MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

10 |


ÉCONOMIE & ENTREPRISE

MARDI 30 JUILLET 2019

La folie des taux bas ne se dément pas

Mercredi, la Fed pourrait annoncer une baisse de ses taux directeurs. La BCE agirait aussi en septembre


C

e n’est pas arrivé depuis
plus de dix ans. Mercredi
31 juillet, à l’issue d’une
réunion de deux jours, la
Réserve fédérale américaine (Fed)
pourrait baisser ses taux direc-
teurs, qui évoluent aujourd’hui
entre 2,25 % et 2,50 %. Inquiète de
la faiblesse de l’inflation comme
du ralentissement de la croissance
mondiale, elle précéderait alors de
quelques semaines la Banque cen-
trale européenne (BCE). Jeudi
25 juillet, celle-ci a préparé les es-
prits aux nouvelles mesures de
soutien à l’activité qu’elle devrait
dévoiler en septembre. Elle pour-
rait notamment baisser encore
son taux de dépôt, déjà à – 0,4 %
depuis trois ans – l’équivalent
d’une taxe imposée sur les réser-
ves excédentaires des banques.
C’est dire si l’ère des taux bas, cri-
tiquée par les uns, qualifiée de
« nouvelle normalité » par les
autres, est partie pour durer. Sous
l’effet des politiques accommo-
dantes des banques centrales


  • mais aussi, de la croissance et de
    l’inflation structurellement plus
    faibles qu’autrefois –, le coût des
    emprunts dans les économies
    avancées a nettement chuté ces
    dernières années.


Une aubaine pour les Etats
« Il s’agit d’une tendance de fond,
expliquait au Monde Olivier Blan-
chard, ancien chef économiste du
Fonds monétaire international
(FMI), il y a quelques semaines. De-
puis le milieu des années 1980, les
taux d’intérêt sans risque, à savoir
ceux pour lesquels les titres sans ris-
que trouvent preneurs dans les éco-
nomies, ont chuté de près de 5 %,
ajusté de l’inflation. » Et cela
brouille totalement les repères des
agents économiques, pour qui les
conséquences sont aussi comple-
xes que disparates.
Les Etats, eux, sont les grands ga-
gnants. Le 4 juillet, le Trésor fran-
çais a ainsi emprunté près de
5 milliards d’euros sur dix ans à un
taux négatif (– 0,13 %) pour la pre-
mière fois de son histoire. Cela si-
gnifie que des investisseurs prêts à
tout pour trouver un placement
sûr ont accepté de perdre un peu
d’argent en achetant des obliga-
tions tricolores. Et la France n’est
pas la seule dans ce cas : en Allema-
gne, les taux à dix ans sont néga-
tifs depuis de longs mois déjà.
Pour les finances publiques, c’est
une aubaine. Selon la Cour des

comptes, la France devrait ainsi
économiser 4 milliards d’euros
sur la charge de la dette en 2020,
par rapport à ses prévisions initia-
les. Le Portugal et l’Espagne, qui
empruntent désormais respecti-
vement à 0,44 % et 0,35 % sur dix
ans, contre plus de 7 % pendant la

crise, ont pu retrouver la maîtrise
de leurs finances publiques.
Problème : « comme le coût de la
dette est plus faible, les Etats sont
moins incités à sélectionner les dé-
penses efficaces », prévient Patrick
Artus, économiste chez Natixis.
Toute la question est de savoir si
les gouvernements profitent des
taux bas pour privilégier les inves-
tissements qui gonfleront la crois-
sance future (infrastructures,
transition écologique, etc.) ou
pour payer des dépenses couran-
tes, à l’intérêt limité. « D’où l’im-
portance d’évaluer les politiques
publiques », ajoute M. Artus.
De même, les taux bas facilitent
l’obtention de crédits pour les
PME, en particulier dans les pays
du sud de la zone euro, où ils
avaient beaucoup trop grimpé

pendant la crise. Revers de la mé-
daille : ils contribuent également à
maintenir artificiellement en vie
des entreprises peu rentables, qui
sans cela, seraient vouées à dispa-
raître. C’est ce que les économistes
appellent les entreprises « zom-
bies », qui limitent le dynamisme
de la reprise.
Et les ménages? Tout dépend de
leur situation financière et de leur
patrimoine. A première vue, ceux
qui empruntent sont gagnants. En
juin, le taux d’intérêt moyen des
prêts immobiliers en France est
ainsi tombé à 1,25 %, hors assu-
rance, selon l’observatoire men-
suel Crédit Logement CSA. Un plus
bas historique, au grand profit des
particuliers aspirant à la propriété.
Mais dans certaines grandes vil-
les, comme Paris, les taux bas favo-

risent également la montée des
prix, si bien que les moins aisés ac-
cèdent plus difficilement au mar-
ché immobilier...

