MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1
12 |
MARDI 30 JUILLET 2019

Egan Bernal,

l’enfance d’un chef

Le Colombien de 22 ans, formé au vélo en


Italie, a conquis son premier Tour de France


avec maturité et confiance en lui


PORTRAIT


I

l y a six ans aujourd’hui,
quand la Colombie s’eni-
vrait de la deuxième place
sur le Tour de France d’un
prodige nommé Nairo Quintana,
Egan Bernal s’asseyait sur les
bancs de l’université de la Sa-
bana, près de Bogota, et lisait
l’écrivain et journaliste polonais
Ryszard Kapuscinski. Il n’y avait à
l’horizon que la barbe poivre et
sel du professeur Jairo Valder-
rama, qui lui transmettait
l’amour de la langue et les rudi-
ments du journalisme, auquel il
se destinait par sécurité.
Nairo Quintana, lointain héri-
tier des escarabajos (« scara-
bées ») des années 1980, venait de
remettre la Colombie sur la carte
du cyclisme mondial, deux mois
après la deuxième place de Rigo-
berto Uran sur le Tour d’Italie.
L’un ou l’autre serait forcément,
un jour, le premier Sud-Améri-
cain vainqueur du Tour de France.
A l’été 2013, Egan Bernal quittait
le cyclisme à regret. Il avait été
l’aiguillon de son enfance et un
lien avec son père, amateur de
bon niveau. Egan et German Ber-
nal avaient roulé ensemble
autour de Zipaquira, une grande
ville à 40 kilomètres de Bogota,
dès lors qu’Egan avait eu 8 ans. Pas
trop tôt, car les routes colombien-
nes sont dangereuses pour les cy-
clistes et German avait surtout re-
tenu du cyclisme qu’il était une
école de souffrance, et peu de pè-
res souhaitent cela pour leur fils.
« Pendant deux ou trois ans, ce
fut difficile. A la maison, ma mère
m’encourageait et mon père me re-
tenait, racontait Egan Bernal au
Monde un mois avant de rempor-
ter le Tour de France. A un mo-
ment, j’ai dit “basta” : désormais, je
dois montrer à mon père ce que je
vaux. On est allés ensemble faire
un col de 9 km et je me suis mis à
bloc dès le bas. Je l’ai lâché. Il a vu
que j’avais la grinta. J’avais 12 ans. »
Quatre ans plus tard, pourtant,
quand Nairo Quintana s’illustre

sur le Tour, Egan Bernal rend le
vélo de course à son entraîneur.
Il ne lui servira plus, dit-il.
« J’étais convaincu que les études
restaient la meilleure voie pour
réussir, même si mes parents, à
ce stade, insistaient pour que je
continue. » L’entraîneur, Pablo
Mazuera, laisse l’aspirant journa-
liste s’entêter. Le vélo prend la
poussière mais attend Egan
Bernal. Six mois passent. L’hiver,
Pablo Mazuera revient. « Il m’a
persuadé : “Attends un an de plus,
il y a les Jeux olympiques de la
jeunesse, le championnat du
monde de VTT. Si tu vois que tu
n’es pas fait pour ça, je t’aiderai à
payer l’université.” J’ai dit : “O.-K.,
encore un an.” Et voilà. »
Et voilà. Egan Arley Bernal
Gomez finit deuxième du
championnat du monde junior
de VTT, en Norvège. Nouveau
podium l’année suivante.
En 2016, il intègre une équipe
professionnelle italienne, puis
en 2018, l’équipe britannique
Sky, aujourd’hui Ineos. Ce
28 juillet 2019, il devient à 22 ans,
6 mois et 15 jours, le plus jeune
vainqueur du Tour de France
depuis 1909, et la victoire du
Luxembourgeois François Faber,
ainsi que le premier Colombien à
rallier les Champs-Elysées vêtu
du maillot jaune, avec cinq mi-
nutes d’avance sur ses compa-
triotes Rigoberto Uran et Nairo
Quintana (7e et 8e).

