MARDI 30 JUILLET 2019 | 23
Du Chat qui pêche
au Requin chagrin
L A BOITE DE JA ZZ 1 | 6
Dans ces clubs du Quartier latin, Eric Dolphy
et Jacques Thollot ont écrit, en 1964 et 1965,
une page de la musique improvisée
« Le seul avantage que j’avais, c’était de peler »
DRÔLE D’ÉTÉ 1 | 6 Carte blanche à six humoristes pour raconter un été particulier. Nora Hamzawi partage un souvenir cuisant
Sur scène, Nora Hamzawi a ins-
tallé son personnage de trente-
naire névrosée, de bonne copine
devenue mère de famille, mais qui
a du mal avec l’âge d’adulte. Au ci-
néma, cette comédienne de 34 ans
a été la révélation du dernier film
d’Olivier Assayas, Doubles vies.
Je ne suis pas une
fille de l’été. La plage
m’a beaucoup déçue.
J’avais sans doute des
attentes trop hautes à cause de
mes souvenirs cinématographi-
ques. J’ai été marquée par des ima-
ges de couchers de soleil, des scè-
nes d’amour torrides, des baigna-
des heureuses où l’eau n’a jamais
l’air froide. Y a-t-il un film qui
montre quelqu’un se mouiller la
nuque avant d’entrer dans l’eau
avec un corps crispé à l’extrême?
Et si possible un film où cette per-
sonne serait désirable?
Mon fantasme ultime s’appelait
Nathalie Baye dans La Baule-les-
Pins. Je devais avoir entre 6 et
8 ans quand j’ai découvert le film
de Diane Kurys, et à partir de là je
me suis fixé mon premier objectif
de vie : quand je serai grande, j’irai
à la plage avec un brushing, les
ongles faits, et des bijoux.
Ce même été, j’ai chopé le pire
coup de soleil de ma vie dès le pre-
mier jour des vacances et j’ai donc
passé un mois à me baigner en
tee-shirt. Je me souviens du bruit
et de la sensation contre mon dos
rouge quand il faisait ploc, ploc,
ploc. Métaphoriquement, c’était
comme une première claque
dans la gueule. C’était un signe, la
vie ne serait pas simple.
J’enviais les filles qui avaient
l’air de n’avoir jamais chaud, qui
n’étaient pas harcelées par leur
mère pour se mettre à l’ombre et
qui, le soir, comparaient leurs
marques de bronzage sous leurs
bracelets brésiliens. Ces meufs-là,
c’étaient des icônes. Pour moi, el-
les étaient aussi charismatiques
que la fille qui dansait dans le clip
de La Lambada.
Le seul avantage que j’avais par
rapport aux autres, c’était de pe-
ler. A chaque fois que j’enlevais un
lambeau de peau, j’éprouvais une
satisfaction extrême. Un peu
comme aujourd’hui quand on
s’aperçoit qu’on a laissé le film
plastique sur son iPhone et qu’on
se fait une joie de le retirer.
C’est d’ailleurs drôle de compa-
rer ces deux sensations qui ont
presque trente ans d’écart. Et c’est
d’autant plus drôle qu’à chaque
fois que je me retrouve sur une
plage, je repense au passé. Les tee-
shirts Waikiki ont été remplacés
par des tee-shirts anti-UV, et c’est
tant mieux, et les mères qui les
tendent à leurs enfants ne sont
plus maquillées, mais directe-
ment lissées à l’acide hyaluroni-
que, et c’est tant pis.
Qu’est-ce qui nous rend mélan-
coliques? Est-ce le mouvement
des vagues qui veut ça, en avant
puis en arrière, ou bien les odeurs
de monoï qui rappellent toujours
l’insouciance de l’enfance et
l’époque où on se cramait à la
graisse à traire?
Comme ce temps-là paraît loin
sur une plage... Celui où un mégot
n’était qu’un mégot et l’été infini,
alors qu’aujourd’hui le temps
nous semble être compté.
Bronzage agricole
L’avant-dernier jour de ces vacan-
ces, j’ai retiré mon tee-shirt blanc,
ma peau avait mué et j’avais le
droit de me remettre en maillot
de bain. J’étais fière de moi avec
mon bronzage agricole, je pouvais
enfin être comme tout le monde.
Tout l’après-midi, j’ai bouffé des
glaces Calippo au soleil.
En fin de journée, quand la lu-
mière est plus douce et que le
bronzage se voit bien, j’ai croisé le
regard de ma mère, elle a retiré
ses lunettes de soleil et a poussé
un petit cri : « Ohhhhhh, comme
c’est mignon, regarde-toi dans la
glace, c’est adorable !!!! » Elle m’a
tendu son poudrier mais j’ai re-
fusé. Peut-être avais-je un mau-
vais pressentiment...
Le soir, en rentrant dans notre lo-
cation, je me suis enfermée à dou-
ble tour dans la salle de bains. Tout
doucement, le cœur palpitant, je
me suis regardée dans la glace.