Les banques mécontentes
Lorsqu’ils épargnent, les ménages
sont en revanche plutôt perdants :
la rémunération de leurs bas de
laine a fondu. Le livret A ne rap-
porte ainsi plus que 0,75 % (contre
3,5 % en 2008), tandis que le rende-
ment moyen de l’assurance-vie en
euros est tombé à 1,8 % en 2018,
avant impôt. Ces placements ne
protègent donc plus beaucoup
contre l’inflation, ressortie à 1,3 %
en juin dans la zone euro.
Dès lors, les taux bas lèsent-ils
les plus riches, dont la propension
à épargner est plus élevée? Ou ac-
centuent-ils le creusement des

La guerre commerciale va-t-elle se muer en guerre des monnaies?


Les Etats-Unis pourraient intervenir sur le marché des changes pour affaiblir le dollar et soutenir leurs exportateurs


L


orsqu’il ne s’en prend pas au
premier ministre suédois, à
la taxe française sur les
géants du numérique (GAFA) ou
aux vins de l’Hexagone, le prési-
dent américain, Donald Trump,
accuse ses partenaires de manipu-
ler leur devise. « La Chine et l’Eu-
rope se livrent à de grandes mani-
pulations monétaires et injectent
de l’argent dans leur système pour
concurrencer les Etats-Unis, accu-
sait-il sur Twitter, le 3 juillet. Nous
devrions répondre, ou continuer
d’être les imbéciles assis poliment
et regardant les autres pays jouer
leur jeu – et ils le font depuis des an-
nées! » Jeudi 25 juillet, lors de sa
conférence de presse, le président
de la Banque centrale européenne
(BCE) Mario Draghi lui a répondu
laconiquement, en rappelant que
son institution « n’a pas d’objectif
de change ».
Face aux attaques répétées de
Trump, investisseurs et analystes,
dont ceux de Goldman Sachs, ING,
Pimco et Citigroup, sont de plus
en plus nombreux à redouter que

la guerre commerciale ne se dou-
ble d’une guerre des monnaies.
Pour rappel, celle-ci a lieu lors-
qu’un ou plusieurs Etats inter-
viennent unilatéralement sur les
marchés des changes pour affai-
blir le cours de leur devise, dans
l’espoir de donner un coup de
fouet à leurs exportations.
Depuis trente ans, les dernières
grandes actions sur les changes
ont, à l’inverse, été menées de ma-
nière concertée. Comme en 2011,
lorsque les principales banques
centrales ont agi ensemble pour
éviter l’effondrement du yen
après le tsunami de Fukushima.
En 1995, la Réserve fédérale (Fed),
le Trésor américain, les instituts
monétaires d’Europe et celui du
Japon s’étaient aussi accordés
pour soutenir le dollar face au yen
et au deutsche mark.
Depuis 2011, seule la Banque po-
pulaire de Chine (PBoC) a dévalué
le cours du yuan, en 2015 puis
en 2016. La BCE et la Banque du Ja-
pon, elles, ne sont plus interve-
nues directement sur les changes.

En revanche, elles ont lancé des
programmes massifs de rachats
de dettes publiques et privées (le
quantitative easing en anglais, ou
QE) visant à lutter contre le risque
déflationniste. Même si ce n’était
pas l’objectif affiché, ces rachats
ont eu pour effet secondaire de ti-
rer vers le bas le cours de l’euro et
du yen. On ne peut donc pas parler
de guerre monétaire stricto
sensu... Mais plutôt, de « guerre
froide des monnaies », estime Joa-
chim Fels, conseiller économique
mondial de Pimco.

La Fed agace Donald Trump
Donald Trump pourrait-il ré-
chauffer celle-ci? Peut-être bien.
Selon le Fonds monétaire interna-
tional (FMI), le taux de change ef-
fectif du dollar est aujourd’hui su-
révalué de 6 % à 12 %, principale-
ment du fait de la croissance dyna-
mique des Etats-Unis. En effet,
celle-ci attire massivement les in-
vestisseurs de la planète sur le sol
américain, ce qui pousse mécani-
quement le billet vert à la hausse.

Pour en freiner le cours, le Trésor
américain pourrait être tenté de
piocher dans ses 123 milliards de
dollars (110 milliards d’euros) de
réserves de devises, pour l’essen-
tiel détenues par son Fonds de sta-
bilisation des changes. Mais cela
pèse peu au regard des 3 000 mil-
liards de dollars de réserves dont
dispose la Chine. En outre, il
s’échange chaque jour l’équivalent
de 5 000 milliards de dollars sur le
marché mondial des changes, soit
cinq fois plus qu’en 1995... « Toute
tentative d’action unilatérale du
Trésor américain sur les devises se-
rait donc vouée à l’échec, à moins
qu’il puisse compter sur l’aide de la
Fed », juge Paul Ashworth, de Capi-
tal Economics, dans une note.
Problème : celle-ci n’obéit pas
aux ordres de Washington. Elle
agit dans le seul cadre de son man-
dat, à savoir rechercher le plein-
emploi et maintenir l’inflation
autour de 2 %. Une indépendance
qui agace Donald Trump, con-
vaincu que l’institution monétaire
maintient des taux directeurs trop

