MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

MARDI 30 JUILLET 2019 culture| 15


La famille Houdinière, machine à succès


Les pièces présentées par cette dynastie de producteurs sont plébiscitées par le public dans le « off » d’Avignon


THÉÂTRE
avignon - envoyée spéciale

A

llez, osons les paris. Ga-
geons que, lors des
prochains Molières, La
Famille Ortiz se retrou-
vera parmi les nommés. Cette
pièce de Jean-Philippe Daguerre
est l’une des nouvelles créations
qui ont fait le plein cet été au Théâ-
tre Actuel, une des salles devenues
incontournables du festival « off »
d’Avignon. Depuis son ouverture
en 2014, ce lieu produit chaque an-
née des spectacles qui décrochent
des statuettes dans les catégories
du théâtre privé : Les Cavaliers, de
Kessel, adapté par Eric Bouvron,
en 2014, Les Chatouillles, d’Andréa
Bescond, en 2015, Adieu monsieur
Haffmann, de Jean-Philippe Da-
guerre, en 2016, La Machine de Tu-
ring, de Benoît Solès, en 2018. A
chaque fois, ces spectacles ont été
lancés dans la cité des Papes avant
d’être programmés dans des salles
parisiennes.
A la tête de cette machine à
succès, on trouve la famille
Houdinière. Des comédiens deve-
nus diffuseurs puis producteurs. Il
y a le père, Jean-Claude Houdi-
nière – PDG des tournées Atelier
Théâtre Actuel (ATA), membre du
conseil d’administration de l’Aca-
démie des Molières et ancien pré-
sident du Syndicat national des
entrepreneurs de spectacles
(SNES) –, sa fille Fleur Houdinière,
et Thibaud Houdinière, le cousin
de Fleur. Tous deux directeurs, ils
ont rejoint la société ATA en 2005
et, de fil en aiguille, y ont déve-
loppé la production de spectacles
avant d’ouvrir, en 2014, le Théâtre
Actuel à Avignon, une salle de
190 places, à deux pas de la très
fréquentée rue des Teinturiers.
« Nous connaissions bien le “off”
en tant que diffuseurs, alors on a

acquis un feeling sur ce qui peut
marcher », explique, sans amba-
ges, Fleur Houdinière. Avec Thi-
baud, ces deux jeunes quadras
font partie de cette génération de
producteurs parisiens qui tentent
d’apporter un nouveau souffle au
théâtre privé en privilégiant le
texte plutôt que les têtes d’affiche.
Amis avec Salomé Lelouch (du
Théâtre Lepic, à Montmartre), ils
s’associent régulièrement, pour
des coproductions, à Benjamin
Bellecour d’Acmé Production, qui
a dans son catalogue les succès du
surdoué Alexis Michalik (Ed-
mond, Le Porteur d’histoire, etc.).
« Nous sommes devenus produc-
teurs par envie d’être à l’origine des
projets et de les accompagner de A
à Z », résume Fleur Houdinière.
Pour diffuser ses spectacles à Pa-
ris, Théâtre Actuel s’est associé au
Théâtre Michel, dans le 8e arron-
dissement, et a pris la codirection
du théâtre La Pépinière (Paris 2e).
Le slogan d’ATA? « Du théâtre po-
pulaire intelligent, accessible mais
exigeant, qui raconte des histoi-
res. » « La star, c’est le texte », insiste
la productrice, qui refuse le terme
de « divertissement » qu’une par-
tie de la profession lui renvoie.

Un éclectisme bien dosé
Pour sa sixième saison à Avignon,
ATA a présenté uniquement des
productions « maison ». Huit au
total. La programmation a été sa-
vamment dosée : une pièce à di-
mension historique (Les Filles aux
mains jaunes), un secret familial
pour émouvoir (La Famille Ortiz),
des sujets dans l’air du temps
(l’idolâtrie pour Johnny avec Les
gens m’appellent...), des comédies
sur l’amour (Des plans sur la co-
mète) ou l’amitié (2 euros 20) et de
l’humour (Féministe pour
homme). Cet éclectisme revendi-
qué trouve aisément son public

(près de 30 000 spectateurs
en 2018), attire les programma-
teurs et facilite les tournées en
France. « Théâtre Actuel, c’est clas-
sique, sans grande surprise, mais
proprement fait, on sait ce qu’on
vient y chercher », résume une dif-
fuseuse de province.
« A la fin d’Avignon, malgré la fré-
quentation, les spectacles sont défi-
citaires mais ils s’équilibrent grâce
à leur diffusion », constate Thi-
baud Houdinière. Ainsi, La Ma-
chine de Turing accumule 189 da-
tes de tournée d’ici à juin 2020
sans compter les représentations
parisiennes. Pour cette pièce, tout
comme pour Adieu monsieur
Haffmann (dont les droits ont été
achetés pour un film qui sera
tourné en 2020), deux distribu-
tions (une pour la province, une
pour Paris) ont été mises en place.
« Fleur, Thibaud et Jean-Claude
étaient là dès la première lecture »,
se souvient Benoît Solès, auteur
et interprète de La Machine de

