MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

MARDI 30 JUILLET 2019 | 19


ultra-dangereuse », parce qu’elle « repose sur
une rhétorique du pouvoir et de la grandeur
nationale et qu’en fin de compte il s’agit d’une
idéologie dans laquelle la personne cesse
d’exister en tant qu’être autonome et est
englobée dans la nation ».
Pour être sûr que les Chinois la maîtrisent
bien, la « pensée de Xi Jinping » fait, depuis
janvier, l’objet d’une application pour smart-
phones, intitulée « Etudier Xi, rendre le pays
plus fort ». « Un mouchard électronique s’as-
sure que les professeurs et les chercheurs pas-
sent au moins deux heures par jour à lire des
articles sur la pensée de Xi et à regarder des
vidéos de propagande. Par ailleurs, Xi leur a
assigné comme mission de contribuer au déve-
loppement d’un modèle de modernité sociale,
économique, politique et environnementale
pouvant être exporté à l’étranger », explique la
sinologue française Chloé Froissart.

UNE LEÇON AMÉRICAINE
« Gouverner, c’est mettre vos sujets hors
d’état de vous nuire, mais même d’y penser »,
disait Machiavel. Xi Jinping s’y emploie.
Grâce au savoir-faire des ingénieurs d’Ali-
baba, le géant du commerce en ligne chi-
nois, qui ont développé cette application, les
Chinois peuvent tester leurs connaissances,
seul ou en groupe et même, pour les
meilleurs ou les plus assidus, gagner des
lots. Les 89 millions de membres du PCC ont
l’obligation de la télécharger.
Le « Machiavel de Zhongnanhai » ne
néglige aucun public. Dans le Jiangxi, cette
province du Sud-Est d’où est partie la Longue
Marche de Mao en 1934, la « culture rouge »
est inculquée aux enfants dès la crèche par le
biais de chansons composées à leur inten-
tion. Un programme pilote destiné à être
étendu au reste du pays. Surnommé « Oncle

Xi » par la propagande, il cultive sans retenue
une image paternelle et débonnaire de diri-
geant proche des enfants – et donc du peu-
ple. CGTN, la chaîne chinoise diffusée à
l’étranger, a même posté sur YouTube – pla-
te-forme pourtant interdite en Chine – une
vidéo en anglais intitulée « Xi Jinping, ami
des enfants ». On le voit visiter des écoles ou
des hôpitaux pour les plus jeunes. Certains
ont ensuite l’insigne honneur de pouvoir
nouer, autour du cou présidentiel, le célèbre
foulard rouge des jeunes communistes – un
rituel qui rappelle l’époque Mao.
L’aristocrate rouge, qui a fait de la lutte
contre la pauvreté l’une de ses priorités
domestiques, est régulièrement montré
dans les villages reculés, où, assis à même le
kang, le lit chauffé par-dessous, il écoute de
vieilles paysannes ridées témoigner de leur
vie de labeur. Il va jusqu’à fréquenter, certes
au compte-gouttes, les restaurants populai-
res : comme en ce mois de décembre 2013 où
il est filmé par les médias officiels dans une
gargote servant des petits pains farcis, à
Pékin. En réalité, ses conseillers en commu-
nication se sont inspirés de la sortie dans un
boui-boui pékinois du vice-président améri-
cain Joe Biden et de son ambassadeur Gary
Locke, en 2011 : les internautes avaient porté
aux nues la simplicité des dirigeants améri-
cains. Pour mieux critiquer l’inaccessibilité
des leurs. Xi a retenu la leçon.
A l’étranger, il prend un réel plaisir à
côtoyer les têtes couronnées, que ce soit la
reine d’Angleterre ou le prince Albert de
Monaco. Le couple qu’il forme avec son
épouse est discrètement glamour. C’est la
première fois qu’une première dame chi-
noise n’a rien à envier, en matière de tenues
vestimentaires, à ses homologues occiden-
tales. Fidèle au recentrage sur la culture

chinoise dont son mari est le chantre, Peng
Liyuan s’habille chez des designers chinois.
Ce soft power fait des merveilles : le couple
« donne de la face aux Chinois à l’étranger »,
entend-on souvent. Comprendre : il les rend
fiers. Quant à leur fille unique, Mingze, diplô-
mée d’Harvard, elle est aussi invisible qu’in-
fluente. Ne dit-on pas qu’elle est l’inspiratrice,
voire la rédactrice, de l’éditorial du Quotidien
du peuple, paru le 11 mai, au lendemain de
l’échec des négociations commerciales avec
les Etats-Unis? Le titre : « Aucun défi ne sau-
rait empêcher la Chine d’avancer ».

