MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

18 | MARDI 30 JUILLET 2019


« LE CONTRÔLE DE SA


BIOGRAPHIE EST


D’AUTANT PLUS


IMPORTANT, AUX


YEUX DE XI JINPING,


QUE C’EST UN LIVRE


QUI A FAIT CHUTER


SON PÈRE ET SES


AMIS EN 1962 »
ALEX PAYETTE
enseignant à l’Institut
d’études politiques de
l’université d’Ottawa

pékin - correspondant
hongkong et taïwan - envoyé spécial

D


epuis l’arrivée de Mao
Zedong au pouvoir en Chi-
ne, en 1949, aucun diri-
geant étranger n’avait eu
droit à un tel honneur. Une
réception officielle, non pas
au Palais du peuple, symbole par excellence
du pouvoir communiste, mais, de l’autre
côté de l’avenue de la Paix-Céleste, au sein
même de la Cité interdite. Une façon de
flatter Donald Trump, qui, en ce mois de
novembre 2017, effectue sa première visite
d’Etat à Pékin. Mais aussi de signifier au
monde entier que Xi Jinping est le digne
héritier des empereurs ayant régné sur le
pays pendant deux millénaires. Certes,
l’Egypte est « un peu plus ancienne », concè-
de-t-il à son invité. Mais la Chine est « l’uni-
que civilisation ininterrompue qui se poursuit
encore aujourd’hui », avec ses « trois mille ans
d’histoire écrite », ajoute Xi Jinping, avec
toute la solennité qui sied à l’endroit.
De fait, en cet automne 2017, le secrétaire
général du Parti communiste chinois (PCC),
également président de la République
depuis début 2013, savoure son triomphe et
pose avec Donald Trump devant le hall de
l’Harmonie-Suprême. Deux semaines plus
tôt, les délégués du 19e congrès du PCC, le
conclave du parti qui se tient tous les cinq
ans, ont approuvé l’inscription de la « pen-
sée » de Xi dans la charte du parti. Il faut
dire qu’il sait tout de Pékin et des pièges du
pouvoir : fils d’un leader communiste
écarté des hautes sphères dirigeantes du
jour au lendemain en 1962, puis réhabilité
dix-huit ans plus tard, il a passé une partie
de son enfance derrière les murailles de
Zhongnanhai, le complexe résidentiel du
PCC dans le secteur ouest de la Cité inter-
dite, avant d’en être chassé. Il tient désor-
mais sa revanche : en matière de pouvoir, il
n’a plus rien à envier à Mao. Grâce aux nou-
velles technologies mises à son service, cet
homme de 66 ans est une sorte de Grand
Timonier 2.0, omniprésent dans la vie de
ses sujets, intraitable dès que l’on s’inté-
resse d’un peu trop près à sa personne ou à
celle de son épouse.
A Hongkong, cinq hommes, éditeurs et
libraires, l’ont appris à leurs dépens : ils se
sont retrouvés, en 2015, au cœur d’une vaste
opération des services chinois. Un seul
d’entre eux, Lam Wing-kee, a recouvré la
liberté depuis. Sa librairie, située dans un
quartier de Hongkong très fréquenté par les
touristes chinois, était spécialisée dans les
brûlots politiques sur la Chine, nourris de
ces fuites et rumeurs en provenance de
Pékin dont ce territoire, en principe auto-
nome, est le réceptacle. Les Chinois de pas-
sage se procuraient ces ouvrages en toute
discrétion. Lam en expédiait aussi par la
poste vers la Chine continentale.
L’opération dont le libraire et ses collè-
gues furent la cible en 2015 est aujourd’hui
partiellement connue. Arrêté à la frontière
entre Hongkong et Shenzhen, Lam a été
détenu huit mois, soumis à des interroga-
toires, contraint à des confessions télévi-
sées. Son crime : avoir vendu des livres illé-
galement en Chine. Ses interrogateurs sou-
haitaient identifier ses clients, mais aussi
les auteurs soigneusement dissimulés sous
des pseudonymes. Un autre « suspect »,
l’éditeur hongkongais propriétaire de la
librairie, Gui Minhai, a, lui, disparu du
jour au lendemain de sa résidence de Pat-
taya, en Thaïlande. Il est toujours en déten-
tion en Chine. Trois autres de ses associés et
collègues, séquestrés au même moment,