Turing. J’ai retravaillé le texte en te-
nant compte de leurs conseils puis
ils m’ont annoncé qu’ils allaient
me coproduire. » Créée à Avignon
en 2018, récompensée de quatre
Molières en mai, sa pièce a joué à
guichets fermés dès le premier
jour du festival. « Le succès de ce
spectacle s’est construit grâce au
public avignonnais, constate le
metteur en scène Tristan Petitgi-
rard. Revenir le jouer ici permet
aux spectateurs de payer leur place
17 euros au lieu du double à Paris. »

Symbole de professionnalisation
Le trio familial est « sur la même li-
gne artistique. Il faut que l’on croie
tous les trois à 300 % aux projets »,
précise Fleur Houdinière. Ils n’hé-
sitent pas à intervenir pour faire
évoluer mise en scène et récit,
cherchent à la fois à accompagner
des premiers textes et à rester fi-
dèles à certains artistes.
Théâtre Actuel symbolise à la
fois la professionnalisation et la

« parisianisation » du festival. Le
« off » d’Avignon est devenu un
nouveau modèle économique
pour les producteurs. Ils l’utili-
sent comme une rampe de lance-
ment pour tester des créations
sans les coûts de communication
prohibitifs de la capitale.
Membre du conseil d’adminis-
tration de l’association Avignon
Festival & Compagnies (AF & C),
qui assure la coordination et l’or-
ganisation du « off », Fleur Houdi-
nière ne cache pas qu’elle serait
« favorable à une catégorisation
du festival » à l’heure où celui-ci

propose le chiffre fou de
1 592 spectacles. « Il faudrait recon-
naître qu’il y a d’un côté un festival
professionnel et de l’autre un festi-
val émergent », développe-t-elle
tout en sachant que cette proposi-
tion, qui acterait des réalités fi-
nancières distinctes, est loin de
faire consensus.
En attendant, Thibaud Houdi-
nière n’a pas hésité, lors de la der-
nière cérémonie des Molières, à
lancer un appel au ministre de la
culture, Franck Riester, en faveur
d’une aide aux tournées pour les
spectacles ayant plus de deux co-
médiens sur scène. « Entre la
baisse des budgets culture des mu-
nicipalités et la démultiplication
du nombre de spectacles, la diffu-
sion devient compliquée », cons-
tate Fleur Houdinière. Le risque?
Une surreprésentation des seul-
en-scène, au détriment des pièces
de troupe avec décor et création
lumières.p
sandrine blanchard

Les voyages vers l’inconnu des Nuits secrètes


Le festival de l’Avesnois consolide sa forte identité avec ses parcours secrets et la mise en avant de produits locaux, tel le maroilles


MUSIQUE
lille - correspondance

S


ublimer un territoire à tra-
vers la musique. Depuis
dix-huit ans, Les Nuits
secrètes mêlent audace et petits
moments de douceur en propo-
sant au public, en plus de leurs
trois scènes, des parcours secrets
au cœur de l’Avesnois. Marques
de fabrique du festival, ces voya-
ges vers l’inconnu permettent, le
temps d’un concert, de (re)dé-
couvrir des lieux insolites de l’un
des poumons verts du Nord.
Du 26 au 28 juillet, au-delà de la
grande scène et des prestations
de Jeanne Added, -M-, Roméo
Elvis ou Metronomy, les festiva-
liers viennent s’engouffrer dans
les bus aux vitres recouvertes de
papier aluminium pour un week-
end de lâcher-prise. « Je ne sais
pas ce que l’on va voir ni où l’on va,
s’amuse Géraldine Sers, 51 ans,
en tunique léopard. Mais j’adore
les surprises! Et, même si je ne me
souviens pas toujours des noms
des artistes, c’est toujours gé-

nial. » Chaque fin de mois de
juillet, cette secrétaire d’Aulnoye-
Aymeries ne raterait pour rien au
monde ces virées avec son amie
infirmière, fidèle de la première
heure. Les deux joyeuses Nordis-
tes ont collecté quantité de sou-
venirs au fil des éditions et, sur-
tout, elles avouent découvrir
chaque année un peu plus leur
environnement. « Je suis née à
Aulnoye-Aymeries, c’est ma ville,
c’est ici qu’on va m’enterrer, et
pourtant, avec Les Nuits secrètes
j’ai découvert le château de Dom-
pierre, l’église de Doullens ou celle
de Pont-sur-Sambre », explique
Géraldine Sers.
La moitié du public, environ
45 000 personnes chaque année,
est originaire de l’Avesnois.
« C’est à chaque fois l’ambiance
qui nous marque, explique
Pascale Locqueneux, la copine
infirmière de 52 ans. Je me sou-
viens d’un spectacle où on était
tous allongés sur des tables au ly-
cée Jeanne-d’Arc, c’était super ori-
ginal. Ce festival nous fait voyager
dans l’Avesnois. On part en vacan-

ces loin, mais on ne connaît pas
notre propre région. »
Vendredi 26 juillet, pour le pre-
mier jour du festival, le bus
s’est arrêté devant l’armurerie du
village de Beaufort. Les basses du
DJ Canblaster, accompagné de
Laure Brisa et de sa harpe ana-
logique, ont fait trembler les
murs du stand de tir. Derrière le
duo électro, sur le mur cri-
blé d’impacts de balles, la vidéo
de cerfs et de biches courant
dans la forêt offrait un joyeux
pied de nez aux nombreux chas-
seurs de la région.

