MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

MARDI 30 JUILLET 2019 | 13


2019, c’était le Tour de transe


La Grande Boucle a rappelé qu’elle pouvait aussi être une formidable course de vélo


H

uit ans? Quinze ans?
Trente ans? Voilà un
bail – chacun son an-
née de référence –,
que le divertissement de juillet
n’avait aussi bien rempli sa fonc-
tion, autant fait hurler sur les
bords des routes ou bondir de-
vant son écran de télévision. As-
sommé par la longue et soporifi-
que domination d’une seule
équipe, on avait fini par l’oublier :
ce monument national, prétexte
à toutes les fêtes au village et fabu-
leux outil de promotion du pays à
travers le monde, a rappelé qu’il
était aussi une course cycliste.
Scellée par le sprint victorieux
de Caleb Ewan sur les Champs-
Elysées, dimanche 28 juillet, l’édi-
tion 2019 a sacré le jeune Colom-
bien Egan Bernal, offrant ainsi le
paradoxe d’un Tour de France
unique, mais qui s’achève comme
les autres : à la fin, pour la sep-
tième fois en huit ans, c’est
l’équipe Sky qui gagne, même si
c’était la première sous son nou-
veau nom d’Ineos.
En évoquant le Tour 2019, on se
souviendra évidemment de son
vainqueur, mais peut-être plus
encore de tout le reste : de son is-
sue jusqu’au bout incertaine, de
sa course mouvementée comme
rarement, et, critère cocardier, du
frisson d’une possible victoire tri-
colore, trente-quatre ans après
Bernard Hinault. Libéré du joug
de Chris Froome (forfait sur bles-
sure), quadruple vainqueur et ha-
bituel patron anesthésiant le pe-
loton, le Tour a retrouvé une cer-
taine jeunesse, insolente et insou-
ciante, dans le sillage de son
nouveau héros populaire, Julian
Alaphilippe, celui qui a tout dyna-
mité d’emblée.

Alaphilippe : 14 jours en jaune
L’épopée du gamin de Montluçon
débute entre le rayon charcuterie
et les barils de lessive en promo,
dans un supermarché en ban-
lieue de Bruxelles dont la marque
sponsorise son équipe. A la veille
du départ, le Français de 27 ans
évoque ses ambitions : « Je ne vais
pas courir pour le classement gé-
néral, mais il y a quand même la
possibilité de porter le maillot
jaune en début de Tour, c’est une
opportunité qu’il faudra saisir. J’ai
juste envie de me faire plaisir, et de
voir jour après jour. »
Jour après jour, après jour, après
jour, Alaphilippe en passera qua-
torze en jaune. Le premier à Eper-
nay, après une fin de course en so-
litaire à travers les coteaux de
Champagne favorables à son ex-
plosivité. Lors d’un briefing avant
le départ à Bruxelles, le directeur
du Tour Christian Prudhomme
s’était adressé aux coureurs : « Je
leur ai dit : “Inspirez-vous d’Eddy
Merckx. Inspirez-vous de sa géné-
rosité.” » Manifestement, Alaphi-
lippe l’a entendu. La « Jujumania »
prend forme.
La première étape de montagne,
dans les Vosges, est époustou-
flante. La baston se précise entre
un trio de favoris – le champion
sortant Geraint Thomas, son coé-
quipier et successeur désigné
Egan Bernal, et le Français Thi-
baut Pinot –, mais Julian Alaphi-
lippe continue de parasiter joyeu-
sement l’ordre des choses, no-
tamment dans l’atroce montée fi-
nale de la Planche des Belles-
Filles. La première semaine

s’achève. La course est belle. Ala-
philippe fait vibrer les foules.
Hormis quelques murmures con-
cernant les cétones, le sujet do-
page est absent des débats, et les
inscriptions « GJ » ou « RIC » sur le
bitume ou le bord des routes sont
finalement discrètes.
A Saint-Etienne, 8e étape, le Tour
déraille, il apparaît que cette édi-
tion sera à part. Le Belge Thomas
De Gendt remporte une victoire
d’étape comme on n’en fait plus,
après 199,9 kilomètres d’échap-
pée sur les 200 qui séparent Mâ-
con de Saint-Etienne. Derrière lui,
la course s’affole : Geraint Tho-
mas chute, Alaphilippe éparpille
le peloton, seul Pinot le suit. La
France du vélo s’enflamme.
Deux jours plus tard, la fièvre
retombe sur la route d’Albi. La
Groupama-FDJ prend un coup de
bordure. Pinot, mal placé, mal
entouré, et donc piégé, se fait
larguer sur le plat par les favoris.
La facture s’élève à une minute
quarante. « Journée de merde » : à
l’arrivée, Pinot tourne vite les
talons pour ne pas insulter la
terre entière. On pense que le
Tour est perdu pour lui. Et on se
demande ce qui arrive à Julian
Alaphilippe. Contre toute at-
tente, y compris la sienne, il rem-
porte le contre-la-montre de Pau
dans sa combinaison jaune aéro-
dynamique, et porte son avance
à une minute trente sur Geraint
Thomas, lequel tire le signal

