Le Monde - 31.07.2019

(Dana P.) #1

8 | MERCREDI 31 JUILLET 2019


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Thibaut Pinot : « J’aurais voulu finir dernier »


Le héros malheureux du Tour de France revient sur la blessure qui a précipité son abandon


ENTRETIEN


T


hibaut Pinot boite
toujours dans les esca-
liers, mais « c’est futile
aujourd’hui ». Il se res-
source une semaine dans sa mai-
son de vacances du Var, avant de
remonter vers Mélisey (Haute-
Saône) et son étang. Il se posera
longtemps la question de savoir
s’il aurait dû vivre ces vacances en
vainqueur de la Grande Boucle. S’il
aurait dû être à la place du Colom-
bien Egan Bernal, dimanche sur
les Champs-Elysées. Il le devançait
de douze secondes au classement
à l’orée des Alpes, jeudi 25 juillet,
quand il a ressenti la première fois
une douleur à la cuisse gauche. Le
lendemain, il abandonnait dans la
19 e étape du Tour de France.
Lundi 29 juillet, trois jours après
les larmes, le cycliste de 29 ans a
revisité pour Le Monde ce Tour
qui l’a fait entrer dans le cœur des
Français, à défaut d’entrer au pal-
marès. En parler une dernière
fois, avant de tenter de reprendre
le fil de sa carrière. Mardi, il devait
passer des examens à Monaco
pour en savoir plus sur cette pro-
bable déchirure musculaire au ni-
veau du vaste interne, qui le force
à un repos d’une dizaine de jours.

Avez-vous évacué toutes vos
larmes lors de votre abandon?
Ou vous arrive-t-il encore
de pleurer?
Evidemment, j’ai toujours cette
émotion en moi. Samedi, ça a été
compliqué. Dimanche, c’était in-
terminable. Avec l’arrivée du Tour
à seulement 21 h 30, la journée a
eu du mal à passer. J’étais au res-
taurant, je savais qu’il y avait la
course en même temps. Je n’ai
pas regardé un kilomètre, ni les
podiums, mais j’avais toujours
cela en tête. Le restaurant a eu du
mal à passer. Je suis dans un
meilleur état d’esprit ce lundi. Je
ne fais pas grand-chose, des trucs
de vacancier, d’un garçon de 25,
30 ans. J’essaye de profiter de la
vie. J’essaye.

Dans le documentaire diffusé
dimanche soir par France 2, qui
vous a suivi de près pendant le
Tour, on vous voit dire à Marc
Madiot, le manageur de votre
équipe, Groupama-FDJ :
« J’arrête, je ne peux plus. »
Est-ce une pensée qui vous
habite encore aujourd’hui?
J’aimerais dire non, mais une
partie de moi doit bien reconnaî-
tre que oui. J’ai eu l’impression de
revivre ma discussion avec Marc à
la fin du Tour d’Italie, l’an dernier
[Thibaut Pinot avait été victime
d’une pneumopathie dans l’avant-
dernière étape, alors qu’il était
troisième du classement général].
C’est ce qui fait que c’est dur : ça re-
commence, un an plus tard. Avec
une différence : au fond de moi, le
podium du Giro, je l’ai fait. Là, sur
le Tour, mon classement n’était
pas figé. On ne saura jamais. C’est
très frustrant. Dans ma tête, cela
va de la meilleure à la quatrième
place, mais je me voyais au moins
sur le podium, bien sûr.
Alors je vais continuer, mais
c’est dur. Tout ce que l’on a mis en
place depuis deux ans, cette
équipe énorme autour de moi, et
ça finit comme ça à chaque fois.
Je pense beaucoup à mes équi-
piers. Ils mettent leurs ambitions
de côté pour moi et, au final, ils
n’ont rien. On retiendra un aban-
don.

Est-ce que c’est ce que vous
retenez de ce Tour?
Moi, bien sûr, c’est ce que je re-
tiens. Plus tard on me parlera de ça,
pas de ma victoire d’étape au Tour-
malet [Hautes-Pyrénées]. Heureu-
sement qu’elle est là, qu’elle laisse
une trace quand même. Mais cet
abandon, je ne l’accepte pas. Cette
blessure ne m’est jamais arrivée et
ne m’arrivera plus jamais. C’est
pire que de la poisse.

Une injustice?
Bien sûr. J’en viens à me dire
que l’injustice fait partie de moi.
Je ne pense pas mériter tout cela.
Tout ce que je peux, je le donne
sur le vélo. Mais, comme dit Marc
Madiot, peut-être qu’un jour, ça
paiera.

Peut-être?
Peut-être. On verra à la fin de ma
carrière si Marc avait raison.

Vous disiez à « L’Equipe », avant
le départ du Tour de France,
avoir la conviction qu’il vous
arriverait un jour « quelque
chose de grand ». Avez-vous
encore cette conviction
aujourd’hui?
J’y crois encore. Je veux revenir
sur le Tour l’an prochain. J’ai passé
un cap au niveau physique et men-
tal depuis le Tour d’Espagne l’an
dernier, je sais que je peux être un
des meilleurs coureurs du monde.
C’est ce que j’aurai à l’esprit l’an
prochain.
Je me suis toujours battu, cela
fait partie de mon histoire. On fera
un bilan à la fin de ma carrière, on
verra bien si tous ces revers ont
servi à quelque chose. Si un jour je
gagne ce qui me fait rêver, si un
jour je gagne le Tour de France, je
me dirai que c’est grâce à tout ça.
Sinon, ce sera un échec : je n’aurai
pas gagné ce que j’aurais dû.