Pour le parcours secret suivant,
120 festivaliers se sont retrouvés
au milieu de la grande carrière
de Berlaimont pour un show
survitaminé. « Bienvenue dans la
prairie des fantasmes! » Il est
19 h 30 quand le collectif pop Ca-
tastrophe tisse poésie, fantaisie
et optimisme avec talent et hu-
mour le temps d’un concert au
milieu d’un champ. Le big band
avait annoncé la couleur : « On va
créer un souvenir et s’en rappeler
quand on aura 110 ans et des che-
veux tout blancs. »

« Authentique et sincère »
Comme Didier Benoît, dit « Di-
dou », 68 ans, qui vient depuis
dix ans de sa Normandie pour
remplir sa besace de souvenirs.
« J’aime l’ambiance, ici, c’est tou-
jours festif », dit le retraité, cha-
peau de paille cerné d’une bande
orange fluo recouverte de l’ins-
cription « Hiboux secrets ». Il
savoure avec gourmandise cette
petite bulle hors du temps : « En
fait, on est un groupe de neuf
copains tous habillés pareil, et on

se retrouve ici chaque année pour
rester jeunes, au milieu des jeu-
nes. » Pendant les trois jours des
Nuits secrètes, Didou et sa bande
ont prévu de faire le maximum
de parcours secrets, notamment
quelques nouveautés, thémati-
ques : « à vélo », « sieste », « im-
mersif » ou même « aux auro-
res », dès 5 h 30...
En attendant la rosée du petit
matin, la jeunesse d’Aulnoye-
Aymeries se déhanche sur les
rythmes de Salut c’est cool ou
Hot Chip sous l’impressionnante
cathédrale métallique de la scène
de l’Eden, l’ancienne fabrique de
bombes devenue un gigantes-
que dance floor. Le festival d’Aul-
noye-Aymeries, ancienne cité
cheminote, réinvente aussi son
patrimoine. Industriel et gastro-
nomique. Aux Nuits secrètes, on
se nourrit de croque-monsieur
au maroilles et l’on choisit son
breuvage aux bars proposant
une douzaine de bières locales.
« Je revendique et je suis fier de
cet ancrage local qui fait la sa-
veur des Nuits. On parle parfois de

Le temps
d’un concert,
(re)découvrir
des lieux insolites
de l’un
des poumons
verts du Nord

« Les Filles aux mains jaunes », de Michel Bellier, une des huit pièces présentées cette année au Théâtre Actuel. FABIENNE RAPPENEAU

« Théâtre Actuel,
c’est classique,
sans grande
surprise, mais
proprement fait »
UNE DIFFUSEUSE

réserve d’Indiens pour évoquer
l’Avesnois, affirme le directeur ar-
tistique, Olivier Connan, mais
nous tirons une force de tout ça.
On est loin des festivals de masse.
C’est du bon, du local, du fait-
maison, à l’image des stands de
restauration, et c’est authenti-
que et sincère, à l’image des gens
du Nord. »
L’équipe et ses 550 bénévoles
ont décidé cette année de réin-
venter la cantine des artistes : au
milieu des loges, deux épiceries
locales ont été installées pour
promouvoir les fruits de la ferme
bio du Chant des oiseaux de
Sémeries, le jus de pommes de
l’Avesnois, le fromage T’chiot
Biloute ou le fameux maroilles
fabriqué à 10 km de là. Des assiet-
tes de produits 100 % locaux,
dont 70 % bio. Depuis trois ans,
ces nuits estivales se déclinent
fin juin au bord de la mer, à Dun-
kerque, au cœur du festival La
Bonne Aventure. Avec le même
succès que dans les vertes forêts
de l’Avesnois.p
laurie moniez

Un bon bilan pour le « off »


Avec quelque 64 000 cartes d’abonnement vendues (contre 62 977
en 2018), la 54e édition du Festival « off » d’Avignon, du 5 au
28 juillet, affiche des chiffres en légère hausse. Le site de la billette-
rie ticket’OFF, à laquelle 85 % des théâtres du Festival sont inscrits,
a enregistré 98 000 places achetées, chiffre auquel il faut ajouter
les réservations et les ventes faites directement auprès des salles.
Il est difficile de connaître la fréquentation exacte du « off », dans
lequel 139 lieux privés ont accueilli 1 592 spectacles. Sur un total
de 3,5 millions de places, on estime le nombre d’entrée à un mil-
lion ces dernières années. Le programme Sibil (Système d’informa-
tion billetterie), que doit lancer le ministère de la culture, devrait
permettre, à terme, de connaître précisément les chiffres du « off ».
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