MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

14 |


CULTURE

MARDI 30 JUILLET 2019

La folle

énergie

créatrice des

mégapoles

Une exposition au Palais


de Tokyo, à Paris, rassemble


une cinquantaine d’artistes


ou collectifs repérés à Lagos,


Mexico, Dacca, Manille et Téhéran


ARTS


M

ichel Berger et le
groupe de rap 113,
deux styles, mais
une fascination
partagée pour les « princes des
villes ». Rappelez-vous : « Briller
comme une étoile filante/C’est
l’aventure qui les tente (...) Mais
rien n’est vraiment sûr/Et l’avenir
fragile/Pour les princes des vil-
les », chantait le premier en 1983
quand, au tournant des années
2000, le trio de Vitry entonnait :
« On est jeunes et ambitieux/Par-
fois vicieux/Faut qu’tu te dises
que/Tu peux être le prince de la
ville, si tu veux. » L’image a ins-
piré le nom, joyeusement inclu-
sif, de l’exposition estivale du
Palais de Tokyo : « Prince·sse·s
des villes ».
Les villes dont il est ici question
sont cinq mégapoles en plein
bouillonnement : Lagos, Manille,
Mexico, Dacca et Téhéran. Pour-
quoi elles? « L’idée était avant
tout de décentrer le regard, de sor-
tir des réflexes du monde de l’art
contemporain à se tourner tou-
jours vers les mêmes pôles et les
mêmes artistes. Après, le choix
s’est fait de manière subjective, il
aurait pu tout aussi bien y avoir
Le Caire, par exemple », résument
les commissaires de l’exposition,
Hugo Vitrani et Fabien Danesi.
Tant sur le fond que sur la
forme de sa prospection, le bi-
nôme savait surtout ce qu’il ne
voulait pas : « Pas cerner une
scène artistique, pas une expo qui
parle de chaque ville, avec des re-
groupements géographiques. Pas
non plus une exposition sur une

génération : il y a de très jeunes ar-
tistes qui galèrent et d’autres qui
commencent à bien marcher »,
égrène Hugo Vitrani. Au cœur du
projet, pas de direction prééta-
blie, donc, mais la volonté de cap-
ter des « énergies singulières ou
collectives dans chacun de ces
contextes urbains ». L’exposition
prend donc moins le pouls de ces
archi-villes qu’elle n’en adopte
des tempos : ceux de « tempéra-
ments forts », d’« innovateurs »,
de « créateurs du système D, celui
de la démesure », qu’ils soient
plasticiens, photographes, per-
formeurs, cinéastes, musiciens,
créateurs de mode, tatoueurs...

Jeux d’échelle, de textures
A la recherche de ces princes et
princesses qui tirent leur pedi-
gree du bitume ou de la vie
dense, le rôle d’Instagram a été
« énorme » dans les repérages, ex-
plique le duo. « Puis sur place,
l’idée était de chercher sans orniè-
res de goût. Plutôt que de faire le
tour des galeries, nous nous som-
mes laissé guider à travers le ré-
seau des artistes et les rencon-
tres », précise Hugo Vitrani. La
cinquantaine d’artistes ou collec-
tifs sélectionnés (environ dix par
ville) est donc forcément hétéro-
gène. « Ce qui peut être déroutant,
mais ce sont tous des exceptions,
des artistes qu’on ne peut jamais
enfermer dans des cases », souli-
gne Fabien Danesi.
Très peu sont connus en Occi-
dent, et c’est le plaisir de la décou-
verte et du déplacement perma-
nent qui guide la déambulation
sur près de 13 000 m^2. La scéno-
graphie de l’exposition, pensée

« en termes de flux, avec des mo-
ments où on accélère, où on ralen-
tit, des respirations, des pauses »,
a été structurée par un architecte,
Olivier Goethals, avec de hautes
cimaises-palissades délimitant
les espaces en zones de chan-
tier. Sobriété modulaire pour
joyeux bordel, avec un déroulé
aux accents tour à tour politi-
ques, sociétaux, activistes et/ou
intimistes, où les nombreuses
cartes blanches réservent les
meilleures surprises.
L’un des accents toniques de
l’exposition est la peinture mu-
rale. Avec presque d’entrée de jeu
une carte blanche à une des bêtes

noires des rues de Mexico : Zom-
bra. Rien de léché dans la prati-
que de ce graffeur, aux throw ups
dégoulinant de chrome, noir et
couleurs fluo. A l’assaut d’un es-
pace monumental, et invité à
s’infiltrer tout au long de l’expo-
sition, il montre toute la mesure
de l’impact visuel et sensuel du
graffiti, entre jeux d’échelle, de
textures et de rythmes.

