aux personnes
bénéficiant de l’asile en France de
faire venir leur conjoint et leurs
enfants. La réunification fami-
liale est un droit spécifique qui, à
la différence du regroupement fa-
milial, n’est pas soumis à des con-
ditions de ressources ou de loge-
ment. Et seule une menace pour
l’ordre public peut s’y opposer.
« Depuis [la loi sur l’asile de] 2015,
les garanties de cette procédure ont
même été renforcées à travers
notamment une notion de la fa-
mille qui a été élargie au concubin
notoire et au pacsé » , observe Anne

du Quellennec, chef du pôle droits
fondamentaux des étrangers
auprès du Défenseur des droits.
Toutefois, sa mise en œuvre est
laborieuse. Il arrive souvent que
les démarches soient enclen-
chées tardivement « parce que
les personnes réfugiées ne sont
pas accompagnées ou parce
qu’elles ont des difficultés à locali-
ser leur famille » , explique Sonia
Laboureau, responsable du cen-
tre provisoire d’hébergement
pour réfugiés de la Cimade, à
Massy (Essonne). Surtout, la de-
mande de visa que doivent faire
les membres de la famille auprès
de l’ambassade ou du consulat
le plus proche de leur domicile
se révèle difficile. « Dans certains
pays, il n’y a pas de représenta-

tion consulaire française, et les
familles doivent se rendre dans
des pays voisins pour déposer
leurs demandes » , détaille-t-elle.

Authenticité des documents
Le ministère de l’intérieur indique
que le délai de traitement d’une
demande « varie généralement en-
tre deux et huit mois ». L’instruc-
tion passe par le double filtre de la
place Beauvau et du ministère des
affaires étrangères. « Cela a tou-
jours été très compliqué, résume
Pascal Brice, l’ancien directeur de
l’Office français de protection des
réfugiés et apatrides (Ofpra). Les
documents de l’Ofpra sur les com-
positions familiales sont censés
faire foi, mais pour délivrer les vi-
sas, les ambassades demandent

des instructions au ministère de
l’intérieur. » Celui-ci se penche no-
tamment sur les éléments étayant
la réalité de l’identité des deman-
deurs et des liens familiaux
allégués, en particulier au travers
des actes de naissance.
Or, les personnes peuvent ren-
contrer des difficultés à fournir ce
genre de documents officiels, car
leur statut de réfugié leur interdit
de prendre attache avec les auto-
rités de leur pays, au risque de se
voir retirer la protection de la
France. « Il est extrêmement com-
pliqué de prouver les liens fami-
liaux dans des pays où l’état civil
est défaillant, ajoute Anne du
Quellennec. C’est vraiment le
nœud du problème. Il y a des pays
à propos desquels la France consi-

dère que l’état civil est tellement
défaillant qu’il y a une pré-
somption d’inauthenticité des do-
cuments ou de fraude. Or, la
Cour européenne des droits de
l’homme, dans sa jurisprudence,
dit que le doute doit profiter à la
personne. Chaque situation doit
par ailleurs être considérée indivi-
duellement et avec bienveillance. »
Une étude réalisée par la Cimade
auprès d’une vingtaine de réfu-
giés du centre de Massy, entre 2017
et 2018, montre que « 60 % des de-
mandes de visa ont été refusées ».
A l’arrivée, d’après l’association,
entre le moment où les personnes
entrent en France et celui où la
réunification aboutit, quatre an-
nées s’écoulent en moyenne.p
j. pa.

Mana A., réfugiée érythréenne, et trois de ses quatre enfants, à Khartoum, au Soudan, le 29 juillet. OLA AL SHEIKH POUR « LE MONDE »

En 2018,
l’ambassade
de France
d’Addis Abeba
a contesté
le fait qu’elle soit
la mère des trois
enfants

N A N T E S
Le corps retrouvé
dans la Loire serait
« probablement » celui
de Steve Maia Caniço
Plus d’un mois après la dispa-
rition à Nantes de Steve Maia
Caniço, dans la nuit du 21 au
22 juin, un corps a été repêché
dans la Loire le 29 juillet. « Il
est hautement probable que
le corps retrouvé soit celui de
Steve », a indiqué Cécile de
Oliveira, avocate de sa famille,
qui s’est constituée partie
civile. L’autopsie, qui devait
avoir lieu mardi 30 juillet au
matin sur le corps en « état de
décomposition avancée », de-
vrait permettre de confirmer
son identité. La disparition de
cet animateur périscolaire de
24 ans avait coïncidé avec une
intervention controversée
des forces de l’ordre à la fin de
la Fête de la musique. Une
dizaine de personnes avaient
chuté dans la Loire. – ( AFP. )
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