Revenons à votre blessure. La
douleur apparaît au début de la
première étape des Alpes, dans
la descente du col de Vars?
Dans la montée de Vars, je sens
une petite gêne, rien du tout. Mais
en bas de la descente, au ravitaille-
ment, une fois que le muscle est
froid, je comprends. La douleur va
en s’aggravant et dans le col de
l’Izoard [Hautes-Alpes] , j’ai déjà
très mal. Dans le col du Lautaret, je
pédale sur une jambe. On était sur
le grand plateau, avec le vent de
dos, en force, ça faisait très, très
mal. Je n’attendais qu’une chose,
c’était d’arriver dans le Galibier,
que l’on passe le petit plateau pour
monter plus en souplesse.

Comment peut-on suivre
l’attaque de Geraint Thomas
sur une jambe dans le col
du Galibier?
Parce que je ne voulais pas lâcher
ce jour-là. Dans la tête, j’étais en-
core solide. Le muscle était aussi
ultrachaud, ça faisait très mal mais
ça passait. Sur une jambe, j’étais là.
Mais la descente a été horrible, je
ne pouvais pas relancer.

Sans cela, auriez-vous pu partir
avec Bernal dans le Galibier?
On ne saura jamais et je n’ai pas
envie de me poser cette question.
J’étais sur une jambe, c’est tout.

Au soir de l’étape de Valloire,
quel est votre état d’esprit?
Je sais déjà que c’est terminé. Je
n’arrivais pas à descendre les es-
caliers ni à les monter. Dès lors,
cela semble compliqué de courir
deux étapes de montagne. Le len-
demain matin, j’avais un peu
moins mal, je pouvais plier la
jambe. Mais j’avais la boule au
ventre. Au départ, j’avais peur.
Peur d’abandonner. Ce que j’ai
vécu, je me l’étais imaginé toute la
nuit d’avant. J’avais peu dormi car
je le sentais venir. Toute l’équipe
savait qu’il y avait de grandes
chances que ça se termine
comme ça.
Au bout de 20 kilomètres, j’ai
compris. Je ne sais pas si j’aurai
une douleur aussi intense dans le
reste de ma vie. C’était comme si
j’avais un couteau planté dans la
cuisse, chaque coup de pédale
était une souffrance terrible.

A quoi pensez-vous durant
ces minutes où vous êtes
décroché du peloton, mais
encore en course?
Tout s’effondre. Ce sont telle-
ment de sacrifices, tellement de

Je suis abasourdi, je ne me rends
compte de rien.

Cette blessure, sait-on vrai-
ment d’où elle vient? Vous avez
parlé d’un coup de guidon à
votre cuisse en voulant éviter
une chute, dans l’étape arri-
vant à Gap, la veille...
Non, on n’a aucune certitude et
sans doute qu’on n’en aura ja-
mais. J’aurai toujours ce doute. Je
m’étais préparé mentalement à
tomber malade sur le Tour, je sa-
vais que ça pouvait m’arriver,
comme souvent. Mais ça, non.

Peut-elle avoir une source
psychologique?
Je ne pense pas. Quand je tombe
malade en fin de grand tour, peut-
être est-ce justement parce que je
stresse de tomber malade. Mais
là, j’étais sûr de moi. Lors de la
journée de repos, lundi après les
Pyrénées, je n’étais pas fatigué, je
n’avais aucune douleur muscu-
laire, j’étais frais physiquement et
mentalement. Ça n’a vraiment
rien de psychologique, non.
Pour moi c’est le destin, et je le
prends comme ça. Dans ma tête,
j’étais impatient d’être dans les Al-
pes, je n’avais aucune peur. Peut-
être qu’Egan Bernal aurait été
plus fort, mais j’avais de l’avance
au classement général, et je ne
vois pas pourquoi trois jours
après Prat d’Albis [Ariège] , ma
condition aurait été moins
bonne. J’étais prêt.

Vous dites ne pas apprécier
la célébrité et, à trois jours de

gagner peut-être le Tour de
France, une blessure vous
pousse à l’abandon... On peut
s’interroger sur la part
psychologique?
Peut-être que si j’avais gagné le
Tour, j’aurais regretté de l’avoir
gagné, parce que je ne voulais pas
de cette vie-là. Mais j’ai été pris
par l’engouement du public, par
tout ce qu’il y avait autour, et je
voulais le faire.

Et vous pensiez le faire?
Jusqu’au milieu du Tour, je vi-
sais le podium. Mais l’arrivée à
Prat d’Albis, où je lâche les mecs
un par un, m’a fait prendre cons-
cience que j’étais costaud. Menta-
lement, j’avais pris le dessus sur
tout le monde. Et physiquement,
j’étais encore frais. Je n’avais pas
tout dépensé. Ça allait. Même en
ayant perdu une minute et qua-
rante secondes dans une bordure,
j’étais en train de jouer la gagne.

