L’homme en rose - MÉMOIRES D’UN COMBATTANT

(mbarhone) #1

14 MÉMOIRES D’UN COMBATTANT • OCTOBRE 2022


Ma famille


Mon autre grand ancrage au Maroc, et non le moindre,
c’est ma famille. J’ai été élevé par une femme monoparentale
et analphabète, de surcroît divorcée, une super-maman par
excellence. Elle s’appelle Khadija, prénom trahissant ses origines
Marrakchi (de Marrakech). Elle a été ruinée par la séparation
avec son mari et ne s’est jamais remariée, honnie par la société
conservatrice de son temps. Elle a dû être une combattante de
tout instant pour réussir à nous élever seule. Et elle a véritablement
tout fait pour nous, pour notre bonheur et pour notre réussite.
C’est quand j’ai eu cinq ans que mon père nous a quittés. Il
n’est d’ailleurs père qu’au sens biologique le plus strict du terme.
On me raconta plus tard qu’à l’audience au tribunal de la famille,
ma mère avait dit au juge : « je ne demande pas de pension, je veux
juste la garde de mes enfants », ce que mon père avait accepté
sans hésitation. À la sortie de l’audience, trop fier de son coup,
il ajouta en signe de défi : « on verra bien ce que tu vas en faire,
de tes enfants! ». Ce fut là ma première leçon, d’ailleurs l’une des
plus influentes, qui m’a ouvert les yeux sur la nécessité absolue de
donner toute son importance aux mères face au désengagement
des pères. Du reste, ce défi insolent de mon père, ma mère a su
le relever avec brio.


Mon frère Mustapha, de deux ans plus jeune que moi, partagea
tout mon quotidien d’enfant, à commencer par notre chambre à la
maison et cherchant toujours à imiter son aîné, quelquefois avec
une petite pointe d’une douce jalousie.


Ma sœur Intissar, elle, de quatre ans plus jeune que moi, était la
seule fille. Très tôt, elle trouva sa passion dans la musique, passion
à laquelle elle se consacrait très sérieusement pour en faire une
vocation.


Et il y avait ma tante Habiba qui a joué un rôle important
durant toute ma vie! Mariée et sans enfant, elle s’est beaucoup
consacrée à nous, devenant une deuxième mère, en plus d’être


MÉMOIRES D’UN COMBATTANT • OCTOBRE 2022 15

un refuge, une confidente et un soutien indéfectible pour notre
mère. Féroce colonelle, elle ne lésinait jamais pour nous discipliner
et nous réprimander pour notre bien, bien sûr, prenant le relais de
ma pauvre maman parfois débordée, qui devait toujours jouer cet
ingrat et exténuant jeu d’équilibriste. C’est le sort de tout parent
seul, celui d’être à la fois tout amour et toute rigueur, à la grande
confusion du jeune môme, alors qu’il devrait normalement y avoir
deux personnes pour cette puériculture immémoriale de bon cop
bad cop.

La maison maternelle, quant à elle, était marquée, grâce
aux gens fabuleux qui l’habitaient, par ses odeurs de cuisine
marocaine, de cocotte-minutes, de tajines, de petites pâtisseries.
La cuisine marocaine n’est pas une cuisine express, elle ne se
prête pas au format restauration rapide. Faite pour être partagée
et mangée à la main à même un grand plat central pour tous les
convives, elle prend beaucoup de temps et nécessite beaucoup
de travail. Un couscous du vendredi, par exemple, peut prendre
plus de la moitié de la journée à préparer. Malgré tout, la cuisine
était toujours d’une propreté éclatante, et je me suis toujours
demandé comment ma mère, constamment occupée, réussissait
un tel exploit.

Comme toutes les maisons beldi – traditionnelles,
littéralement « du pays » –, notre maison d’enfance était richement
décorée de zellige, ce carrelage aux mille couleurs et aux motifs
parfaitement symétriques qui ornaient chaque centimètre carré
des murs et du sol. Ici, du bois sculpté, frais et odorant, qui
meublait notre espace de vie ; là, une terrasse, avec des vues
imprenables sur l’océan et la ville, où nous ne manquions jamais
la chance d’une soirée sous les étoiles, un thé à la menthe en
main. De quoi valoir son pesant d’or pour tous ces investisseurs
immobiliers qui débarquent aujourd’hui et rachètent à tour
de bras les dernières vieilles maisons des médinas du Maroc.
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