Légende en lettres d’or
La Colombie, où l’on va à vélo
comme l’on apprend à marcher,
moyen de déplacement, donc de
subsistance, écrit aujourd’hui en
lettres d’or la légende d’Egan – son
nom de famille est devenu acces-
soire. Le journal El Espectador dé-
voile ainsi que le prénom, peu
commun, fut choisi par le méde-
cin de famille qui apprit sa gros-
sesse à Flor Gomez. Elle n’aimait
pas Egan, qui sonnait mal avec
Bernal, le nom de famille du père,
mais elle avait obtempéré. On ra-
conte aussi l’accouchement mou-
vementé de sa mère, qui perdit les
eaux sur la chaise où, un à un, elle
triait avec un œil de diamantaire
les œillets destinés à l’export. On
l’emmena d’urgence à Bogota, car
le centre de santé local fonction-
nait en service réduit, et il fallut
payer 80 000 pesos (environ
22 euros) un taxi pour une heure
de route, car aucune ambulance
n’était disponible.
Tout récit de vie d’un cycliste
colombien raconte qu’il a
échappé de peu à la mort et qu’il
grimpait un col andin au petit dé-
jeuner, avec l’espoir qu’il sorti-
rait sa famille du dénuement. Il
vénère Nairo Quintana et remer-
cie Dieu et la nation colom-
bienne avec ferveur. Egan Bernal
n’est donc pas un cycliste colom-
bien comme un autre. Sa famille
est issue de la classe moyenne et,
s’« ils ont fait des sacrifices pour
[l’]aider à atteindre [son] rêve, ce
n’était pas non plus un risque fi-
nancier. Leur fils voulait un VTT,
donc ils l’aidaient ». Quintana
« n’est pas un modèle, car tous les
coureurs sont hors norme. Si tu as
un modèle, tu perds la conscience
de toi ». A tout prendre, il admire
plutôt Vincenzo Nibali pour sa
polyvalence et ses velléités offen-
sives. Egan Bernal est croyant
sans être dévot et fuit la « cathé-
drale de sel », attraction touristi-
que qui fait la renommée de Zi-
paquira en Colombie et où son
père fut un temps vigile, entre
autres missions de planton.

Son lien avec la légende colom-
bienne est cette montée d’une
heure vers le village de Pacho, un
col de 23 kilomètres à 6 % de
pente moyenne. De sa maison de
Zipaquira, il passe de 2 650 mè-
tres à 3 200 mètres d’altitude,
bien au-dessus des cols routiers
des Alpes comme l’Iseran ou le
Galibier, où il a construit son suc-
cès dans le Tour. « Chaque fois,
avant de rentrer en Europe, c’est là
que je fais mon test. Cette ascen-
sion m’a beaucoup aidé et, chaque
fois que je la grimpe, ma foi en
moi augmente. Chaque longue as-
cension de ce Tour, c’était comme
grimper vers Pacho. »

Première chute, en Sicile
Samedi à Val-Thorens, lorsqu’il a
montré à la presse son nez
pointu et ses oreilles décollées, il
est resté froid aux incantations
des nombreux journalistes co-
lombiens qui l’approchaient
comme une icône. On lui deman-
dait de remercier la Colombie, sa
région, il ne le fit qu’avec parci-
monie, ce qu’il faut de politesse,
mais avec la conscience qu’il de-
vait tout à ses parents et leurs gè-
nes, à Pablo Mazuera qui était là


  • « C’est lui, le coupable de tout
    cela » –, à sa compagne rencon-
    trée à 18 ans, et à l’Italie, aussi.
    C’est en Sicile qu’il a découvert
    le cyclisme sur route, tout juste
    majeur, ce qui dit la vitesse d’as-
    cension de l’enfant de « Zipa ». A
    18 ans, son rival dans sa classe
    d’âge, le Breton David Gaudu, dis-
    putait des courses par étapes in-
    ternationales, réservées aux jeu-
    nes. Bernal, lui, glissait dans un
    rond-point humide de Trecasta-
    gni, près de Catane, où l’héber-
    geait l’agent et entraîneur Paolo


Alberati, renseigné par un diri-
geant du cyclisme colombien. Il
l’avait emmené voir la mer. Ber-
nal avait pris, dit Alberati, le pre-
mier bain de sa vie au Lido
Azzurro, plage cauchemardesque
de Catane, entre le port industriel
et l’aéroport. En septembre, il
l’avait présenté à l’arrivée d’une
course en Lombardie, à Gianni
Savio, manageur de l’équipe de
deuxième division Androni-Gio-
cattoli, grand connaisseur de la
scène colombienne et maqui-
gnon moustachu du cyclisme ita-
lien. « J’avais dit à Alberati que
j’avais de la place pour un grim-
peur dans mon effectif, raconte Sa-
vio. Il me dit : “Il est là, ton grim-
peur.” Je me retourne, et je vois Ber-
nal. On a eu ce dialogue :
“Mais c’est un enfant!