élevés. Pourrait-il mettre la Fed au
pas du politique? Celle-ci perdrait
alors en crédibilité, au risque de
déstabiliser les marchés.
A moins qu’elle ne décide elle-
même de soutenir le Trésor, bri-
sant sans concertation l’accord de
non-intervention conclu avec les
autres banques centrales. Par
exemple, en imprimant massive-
ment de nouveaux dollars, pour
en faire baisser le cours. « Mais les
autres continents ne manque-
raient pas de réagir, ce qui limite-
rait l’effet d’une telle mesure », re-
marque encore Paul Ashworth. Au
risque d’entraîner le monde dans
une spirale d’où personne ne sor-
tirait gagnant.
En outre, si le dollar faible dope-
rait la compétitivité des produits
américains, il se traduirait égale-
ment par une flambée des prix des
produits importés, au détriment
du pouvoir d’achat des consom-
mateurs. Selon Capital Econo-
mics, l’économie américaine se-
rait globalement perdante.p
m. c.

La France devrait
ainsi économiser
4 milliards
d’euros sur
la charge de
la dette en 2020,
selon la Cour
des comptes

inégalités, en contribuant à gon-
fler les bulles immobilières? Les
économistes sont profondément
divisés sur le sujet. La BCE, de son
côté, souligne que son action a
contribué à créer des millions
d’emplois en zone euro, au profit
des plus fragiles.
Un argument auquel les ban-
ques prêtent peu l’oreille, promp-
tes à se plaindre des mesures de
l’institut de Francfort. Il est vrai
qu’en zone euro, le taux de dépôt
rogne leurs marges, puisqu’il taxe
les liquidités excédentaires qu’el-
les laissent à la BCE à court terme.
Mais le secteur bancaire a, par
ailleurs, largement profité du re-
démarrage du crédit et de l’activité
permis par le taux bas de l’établis-
sement monétaire.
La situation des investisseurs de
long terme, comme les assureurs
vie et les fonds de pension, est plus
délicate. Comme les dettes d’Etat
dans lesquelles ils ont l’habitude
d’investir ne rapportent plus
grand-chose, leur équilibre finan-
cier est fragilisé. Doivent-ils partir
en quête de placements plus ris-
qués? La régulation limite leurs
marges de manœuvre – à juste ti-
tre – car l’épargne des particuliers
et futurs retraités est en jeu.
Au sein des fonds d’investisse-
ment spéculatifs, certains ne
s’embarrassent pas de telles pré-
cautions. Pour offrir le rendement
exigé par leurs clients, ils cher-
chent des produits financiers tou-
jours plus exotiques. Et parfois
dangereux. « Les taux bas ont
cassé le baromètre du risque et
poussent certains à acheter un peu
n’importe quoi, tant que ça rap-
porte », résume un investisseur
parisien. Au risque que cela con-
tribue à la formation de bulles
spéculatives échappant à la vigi-
lance des spéculateurs, et aux
conséquences potentiellement
ravageuses.p
marie charrel

SOURCES : BLOOMBERG ; EUROSTAT – INFOGRAPHIE LE MONDE

5 janvier 2018 29 juillet 2019
Mars 2006 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016

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Taux directeur
FRANÇAIS ALLEMAND
Taux de dépôt
Juin
2018
Janvier
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Juin
2019
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2017 2018Juillet 2019
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1er février
2018

1er février
2008

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1er août
2015

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Les taux de la BCE sont au plus bas Les Etats empruntent de moins en moins cher

Le Livret A rapporte de moins en moins L’inflation reste faible
ÉVOLUTION MENSUELLE DE L’INFLATION, EN %, EN ZONE EURO

PRINCIPAUX TAUX D’INTÉRÊT DE LA BCE, EN % ÉVOLUTION DES TAUX D’EMPRUNT À 10 ANS, EN %

ÉVOLUTION DU TAUX DU LIVRET A, EN %

L’institut
monétaire
de l’UE souligne
que son action
a contribué à
créer des millions
d’emplois
en zone euro

LES CHIFFRES


123 MILLIARDS
C’est le montant, en dollars
(110 milliards d’euros), des ré-
serves officielles de change dont
dispose le Trésor américain.
Une goutte d’eau, au regard
de celles détenues par la Chine
(3 000 milliards de dollars).

5 000 MILLIARDS
C’est le montant, en dollars
(4 500 milliards d’euros), des
échanges réalisés chaque jour
sur les marchés de devises.
En 1995, ils dépassaient à peine
les 1 000 milliards quotidiens.

61,8 %
C’est la part des réserves des
banques centrales de la planète
détenues en dollars, sous forme
de bons du Trésor américain.
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