d’alarme : « S’il continue à ce
rythme, il va gagner. »
Les deux étapes pyrénéennes
qui suivent font tanguer le tenant
du titre, et le Tour : Pinot flambe,
s’offre le Tourmalet, et à la recher-
che du temps perdu, il rattrape au
classement général les favoris,
toujours dominés par Alaphi-
lippe, qui résiste. Le Tricolore con-
tinue son Tour de magie. Les
spectateurs se frottent les yeux :
avant la dernière semaine de
course, deux Français visent la
victoire finale. Ressorti gonflé à
bloc des Pyrénées, Pinot fait
même figure de favori, alors que
les Ineos de Thomas et Bernal,
moins impressionnants que
prévu, restent en embuscade.

Vendredi noir
Avant les Alpes, deux étapes de
transition mènent le peloton jus-
qu’à Gap. Deux étapes anodines,
sans danger, où Thibaut Pinot va
perdre le Tour. La France ne s’en
rendra compte que deux jours
plus tard, 35 kilomètres après le
départ de la 19e étape, sommet du
Tour, au propre géographique – le
col de l’Iseran, à 2 770 m – comme
au figuré dramatique. Vendredi
noir. Le jour où Thibaut Pinot
s’est arrêté. Le jour où l’odyssée
d’Alaphilippe s’est arrêtée. Le jour
où le Tour lui-même s’est arrêté.
Deux jours plus tôt, à Nîmes
donc, Thibaut Pinot a pris un
coup à la cuisse, et la douleur n’a

fait que s’accentuer, l’empêchant
de descendre des escaliers sans
assistance. Le grimpeur veut ten-
ter le coup, il ne compte que vingt
secondes de retard sur Egan Ber-
nal et les deux dernières étapes
lui conviennent bien. Mais la dou-
leur est trop forte : Pinot pose
pied à terre dans la vallée de la
Maurienne. Quatrième abandon
en sept Tours pour le Franc-Com-
tois, qui poursuit son destin de
héros tragique. Le soir, en larmes,
il dira : « Je sentais que j’étais capa-
ble de le faire, et sans ça, je suis sûr
que je l’aurais fait, j’en étais con-
vaincu, rien ne pouvait m’arriver.
On le saura jamais. »
Deux heures après l’abandon de
Pinot, le Tour bascule dans une
dimension parallèle lorsque la
voix de Sébastien Piquet, l’ani-
mateur de Radio Tour, retentit
dans les voitures des directeurs
sportifs : « A toutes les équipes,
message très important : en rai-
son de très mauvaises conditions

météo au km 112, nous sommes
obligés d’arrêter l’étape. Merci de
prévenir vos coureurs. »
La grêle a transformé la route
vers Tignes en patinoire. La roche
et la boue, infranchissables, se
sont répandues sur la chaussée.
Pour la première fois en 106 édi-
tions, une étape est interrompue
et s’achève sans vainqueur. Elle
en désigne pourtant un : Egan
Bernal, qui a eu la bonne idée de
s’échapper dans l’ascension du
col de l’Iseran, au sommet duquel
les temps sont pris. A quarante-
huit heures de l’arrivée, le Colom-
bien dépossède Alaphilippe de sa
tunique jaune. « Je préfère avoir
fait quatorze jours en jaune et ga-
gné deux étapes, que n’avoir rien
fait et finir troisième », dira-t-il à
Paris, où il finira 5e.
Le lendemain de l’apothéose de
l’Iseran, la redescente est brutale.
Partant d’Albertville, la 20e étape
devait permettre une ultime ba-
garre entre favoris. Elle est rabo-
tée de moitié en raison de glisse-
ments de terrain sur le parcours.
Tant pis. Le Tour est fini. Diman-
che, Egan Bernal va gagner.
Thierry Gouvenou, l’homme
chargé de dessiner le parcours,
déambule tranquillement au dé-
part d’Albertville. Son Tour 2019
est une sacrée réussite. Il risque
d’avoir la pression pour l’an pro-
chain : « Oh ça va, c’est une fois
tous les trente ans... »p
henri seckel

Julian Alaphilippe,
suivi par Thibaut
Pinot, lors de
la 6e étape du Tour,
Mulhouse-La
Planche des Belles-
Filles, le 11 juillet.
CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