Avant de perdre du temps dans
cette bordure, vous étiez sur
un nuage. Vous êtes-vous dit

qu’il ne vous arriverait rien
pendant trois semaines?
Moi, non. Je ne me suis pas dit
ça. Je connaissais la réalité de la
course, j’étais attentif, préparé à
cette étape d’Albi que je ne sentais
pas. J’étais au garde-à-vous. Peut-
être que certains équipiers ou le
staff l’étaient moins et ont été
moins vigilants. Collectivement,
ce jour-là, on était moins unis.
Je suis aussi coupable, en tant
que leader. Je n’ai peut-être pas
été assez bon pour motiver les
gars, peut-être aussi ai-je mis un
coup de frein où il ne fallait pas.
Mais je me dis que la bordure était
un don du ciel. Car j’abandonne
en étant cinquième, et pas
deuxième à dix secondes de Ju-
lian. C’était peut-être un signe.

Après les Pyrénées, avez-vous
formulé la conviction que vous
alliez gagner le Tour?
Non. Mais il n’y avait pas besoin
de se le dire. C’était dans le regard
de tout le monde. Personne
n’osait le dire, et personne dans
l’équipe ne l’a jamais dit formelle-
ment, mais plus les jours avan-
çaient, plus ça se sentait, plus ça se
voyait, dans les yeux de mes coé-
quipiers, du staff, du public. La
possibilité de la victoire se sentait
partout. Je pensais que je pouvais
gagner mais c’est comme si je ne
me rendais pas compte que l’on
parlait du Tour de France. J’étais
prêt à gagner une course de vélo,
tout simplement.
J’étais heureux d’être là. Je me
suis complètement pris au jeu du
Tour. On sentait avec Julian [Ala-
philippe] que quelque chose se
passait. Les frissons de ma vic-
toire au Tourmalet, je ne les avais
pas eus ailleurs. Les émotions que
tu n’oublies jamais, ce n’est que
sur le Tour.

Vous sentez-vous prêt
désormais à le remporter?
Oui. L’an prochain, je repartirai
avec l’objectif de faire le mieux
possible, le plus près du podium,
comme cette année. Clamer haut
et fort que je veux gagner le Tour
ne servirait à rien. Et que je le dise
ou non, on me citera comme fa-
vori du Tour.

Ce sera désormais votre objec-
tif prioritaire chaque année?
Chaque année, je ne sais pas.
L’an prochain, oui. Ma carrière
va passer vite. Avoir 30 ans l’an
prochain me fait déjà mal. Je me
voyais maillot blanc du meilleur
jeune il n’y a pas longtemps, et
là je bascule sur la trentaine.
C’est dur.

Avant cela, il y a la fin
de saison...
C’est compliqué. Il y a encore les
courses en Italie, en octobre,
mais dans la tête, ce n’est pas pa-
reil : les deux plus belles, Milan-
Turin et le Tour de Lombardie, je
les ai gagnées. Si je ne suis pas à
100 %, ce sera plus pour aider Da-
vid Gaudu. La question se pose :
faut-il s’impliquer à bloc pour la
fin de saison ou déjà penser à
celle d’après, qui sera impor-
tante, avec le Tour de France, les
Jeux olympiques de Tokyo et les
championnats du monde en
Suisse? Dans ma tête, je suis déjà
sur la saison prochaine.p
propos recueillis par
clément guillou

Thibaut Pinot le 3 juillet, à Bruxelles. MARCO BERTORELLO/AFP

« Je n’arrivais pas
à descendre
les escaliers ni
à les monter. Dès
lors, cela semble
compliqué de
courir deux
étapes de
montagne »

choses qui brûlent en dix bor-
nes. J’abandonne à côté de
William [Bonnet] , le père du
groupe. C’est un symbole. Il me
dit que je n’ai rien à prouver,
qu’il est fier de moi.
J’aurais voulu finir dernier.
J’aurais voulu finir le Tour. Quand
je lâche, je demande de suite aux
directeurs sportifs s’il y a un grup-
petto derrière pour me mettre de-
dans. Mais il n’y en avait plus, il
n’y avait que William. J’ai compris
que ce serait impossible.

Il y a ensuite ce trajet dans la
voiture, après votre abandon...
Ces moments-là, ce trajet jus-
qu’à 18 heures, font partie des
heures les plus longues de ma car-
rière. C’est... horrible. Tu entends
Radio Tour, tu vois la course, tu ne
comprends pas ce que tu fais là.
Tu es complètement perdu.

Vous entendez que Bernal
attaque, que Julian Alaphilippe
perd son maillot jaune?

« Je me voyais
maillot blanc
du meilleur jeune
il n’y a pas
longtemps,
et là je bascule
sur la trentaine.
C’est dur »

« Je pense
beaucoup à mes
équipiers.
Ils mettent leurs
ambitions de
côté pour moi, et
au final ils n’ont
rien. On retiendra
un abandon »
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