Marie Claire N°805 – Septembre 2019

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Moi lectrice 126


L


a première fois, j’avais 5 ans. À l’école, j’avais
fièrement annoncé que nous avions un cro-
codile dans la baignoire quand mes cama-
rades vantaient leur chien et leur chat. À
8 ans, mes parents ont été convoqués par la maîtresse
car je racontais qu’ils n’étaient pas mes vrais parents
et que j’avais été adoptée. À 12 ans, je sortais avec un
grand de terminale. C’était secret, bien sûr. En réa-
lité, mon amour de vacances avait le même âge ingrat
que moi. À 15  ans, mon séjour linguistique au fond
de la banlieue de Manchester s’est converti en voyage
aux États-Unis. Et ça n’a jamais cessé. Pour autant,
je n’ai pas décidé de mentir. C’est une seconde nature
chez moi. Les mots sortent tout seuls, ils devancent
ma pensée. Je m’entends mentir en spectatrice de
mes paroles. Lorsque je réfléchis, c’est trop tard, j’ai
déjà tout déballé. Car aucun de mes mensonges n’est
construit ni calculé, vu que je ne cherche à manipuler
personne. Je n’invente rien non plus. J’embellis seu-
lement les faits ou je les amplifie. Il y a encore peu
de temps, à propos d’un acteur, je n’ai pas résisté : « Je
le connais bien », alors que j’avais juste discuté avec
lui au bar du TGV le temps d’un trajet Lyon-Paris. J’ai
beau me dire : « Tais-toi, n’en rajoute pas! » je tiens
une semaine, et le naturel revient.
Longtemps, cela ne m’a pas gênée, je ne m’interro-
geais même pas, je le voyais comme un trait de ma
personnalité, car mes petits arrangements avec la
réalité ne portent sur rien de sérieux ni de répréhen-
sible. Je n’invente pas de maladie à quelqu’un de ma
famille, je ne crie pas au loup pour moi-même, jamais
je n’aurais eu l’idée ignoble de me faire passer pour
une fausse victime des attentats, je ne triche pas non
plus sur mon travail. J’ai un master en droit et je suis
juriste, je ne fais pas croire que je suis magistrate ou
avocate. Je ne frime pas avec des voyages mirifiques
dans des palaces cinq étoiles où je ne suis jamais allée
ni des soirées avec des célébrités.


J’avais peur de n’intéresser personne
Paradoxalement, les réseaux sociaux me protègent.
On les critique pour la scénarisation de soi à laquelle
ils incitent, moi, ils m’aident à ne pas trop me laisser
embarquer dans mes mensonges si je veux faire des
posts crédibles. Même avec des filtres, difficile de
faire passer La Baule pour Miami. Ce qui ne m’em-
pêche pas d’exagérer. L’unique fois où je suis allée au
festival de Deauville a fait de moi « une habituée » et
mes vacances au Mexique, du pur tourisme, se sont
muées en « j’y ai vécu ». C’est d’ailleurs à ce sujet que


je me suis sentie prise à mon propre piège pour la
première fois, quand des copains auxquels je tiens
m’ont demandé : « Tu nous indiqueras les super-spots
non touristiques. » La peur m’a figée, mais cesser de
mentir m’effrayait encore plus. Car l’équilibre de ma
vie, certes factice, reposait sur mes mensonges.
En effet, grâce à une bourse étudiante, je suis venue
à Paris et j’ai été admise dans une université cotée où
les étudiants sont majoritairement issus d’un milieu
bourgeois quand le mien est ouvrier. Mon père est
métallurgiste et ma mère travaille dans une cantine
scolaire. Malgré ma bonne intégration par mes
études, je me vis toujours comme la provinciale qui
ne connaissait rien en arrivant. Pas par manque de
curiosité, mais faute de moyens. Je n’étais allée au
théâtre qu’avec le lycée. Le cinéma, c’était seulement
à Noël et pour les anniversaires. Je n’avais jamais
mangé chinois ou japonais. Alors que cela me semble
banal pour un petit Parisien.
Finalement, depuis que je suis toute petite, j’ai tou-
jours eu le sentiment de devoir faire plus. De devoir
faire mes preuves pour mériter d’être acceptée, jus-
tifier de mes qualités et être à la hauteur des autres,
plus cultivés, plus vifs d’esprit, dotés de plus de pres-
tance. Ils avaient de l’envergure, le monde leur appar-
tenait, ils avaient un avenir. Moi, je me sentais
disqualifiée d’avance. J’avais peur de n’intéresser
personne si je restais moi « en vrai », peur que l’on se
détourne de moi parce que, socialement, je venais
d’une autre planète. Et arrêter de mentir revenait à
dire que je l’avais fait. Dans tous les cas, on m’aurait
jugée et exclue du groupe et je me serais retrouvée
isolée à Paris. Ma hantise. Il faut s’aimer suffisam-
ment pour tolérer un tête-à-tête avec soi-même. Mais
à l’époque, je n’en avais évidemment pas conscience,
je me disais juste que je ne devais pas me démarquer
de mon entourage. J’ai donc continué à mentir avec
l’illusion de prendre le dessus sur cette situation qui
me dépassait totalement.
Jusqu’à ce que ça se retourne contre moi. « Tu ne peux
pas comprendre! Tu es née avec une petite cuillère en
argent dans la bouche », me suis-je vue opposer lors
d’une discussion avec des amis et Bastien, mon
amoureux, sur le conflit social né de la fermeture
d’une usine. Mes mensonges délégitimaient mon
opinion et, en plus, on me reprochait d’être une bour-
geoise. Car comme d’habitude, j’avais menti à
Bastien en le rencontrant, et même un peu plus que
d’ordinaire, car il me déstabilisait beaucoup, tant
ma vie me semblait insipide à côté de la sienne.
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