HANNAH ASSOULINE/OPALE/LEEMAGE
ELLE. À quoi ressemblait votre mère?
SYLVAIN TESSON. Elle était brune, elle avait les yeux en amande,
écartés, les pommettes larges, un sourire mélancolique, un visage
sibérien alors qu’elle était de vieilles racines (peut - on écrire ce mot ?)
berrichonnes. C’était l’Olga de l’« Onéguine » de Pouchkine! Un
clochard russe qu’elle aidait en bas de chez elle, à Paris, croyait avoir
reconnu en elle une compatriote. Il l’appelait « Natacha ». Elle en
avait fait une nouvelle (elle était l’auteure d’un recueil fantastico-
scientifique aux éditions Des Femmes, « Ne me touche pas »).
ELLE. Un geste dont vous vous souvenez particulièrement?
S.T. Elle avait une manie, acquise quand elle dirigeait « Le Quotidien
du médecin ». Comme elle redoutait de parler en public, elle allait
dans les émissions de télévision en serrant des mouchoirs en papier
dans ses mains. Je me souviens de ce détail parce que mon père et
mes sœurs (et moi-même) aimions le théâtre, l’exhibition, l’estrade,
les bals costumés et le guignol du Luxembourg. Elle était la plus inté-
rieure de nous tous, la plus nouée (Sartre décrit Jules Renard par cet
adjectif ). Il fallut qu’elle compose toute sa vie avec un mascaret exis-
tentiel, c’est-à-dire avec une correction permanente de ses pen-
chants. Elle était solitaire, mais joua le jeu de l’entrepreneur. Elle
voulait voyager, elle dirigea des journaux. Elle s’épouvantait de
l’explosion démographique, elle eut trois enfants.
Mais c’est un trait de famille : nous vivons à
rebours de nous-mêmes.
ELLE. Est-ce qu’elle nourrissait des ambitions
pour vous?
S.T. Il y avait un goût de l’ordre chez elle. En
mai 1968, elle venait de connaître mon père,
elle avait 26 ans et terminait ses études de méde-
cine. Mon père, rédacteur en chef de « Com-
bat », s’enthousiasmait esthétiquement (dans les
premiers jours de la kermesse, du moins) pour la
contestation des lords de Saint-Germain. Elle
réprouvait ce folklore. Elle nous éleva dans l’obli-
gation que tout soit bien rangé. Et dans l’interdic-
tion de se plaindre. Elle est morte d’une phlébite
qu’elle avait détectée mais négligée. Son mépris
d’elle-même était à proportion de sa générosité. « Elle est morte
parce qu’elle était modeste », a dit la dame hongroise qui nous
éleva. C’est une épitaphe à la Sándor Márai.
ELLE. Ce qu’elle a fait de plus fou?
S.T. Elle a épousé mon père. Il y avait une impossibilité apparente
dans l’union de ces deux caractères. Lui éruptif, ma mère impavide ;
lui spontané, elle réfléchie ; lui prodigue, elle économe. Lui le théâtre,
elle la rhumatologie. Mais la chimie est plus forte que la contradic-
tion : deux agents opposés se mélangent et créent un tout supérieur
à l’addition des parties. Parfois cela explose (l’acétone sur l’eau
ox ygénée). Par fois c’est l’amour. Ce fut l’amour. Jusqu’à la mor t.
ELLE. Que vous a-t-elle enseigné?
S.T. Pas la rigueur, hélas. Mais, comme mon père, elle avait une
froideur devant l’événement, qualité utile dans une époque où
chacun travaille à être soi-même (programme horrible !). Elle réflé-
chissait en médecin. Jean-Christophe Rufin, qui a été très amical
avec moi quand elle est morte, m’a expliqué cette « pensée médi-
cale » appliquée à tous les champs. Elle était nette et précise, immé-
diate et infiniment sérieuse. Au journal, les collaborateurs l’appe-
laient « la tsarine ». Quel repos d’avoir un roc pour mère, dans un
monde de moulins à vent!
2 AOÛT 2019
ELLE.FR 31
ELLE. Qu’avez-vous hérité d’elle?
S.T. Elle avait vécu un an à Moscou à l’époque de Brejnev pour sa
thèse de médecine. Elle en a rapporté une slavophilie qui ne l’a
jamais quittée. Elle chantait les airs d’Okoudjava sur sa guitare, elle
parlait le russe. Nos parents nous ont emmenés en URSS juste avant
la déplorable chute de l’Union. Nous avons été nourris de choux et
vivons toujours dans l’amour de la vieille gloire russe. Le monde slave
est le fonds de soutien moral de l’Occident. Il y a en réserve tout ce
que la France méprise : la fantaisie, la tendresse, la naïveté, l’excès.
ELLE. Vous a-t-elle jamais déçu?
S.T. Je ne comprenais pas très bien pourquoi elle
me tenait la bride si serrée. Peut-être les mères
sont-elles des êtres inquiets? Quand j’ai grimpé
la tour Eiffel (par l’extérieur), à 16 ans, elle a été
préoccupée. Quand j’ai pu quitter le merveilleux
paddock dans lequel je fus élevé, je m’en fus au
galop, droit dans la steppe (vers la Russie). Je
n’aime pas beaucoup cette idée paresseuse (et
viennoise) que tout se joue dans l’enfance, mais
ma frénésie de mouvement provient peut-être –
par effet de libération – de mon enfermement
doré. Ainsi des ressor ts : on les tend, ils se cassent!
ELLE. Et vous, l’avez-vous déçue?
S.T. Je ne l’ai pas inquiétée quand j’ai failli mourir, à la verticale d’un
été horrible. Elle venait de mourir. Quelle histoire russe! Nous fûmes
dévastés par sa mort accidentelle. Par déférence pour ce qu’elle fut,
nous n’avons pas laissé les larmes nous couler sur les joues en public.
ELLE. Comment survit-on à la mort de sa mère?
S.T. Très bien, merci. Toute assemblée finit toujours par aller déjeuner
après les obsèques. C’est le caractère légèrement écœurant de la
vie qui continue. Nous l’avons trahie, car elle ne voulait pas être enter-
rée dans un cimetière de banlieue avec tout le décorum du chrysan-
thème. Mais les morts ont tort. Sa mort fut subite, il nous fallait une
consolation immédiate que nous trouvâmes dans la possibilité d’une
tombe plutôt que la pensée de son corps disséqué par des étudiants.
ELLE. Comment vous apparaît-elle aujourd’hui?
S.T. Je pense tous les jours à elle, je fais des prières au ciel auquel je ne
crois pas. J’imagine son visage quand je dors dans les bois, quand
j’entends la liturgie de saint Jean Chrysostome. Je vais dans les églises
orthodoxes et mets des cierges qui me rappellent ses pommettes. Je
manifeste plus de déférence à sa mémoire que je ne lui ai exprimé
d’affection de son vivant. Ainsi des fils imbéciles : ils sont ingrats. Ils négli-
geaient la mère vivante, ils vénèrent la reine morte. C’est trop tard! n
PEUT-ÊTRE LES MÈRES
SONT- ELLES DES
ÊTRES INQUIETS?
QUAND J’AI GRIMPÉ
LA TOUR EIFFEL,
À 16 ANS, ELLE A ÉTÉ
PRÉOCCUPÉE.
Sylvain Tesson