Entre manga trash et punk pop
Le Philippin Pow Martinez
n’avait jamais poussé le format
de ses peintures pop-apocalypti-
ques aussi large : pour son pre-
mier mural, il s’est vu confier

l’ample cage d’escalier reliant les
deux étages de l’exposition, qu’il
a muée en une descente aux en-
fers peuplée de tubes digestifs, de
fœtus poussant comme des grai-
nes et de scènes de bataille. Autre
immersion picturale réussie :
celle de son compatriote Doktor
Karayom, jeune muraliste et
sculpteur qui propose une salle
rouge sang à l’humour macabre.
De cette traversée haute en
couleurs, on retiendra notam-
ment une étonnante tendance
pour les anciens sportifs ira-
niens à devenir des artistes sur le
tard. Ainsi Farrokh Mahdavi,
59 ans, autrefois boxeur et em-

Des favelas à l’Amazonie, l’autre Brésil de Ludovic Carème


A Marseille, le photographe montre le problème du logement ou de la déforestation à travers des portraits sensibles et pudiques


PHOTOGRAPHIE
marseille - envoyée spéciale

Q


ui sont ces gens qui at-
tendent, sérieux et
droits comme des « i »,
habillés avec soin, de-
vant ce mur délabré de Sao
Paulo? Des habitants de la favela
Agua Branca, qui attendent le bus
pour aller travailler. Certains por-
tent un uniforme, d’autres un
badge. Les portraits sobres et sen-
sibles de Ludovic Carème, noir et
blanc classique, présentés dans
une vaste exposition à la Friche la
Belle de Mai, à Marseille, rompent
avec les images attendues sur les
bidonvilles brésiliens, connus
pour la misère et les trafics.
Le photographe a pris pour su-
jet des habitants ordinaires, en
quête d’une vie normale, et la scé-
nographie originale les a répartis

tout autour d’une drôle de salle
ronde. Pour pénétrer dans la fa-
vela, il faut entrer dans le cercle,
où l’on découvre d’autres habi-
tants, leurs mots écrits à la main
sur des papiers et tout ce qu’il
reste de leurs maisons : des rui-
nes et des montagnes de gravats,
une fois que la police est venue
casser des vies entières à coups de
bulldozer. Mais les images sont
moins empreintes de violence
que de tristesse et de désolation.
Ludovic Carème, dont on a pu
voir par le passé les images dans
la presse, revient d’un séjour de
dix ans au Brésil. Les photos qu’il
en rapporte, réunies dans deux
volumes aux éditions Xavier-
Barral, délaissent le photojourna-
lisme et l’événement pour leur
préférer l’intemporalité : paysa-
ges sensuels et pleins d’ombres,
portraits sensibles au regard pé-

nétrant dans de grands tirages
soignés au noir profond. En Ama-
zonie, dans l’Etat de l’Acre, tout à
l’ouest du pays, il a capturé la
moiteur de la forêt, des lumières
rasantes, les cabanes sur pilotis
perdues dans les arbres, les corps
humains émergeant des plantes
ou penchés sur l’eau. Le photo-
graphe joue surtout sur la ma-
tière et les ombres, les courbes et
les lignes, le reflet du ciel dans
une barque coulée.

Une impressionnante fresque
Mais ces photos contemplatives
laissent transparaître, en arrière-
plan, des conditions de vie terri-
bles et un passé à vif. Les habi-
tants sont des seringueros, récol-
teurs de caoutchouc dont les an-
cêtres ont massacré les Indiens
pour s’installer sur place. Les
moignons d’arbres, ici et là, té-

moignent des attaques de ces
travailleurs endettés contre la fo-
rêt amazonienne, qui tentent
d’améliorer leurs conditions de
vie en se tournant vers l’élevage,
tandis que les urbains s’alarment
de la déforestation...
Du côté de la ville, justement,
Ludovic Carème s’est plongé
dans la vie d’autres démunis, en-
core plus à plaindre que les habi-
tants des favelas. Pour photogra-
phier les sans-abri, symptômes
des inégalités sociales et du mal-
logement criant de Sao Paulo,
mégapole où pourtant tant d’im-
meubles de bureaux sont vides, il
a su trouver une distance pudi-
que et juste. Dans ses images, ces
SDF qui occupent le centre-ville
dégradé sont des fantômes quasi
invisibles : des formes étranges,
reconnaissables seulement à une
bâche de plastique, une couver-