Pinot flambe,
s’offre
le Tourmalet
et, à la recherche
du temps perdu,
il rattrape
les favoris
au classement
général

P

eut-on gagner le Tour de
France à l’eau? Et
qu’est-ce que cette grêle
qui s’est abattue sur
l’épreuve? Ce sont les larmes de
Thibaut. Cette pirouette sonne
comme une absence de réponse à
la première question.
L’étalon Pinot, fiable, a aban-
donné. Ses muscles ont cédé. Fi-
dèle à ses valeurs éthiques et de
puissance, développées dans sa
vie et sur son vélo, depuis son
enfance et jusqu’aux Alpes, il
sentait qu’il allait le faire. Moi
aussi d’ailleurs. Son histoire et
notre frustration résument ce
Tour en quête de sang neuf de-
puis vingt ans, depuis que l’édi-
tion 1999 a été appelée « Tour du
renouveau » après le scandale
Festina de 1998. Las, il fut rem-
porté par Armstrong, déchu en-
suite de ses sept titres consécu-
tifs. Je mesure depuis deux dé-
cennies l’imposture des perfor-
mances, la tricherie et les
mensonges afférents. On peut
aujourd’hui parler de décrois-
sance relative. Nous sommes
passés du stade des mutants avec
l’EPO, à celui des miraculeux,
puis des suspects. Il s’est ouvert
ensuite une ère nouvelle. Celle
des « humains », dont certains
Français, qui pourraient, en cô-
toyant ceux qui « jouent » tou-
jours, hélas, avec les zones grises
du dopage, ne pas être soumis to-
talement à l’injustice. Bref, ne
pas s’incliner forcément devant
« l’inévitable », au moment
même où la règle de fer d’Ineos
(ex-Sky) s’abat à nouveau, pour la
septième fois en huit ans.

Enchaînement d’exploits
J’ai tiré un bilan hier avec Warren
Barguil, le champion de France


  1. Il termine 10e et 2e Français
    derrière Julian Alaphilippe (5e). Ce
    puncheur n’avait jamais montré,
    comme Warren, de capacités pro-
    pres à viser le classement général
    de courses à très fort et long déni-
    velé. L’anomalie était à mettre sur
    le compte des enchaînements
    d’exploits sur ce Tour. La logique
    et la cohérence l’ont emporté à
    Val-Thorens. On a vu décrocher
    celui qui aurait été « boosté par la
    magie » du maillot jaune. Alaphi-
    lippe a enfin faibli vers la moitié
    d’une ascension qui a duré plus
    d’une heure, menée à un rythme
    infernal, avec une puissance déve-
    loppée mesurée à 6 watts par kilo,
    par les Nibali et consorts, retapés
    à l’issue d’une journée de repos
    toujours étonnante.
    Barguil, qui n’a pas pu suivre
    Bernal en montagne, prête sin-
    cèrement au Colombien des apti-
    tudes naturelles liées aux hautes
    altitudes. Le Breton a trouvé,
    comme beaucoup, que certains
    roulent fort depuis le début de
    saison, mais qu’un top 10 était
    « jouable ». Les microdoses de do-
    page ne peuvent pas faire progres-
    ser la puissance d’un coureur de
    50 watts. J’ai calculé qu’il lui en
    manque une dizaine (de watts)
    pour viser le podium. Il peut évo-
    luer en cols à 5,9 watts/kg.
    Il a lu avant-hier les prises de
    position de Christophe Bassons,
    exclu dans ce « Tour du renou-
    veau 1999 » par Armstrong, parce
    qu’il dénonçait la tricherie. Vingt
    ans séparent Bassons de Barguil,
    qui a fait sienne la phrase de Bas-
    sons : « Les dopés ne sont pas heu-
    reux. » Me revient en mémoire
    celle d’un juge face à un prévenu,
    une fortune du CAC 40, que
    j’adresse à ceux qui précèdent
    Barguil dans le classement : « A
    l’avenir, mordez encore la ligne
    jaune si vous voulez, mais ne la
    franchissez plus. » Je pense avoir
    répondu à la première question
    que je me suis posée.p


Antoine Vayer est l’ancien
entraîneur de l’équipe Festina.

Sur la ligne


jaune


CHRONIQUE|
p a r a n t o i n e v a y e r

Le Colombien
Egan Bernal
(à gauche), félicité
par le Gallois
Geraint Thomas,
à Val Thorens,
le 27 juillet.
MARCO BERTORELLO/AFP

Pour la première
fois, une étape
est interrompue
et s’achève sans
vainqueur. Elle en
désigne pourtant
un : Egan Bernal
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