continuent, pour leur part, d’être soumis à
diverses formes de chantage.
Trois ans après les faits, Lam Wing-kee se
dit convaincu que l’opération visait à éviter
la publication, par l’éditeur Gui Minhai, d’un
ouvrage sur Xi Jinping : « Il aurait eu le projet
de mettre en annexe de ce livre une note auto-
critique, dans laquelle celui-ci avouait avoir
eu une liaison extraconjugale alors qu’il était
gouverneur du Fujian », précise-t-il au
Monde. Ce genre de notes autocritiques, les
jiantaoshu, n’ont rien d’exceptionnel au sein
du PCC. Xi Jinping les a lui-même remises au
goût du jour dans les premières années de
son mandat ; les confessions de cadres « dé-
voyés » se sont alors multipliées dans les
journaux du parti. « Si ce genre de choses
était révélé, alors qu’il venait d’arriver au pou-
voir, que ça soit vrai ou faux, l’impact aurait
été énorme sur sa position, d’abord dans son
foyer, auprès de sa femme et de sa fille, et au
sein du PCC, estime Lam Wing-kee. Les luttes
de pouvoir sont féroces en Chine. Son rêve de
se faire président à vie, de devenir un nouvel
empereur, aurait été compromis. » Le libraire
a compris en les écoutant que les enquêteurs
chargés de l’interroger appartenaient à un
« groupe dédié central ». Autrement dit, qu’ils
avaient tous les pouvoirs.
D’après un autre éditeur, requérant l’ano-
nymat, le livre brodait autour des efforts pré-
sumés de la célèbre cantatrice Peng Liyuan,
épouse de Xi Jinping depuis 1987, pour se
débarrasser d’une animatrice de télévision
locale qui, disait-on à l’époque, était la maî-
tresse attitrée de son mari. « Mais plus per-
sonne à Hongkong n’oserait même envisager
aujourd’hui de publier un tel ouvrage, ajoute
le même éditeur. Cela implique de faire per-
dre la face à Xi Jinping. Et c’est très risqué. » Et
pour cause... « Le contrôle de sa biographie
est d’autant plus important, aux yeux de Xi
Jinping, que c’est un livre qui a fait chuter son
père et ses amis en 1962 », remarque Alex
Payette, enseignant à l’Institut d’études poli-
tiques de l’université d’Ottawa et spécialiste
du pouvoir en Chine. En 1962, c’est en effet
après avoir été accusé d’avoir soutenu la
publication d’un livre qui déplut à Mao que
Xi Zhongxun, jusqu’alors très proche du
Grand Timonier, fut limogé et envoyé à la
« base », dans une usine.

LE SYNDROME DU « MAUVAIS EMPEREUR »
Chez l’actuel président chinois, cette obses-
sion du « contrôle » ne concerne pas que
l’écrit. Un participant au dîner organisé, en
janvier 2018, au Palais du peuple de Pékin en
l’honneur d’Emmanuel Macron n’en revient
toujours pas : la petite vidéo des deux prési-
dents qu’il avait prise à cette occasion a dis-
paru de son portable français. En revanche,
celles des autres invités y sont restées. Les
logiciels de reconnaissance faciale chinois
seraient donc capables de s’immiscer par-
tout. Selon le politologue norvégien Stein
Ringen, les hautes technologies sont en train
de faire de la Chine une « dictature parfaite ».
M. Ringen a d’ailleurs imaginé un néolo-
gisme pour la désigner : la « contrôlocratie ».
De fait, en six ans à la tête de la deuxième
puissance économique mondiale, Xi Jinping
a mis sous cloche une société civile particu-
lièrement turbulente lors de sa prise de pou-
voir, reprenant en main des réseaux sociaux
qui semblaient indomptables.
S’il n’aime pas qu’on le filme à son insu ou
qu’on écrive sur lui, Xi Jinping cultive volon-
tiers l’image d’un penseur prolifique. Ainsi,
le 30 mai, le journal télévisé de 19 heures de
CCTV 1, la chaîne d’Etat, s’est ouvert, comme
tous les soirs, par une information sur le
président : le deuxième volume de son
best-seller consacré à la « gouvernance de la
Chine » est disponible dans cinq langues de

minorités reconnues – le mongol, le tibétain,
le ouïgour, le kazakh et le coréen. Dans la
foulée, un reportage montrait des lecteurs
ouïgours plongés dans le livre dans une
librairie. Non sans un certain cynisme,
puisque cette minorité est la cible, sous Xi
Jinping, d’un programme d’internement
massif en camps de rééducation. Il s’en est
fallu de peu que les lecteurs français bénéfi-
cient du même privilège : avant le voyage de
Xi Jinping en France, fin mars, les autorités
chinoises ont tenté d’obtenir de Paris que les
écrits du président figurent en bonne place
dans les librairies françaises. Les Français
ont dû leur expliquer qu’ils n’ont aucun pou-
voir sur les choix des libraires...