ture restée sur le trottoir ou un
minuscule carton d’où sort par-
fois une main ou une sandale.
Sur le mur de la Friche, cette sé-
rie forme une impressionnante
fresque de 60 images dont on a
du mal à croire que chaque élé-
ment désigne en fait un humain,
tant ces constructions s’apparen-
tent à des objets, des sculptures.
Impossible de voir ces silhouet-
tes fragiles enveloppées dans un
drap ou un plastique sans penser
à des momies ou même à des
corps dans des linceuls. Ce qui
n’est pas toujours loin de la réa-
lité, les sans-abri étant nom-
breux à mourir sur les trottoirs et
découverts au petit matin.
D’autres se réfugient dans des
« favelas verticales », des im-
meubles inoccupés autrefois
luxueux qui sont nombreux au
centre-ville et que le photogra-

phe montre dans une dernière
série : ruines urbaines désormais
livrées aux squatteurs, aux trafi-
quants et aux pixadores, artistes
de street art.p
claire guillot

« Brésils », de Ludovic Carème,
Grand Arles Express,
Tour/5e étage, Friche la Belle
de Mai, à Marseille. Jusqu’au
29 septembre, fermé lundi
et mardi. Entrée : 3 et 5 €.
Livres : « Brésils, Amazonie »
(128 p., 39 €) et « Brésils, Sao
Paulo » (128 p., 35 €), de Ludovic
Carème, éditions Xavier-Barral.
A voir aussi : « 40 ans après,
la photographie contemporaine
au Cambodge ».
Friche la Belle de Mai,
galerie La Salle des Machines.
Jusqu’au 25 août.
Entrée gratuite.

« Transfigurations in Ritual Time » (2019), de Chelsea Culprit. AURÉLIEN MOLE

Le Philippin
Doktor Karayom,
jeune muraliste
et sculpteur,
propose
une salle rouge
sang à l’humour
macabre

ployé de morgue, peint d’étran-
ges personnages aux yeux écar-
quillés et à la peau rose, sans
cheveux ni poils, dont il emplit
son atelier, ici reconstitué. Entre
Reza Shafahi, ex-lutteur, et son
fils Mamali, plasticien, qui a
quitté l’Iran après son coming
out, les liens étaient distendus ;
un dialogue artistique et intime
a mené le père à se mettre au
dessin à plus de 70 ans, et les a
rapprochés. Plus loin, le solo
show d’Amir Kamand, ancien
skieur et boxeur, offre une plon-
gée dans son monde loufoque et
totémique, où gorilles, aliens et
skieurs en bois peint cohabitent,
tirent la langue et portent des
fleurs en bouclier.
La très féconde scène de
Mexico s’impose à travers le par-
cours. Il y a la vaste salle consa-
crée aux strip-teaseuses de
l’Américaine Chelsea Culprit ; les
corps surféminisés sont au re-
pos, dans l’atmosphère du Barba
Azul, célèbre club de la ville, où
l’ex-danseuse a déjà exposé. Il y a
aussi le white cube consacré à de
nouvelles peintures et sculptu-
res du jeune artiste mexicain
Manuel Solano, qui a perdu la
vue il y a quelques années après
une infection, et peint depuis de
mémoire. Ou encore l’espace dé-
volu à Lulu, un minuscule mais
ambitieux project space créé par
le commissaire américain Chris
Sharp et l’artiste Martin Soto Cli-
ment, reproduit à l’identique
dans l’exposition pour une ré-
trospective évolutive.
Parmi les nombreuses décou-
vertes, on retient le travail de Ma-
ria Jeona Zoleta, plasticienne de
Manille dont l’univers navigue
entre manga trash et punk pop,
les bidouillages crépusculaires
du Mexicain Fernando Palma
Rodriguez, ancien ingénieur qui
réanime des créatures de la cos-
mogonie préhispanique, ou en-
core le monde flottant, tout à la
fois charnel et désincarné, de la
jeune Iranienne Mehraneh
Atashi. Et l’on ressort avec une
autre musique en tête : la version
nigériane du clip et tube This is
America de Childish Gambino,
par Falz, This is Nigeria.p
emmanuelle jardonnet

« Prince•sse•s des villes »,
jusqu’au 8 septembre
au Palais de Tokyo, 13, avenue
du Président-Wilson, Paris 16e.
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