HONGKONG, L’OUTRAGE SUPRÊME
A défaut de s’entendre avec Donald Trump,
Xi Jinping courtise le reste de la planète, invi-
tant le monde entier en Chine. En 2018,
53 leaders africains avaient fait le déplace-
ment à Pékin pour le septième sommet du
Forum Chine-Afrique. Le 15 mai, un spectacle
féerique était donné au « nid d’oiseau », le
stade olympique de Pékin, en l’honneur de
dizaines de milliers de participants, venus
cette fois de toute l’Asie, à une conférence
« sur le dialogue des civilisations asiatiques ».
Mais le grand œuvre international de Xi
Jinping reste bien sûr les « nouvelles routes
de la soie ». Un projet lancé en septem-
bre 2013, lors d’un voyage au Kazakhstan,
destiné à renforcer les liens entre l’Asie et
l’Europe. Dès 2015, changement de cap. On
ne parle plus de « programme » ni de « straté-
gie ». Un seul mot, plus « inclusif », doit être
employé : « initiative ». Pour lui, l’opération
est devenue mondiale et englobe l’Afrique et
l’Amérique latine, pas vraiment situées sur
la route entre Xi’an et Venise. Quand Do-
nald Trump ne jure que par son « America
first », Xi Jinping, au contraire, défend le mul-
tilatéralisme et la « coopération gagnant-ga-

gnant » par ces « routes de la soie » qui relient
désormais des pays aussi différents que la
Suisse, l’Ethiopie, le Panama ou la Malaisie.
Pourtant, c’est d’une miette de territoire
chinois que provient aujourd’hui la contesta-
tion : Hongkong, la région administrative
spéciale rétrocédée à la Chine en 1997, est en
ébullition. Outrage suprême, lundi 1er juillet,
des manifestants ont forcé l’entrée du Parle-
ment local et recouvert le perchoir d’un dra-
peau de l’ex-colonisateur britannique. La rai-
son? Une loi d’extradition vers la Chine qui
permettrait à Pékin de juger des Hong-
kongais selon ses propres lois, comme les
éditeurs et libraires précédemment évoqués.
« L’histoire ne se répète pas, elle rime », disait
l’écrivain américain Mark Twain. C’est dans
le Guangdong, la province chinoise qui fait
face à Hongkong, que le père de Xi Jinping a
renoué avec sa carrière de mandarin com-
muniste après son retour en grâce sous Deng
Xiaoping. Il fut chargé, au début des années
1980, d’ouvrir à l’Occident la zone économi-
que spéciale de Shenzhen pour contrebalan-
cer le pouvoir d’attraction de la colonie bri-
tannique. Le président chinois « a une cons-
cience aiguë de son appartenance à une “pure
famille communiste”, contrairement à ses
prédécesseurs », écrit Agnès Andrésy, dans le
livre que cette fine connaisseuse des « prin-
ces rouges » lui a consacré en 2013 (Xi Jinping.
La Chine rouge nouvelle génération, L’Har-
mattan). « Le sentiment de porter un héritage
sous-tend sa pensée. Dans ses discours et ses
déclarations publiques, il se réfère constam-
ment au passé. » Un passé tourmenté, dont il
a fait une force.p
frédéric lemaître et brice pedroletti

Prochain article Au nom du père
et du parti

« LE SENTIMENT


DE PORTER


UN HÉRITAGE


SOUS-TEND


LA PENSÉE DE XI.


DANS SES


DISCOURS ET


SES DÉCLARATIONS


PUBLIQUES,


IL SE RÉFÈRE


CONSTAMMENT


AU PASSÉ »
AGNÈS ANDRÉSY
auteure de « Xi Jinping,
la Chine rouge
nouvelle génération »

Le président
chinois,
Xi Jinping,
et sa femme,
Peng Liyuan,
au Palais
du peuple,
à Pékin,
le 26 avril.
JASON LEE/REUTERS

L’ÉTÉ DES SÉRIES

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