  • Ecoute, quand tu auras vu le
    test d’effort de cet enfant, tu me
    rappelleras.”
    Quand j’ai reçu les valeurs, je l’ai
    rappelé et on a signé le lendemain
    un contrat de quatre ans. »
    Le premier jour de course, sous
    la pluie, dans les Pyrénées-Orien-
    tales, tourne à la farce – « je
    croyais qu’il fallait se mettre de-
    vant dès le départ, comme en VTT.
    J’ai été lâché très rapidement » –,
    mais bien vite, ses résultats ne
    laissent aucun doute : Gianni Sa-
    vio tient un crack, qu’il revendra
    deux ans plus tard à la formation
    la plus persuasive, l’équipe Sky de
    Dave Brailsford.
    Il s’est installé en Andorre,
    autant pour l’altitude et la proxi-
    mité avec son entraîneur que
    pour la tranquillité fiscale. Sa
    compagne et son père, qui le suit
    en scooter à chaque entraîne-
    ment, ont aussi traversé l’Atlanti-
    que. Tous deux étaient là sur le


Tour de France, dans les Pyrénées
puis dans les Alpes. L’Italie lui
manque, surtout les glaces et le
Nutella, mais il rentre plus volon-
tiers en Colombie entre deux ob-
jectifs. « Là-bas, il a tout ce qu’il
veut pour l’entraînement, dit son
entraîneur Xabier Artetxe. Du
plat pour s’exercer au contre-la-
montre et différentes longueurs de
col, de dix minutes à une heure et
demie. Un Colombien ne peut pas
s’entraîner durablement en Eu-
rope, il a besoin de vivre et de s’en-
traîner en altitude. »

Science de la course
Son suivi antidopage est fatale-
ment moins bon qu’en Europe, ce
qui ne manque pas d’inquiéter,
compte tenu de la grande dispo-
nibilité des produits dopants
dans la région et de l’avalanche
de cas positifs chez ses compa-
triotes. Egan Bernal est pour l’ins-
tant épargné par les questions,
son talent ayant très tôt crevé les
yeux et son lieu de naissance
pouvant expliquer son aisance
au-dessus de 2 000 mètres.
Autant que sa force dans les cols,
c’est sa science de la course et sa
maîtrise en toutes circonstances

Egan Bernal, le
23 juin, en Suisse.
DOMINIC STEINMANN
POUR « LE MONDE »

qui sidèrent, à seulement 22 ans.
Ses lunettes de moto-cross, en
course, dissimulent un regard dé-
terminé, bien qu’il ait vacillé de-
vant la presse internationale lors-
qu’il fallut, à l’orée du Tour, s’ex-
primer en anglais. « Il fait bien
plus que son âge, dit son équipier
Luke Rowe. C’est un leader naturel,
le type de gars pour qui tu as envie
de rouler, de te mettre à plat ven-
tre. C’est une teigne, il a ça en lui,
comme “Froomey” ; ces leaders
naturels qui, dans le car, n’ont
qu’une envie, aller arracher les
jambes des adversaires. »
Le maillot jaune l’habitait de-
puis sa chute avant le Tour d’Italie,
qui l’avait privé de Giro et se révé-
lait une aubaine pour l’équipe
Ineos. Il n’était pas encore intro-
nisé coleader, mais se savait déjà
capable de devancer Geraint Tho-
mas et le laissait percevoir, avec ce
qu’il fallait d’équilibre entre son
ambition et le respect de la hiérar-
chie. « Ce qui m’a surpris quand je
l’ai rencontré, c’est sa mentalité, sa
maturité et à quel point il avait
faim, dit Xabier Artetxe. La chose
à maîtriser, pendant ce Tour,
c’était la pression de son pays, des
médias, des réseaux sociaux. Il a
tenté de s’en écarter, de les éviter,
même si c’est difficile à son âge. »
Sur les réseaux sociaux, ses coé-
quipiers d’Ineos l’appellent déjà
« capo », le chef. Christopher
Froome, tout à sa rééducation, ne
peut pas l’avoir manqué. Egan Ber-
nal, samedi, a relevé le pouvoir
d’addiction de la victoire : « On
n’est jamais rassasié. On gagne le
premier Tour de France, on com-
mence à penser au deuxième, au
troisième, à d’autres courses. Oui,
c’est un peu comme une drogue. »p
clément guillou

« C’est un leader
naturel, le type
de gars pour
qui tu as envie
de rouler,
de te mettre
à plat ventre »
LUC ROWE
coéquipier d’Egan Bernal

LES DATES


1997
Naissance le 13 janvier à Bogota.

2013
Entame des études
de journalisme.

2014
Se consacre au cyclisme après
une deuxième place aux
championnats du monde
de VTT, en junior.

2016
Devient professionnel
avec l’équipe italienne
Androni-Giocattoli,
en deuxième division mondiale.

2018
Rejoint l’équipe britannique
Sky, devenue Ineos en 2019,
et remporte quatre courses
en World Tour, malgré deux
blessures graves.

2019
Remporte Paris-Nice, le Tour
de Suisse et le Tour de France.
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