LA PENSÉE DE XI EN APPLICATION
Les deux livres de Xi Jinping sont une sélec-
tion de ses discours depuis 2012. Ils
montrent à la fois son assurance et son
ambition. Celle-ci a éclaté au grand jour dès
le 19e congrès du Parti communiste chinois
d’octobre 2017, qui grave sa « pensée » (plus
précisément « la pensée de Xi Jinping du
socialisme aux caractéristiques chinoises
pour une nouvelle ère ») dans la charte du
parti, au côté de son nom. Depuis Mao, nul
dirigeant n’avait eu droit à un tel honneur de
son vivant. Aux côtés de Xi et de son premier
ministre, Li Keqiang, les cinq nouveaux
membres du comité permanent, l’organe su-
prême du PCC, se rendent, après la clôture du
congrès, à Shanghaï, pour prêter serment
sur le lieu de naissance du parti, en 1921.
Les chercheurs et diplomates spécialistes
de la Chine ont constaté qu’aucun succes-
seur de Xi n’a été nommé au comité perma-
nent durant le congrès, rompant avec le
mécanisme de transition institutionnel
imposé par Deng Xiaoping. Ce n’est qu’à la
session parlementaire annuelle de mars
2018 que la manœuvre prend tout son sens :
un « coup d’Etat constitutionnel » a conduit à
l’imposition par Xi Jinping et ses partisans
de multiples amendements à la Constitu-
tion, dont la fin de la limite des deux man-
dats pour le président. Xi annonce lui-
même le résultat du scrutin qui lui donne
des pouvoirs sans limite. Malgré la censure,
le malaise est palpable dans le pays. A
l’étranger, le politologue américain Francis
Fukuyama dénonce, par exemple, le syn-
drome du « mauvais empereur » guettant le
régime dès lors qu’il s’affranchit des règles
qui garantissaient, tous les dix ans depuis
1978, une succession ordonnée au sommet.
Celles-ci, écrit-il dans une tribune, « ren-
daient son système politique autoritaire si
différent de presque virtuellement toutes les
autres dictatures ».
Si Xi Jinping est sans doute contesté au sein
de certaines instances du parti, il n’est pas
réellement affaibli. Ses adversaires poten-
tiels? Marginalisés. Comme le premier
ministre Li Keqiang, sur lequel il daigne rare-
ment jeter un regard en public. Le véritable
numéro deux est Wang Qishan, un autre
« prince rouge » (c’est-à-dire un fils de digni-
taire), adoubé vice-président en mars 2018


  • lui aussi sans limite de mandat. Ancien chef
    de la lutte anticorruption, Wang a une pas-
    sion pour l’histoire et a sans doute eu un rôle
    majeur, au côté de l’idéologue Wang Huning,
    dans la formulation de la voie unique et
    salvatrice que prêche le numéro un chinois :
    sans le PCC, point de salut. Le sinologue bri-
    tannique Kerry Brown fait de Xi Jinping et de
    ses deux « apôtres » des communistes « born
    again » (« nés de nouveau »), convaincus de la
    mission sacrée d’un PCC « abîmé par les souf-
    frances et les malencontreuses expériences du
    passé, mais près enfin de livrer le grand résul-
    tat attendu », c’est-à-dire le rêve chinois du
    retour du pays au premier rang.


Xi Jinping,


le nouveau timonier


XI JINPING, UN DESTIN CHINOIS 1 | 6 Arrivé au pouvoir fin 2012,


le numéro un chinois n’a fait qu’étendre son empire depuis.


Régnant sans partage sur le pays, ce fils de dignitaire


n’a aujourd’hui plus grand-chose à envier à Mao


Ces dernières années, c’est Wang Qishan
qui a mené la bataille contre la corruption.
De la fin 2012 à 2017, 1,3 million « de tigres et
de mouches » – des haut gradés, mais aussi
des cadres ordinaires – ont été emprisonnés.
Parmi les « grands fauves », les trophées se
comptent par centaines, dont quatre des
plus importants responsables politiques
sous le mandat du président précédent,
Hu Jintao, tous condamnés à la perpé-
tuité. L’épuration a largement épargné les
« princes rouges » – à l’exception de Bo Xilai,
le rival malheureux de Xi Jinping, condamné
à la prison à vie pour corruption en 2013. Le
numéro un chinois les tient cependant à dis-
tance, car il dirige en s’entourant de nom-
breux fidèles et de collègues croisés au cours
de sa longue carrière hors de Pékin. « En pro-
vince, il y a exactement 606 personnes qui
comptent, précise Alex Payette. Au moins
10 % sont dans la poche de Xi. Ça a l’air peu,
mais c’est énorme, car ils ont les postes les
plus importants. Sans eux, impossible pour le
pouvoir de faire appliquer ses réformes. » Un
même homme, Chen Xi, dirige l’école du
parti et le département de l’organisation qui
promeut les cadres. Toutes les nominations
importantes passent par lui. Faut-il le préci-
ser? C’est un intime de Xi. Un ami de plus de
quarante ans. Ils étudiaient ensemble à l’uni-
versité pékinoise Tsinghua.
De manière significative, le premier chapi-
tre du livre de Xi sur la « gouvernance de la
Chine » porte sur « le socialisme à la chi-
noise ». « Le rêve chinois » vient en deuxième
position. « L’Etat de droit » ne figure qu’à la
cinquième place. Pour Stein Ringen, « Xi
Jinping n’est rien d’autre qu’idéologique dans
son discours et son action ». Et le « rêve chi-
nois de renaissance » présente, pour le polito-
logue norvégien, « l’embryon d’une idéologie

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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