J’étais criblée de taches de rous-
seur. En une journée j’avais
changé. En une journée, j’étais
marquée et je ne savais pas encore
que ça allait durer pour toujours.p
propos recueillis par
sandrine blanchard
Nouveau spectacle, de Nora
Hamzawi. A Paris du 20 au
28 septembre au Théâtre du
Rond-Point, puis au théâtre
Le République jusqu’en
décembre. En tournée :
le 19 octobre à Saint-Brieuc,
le 9 novembre à Lyon, etc.
Prochain article Haroun
D
u 11 au 18 juin 1964, Le
Chat qui pêche se
trouve dans l’œil d’un
de ces cyclones que les
clubs de jazz s’entendent à fo-
menter : la rencontre d’Eric
Dolphy (flûte et clarinette basse,
alter ego sans ego de Mingus et de
Coltrane, le préféré) et Jacques
Thollot, enfant prodige des
drums, musique exacte faite rêve,
né à Vaucresson. Dolphy avait
35 ans, Thollot 17, le trompettiste
Donald Byrd, 32...
Qui donnera les clés? Dans son
très éclairant abécédaire (A bâ-
tons rompus, Editions MF, 176 pa-
ges, 13 euros), Daniel Humair,
longtemps batteur maison du
Chat, comme André Ceccarelli ou
Aldo Romano, éclaire ces mystè-
res. Autant s’adresser à un musi-
cien qu’à leurs saints. Lui, Daniel
Humair, toujours en activité, il ar-
rive à Paris en 1958. Pure question
d’état civil et de destin. Ne regret-
tez jamais votre âge. C’est trop
tard. Tous les soirs, en 1958, Hu-
mair joue en club. Au Club Saint-
Germain, au Caméléon, au Blue
Note, au Chat qui pêche, avant au
Mars, plus tard au Riverbop, mu-
siciens et bons connaisseurs se
retrouvent tous les soirs en club.
Avec l’indispensable quota de fê-
tards et de mélancoliques. Plus
les filles, essentielles, elles écou-
tent autrement. Un trio, un
combo, un big band pouvaient
alors s’installer et jouer plusieurs
semaines de rang. Le swing pre-
nait son temps.
En 1958, Humair rencontre la
colonie historique de musiciens
américains établie à Paris. De sa
base arrière, tout batteur est aux
premières loges : « J’ai joué avec
Bud Powell, rencontré tous les
grands du jazz, Kenny Clarke, Max
Roach, Art Blakey, tous ces “mons-
tres” qui m’ont tout appris. » Au
contact direct des musiciens d’en-
vergure (Cannonball Adderley,
Dolphy, Dexter Gordon, Oscar
Pettiford), surtout en club, « on
éprouve une sensation physique
qu’on ne peut retrouver dans le dis-
que. C’est indescriptible ».
Le Chat qui pêche, c’était alors
une cave sise au 4 de la rue de la
Huchette et donnant sur la plus
étroite des petites rues de Paris : la
rue du Chat-Qui-Pêche. Ici, sous la
douce férule d’une des grandes
dames du jazz, Mme Ricard, grande
résistante, ont défilé et se sont
mélangés, pour le meilleur et
pour le meilleur, les génies du jazz
moderne, les humbles, les débu-
tants téméraires. Sans distinction
d’origine, de couleur ni de style.
Mme Ricard aimait les musiciens.
Dolphy, l’envol, le plus dérou-
tant aux oreilles d’alors, encore
aujourd’hui, venait de se séparer
amoureusement de Mingus. Le-
quel, en une tournée aussi épui-
sante que flamboyante, avait joué
pour lui chaque soir So Long Eric!
Etant entendu qu’on a un mal de
chien avec l’amour musicien, on y
projette je ne sais quel fantasme
de concurrence et de compéti-
tion. Dolphy venait de rencontrer
Thollot et désirait s’installer en
Europe. Le Chat bichait.
Tempo et harmonies
Ici, en sept nuits de juin 1964, s’in-
vente avec un naturel suffocant
une immense part des musiques
à venir. Sûr de sa voie entre blues
et hard bop, entre free et Varese (il
donne des cours à La Monte
Young), Dolphy dira, avec un
calme incompréhensible au
monde actuel : « Que les gens me
sifflent ou s’échappent en courant ;
qu’ils n’aiment pas ce qu’ils pren-
nent pour des couinements ; que
les patrons me virent, je ne chan-
gerai rien. » Tous les matins,
quand il revenait en Californie
chez Sadie, sa mère, il improvisait
l’aube avec les petits oiseaux.
Sadie adorait ça.
Le Chat qui pêche aura repré-
senté à lui seul la possibilité des
clubs. Il n’est pas le seul. Le club ac-
célère la conscience d’être. On voit
la musique advenir et se faire mu-
sique. La bizarrerie de Jacques
Thollot (1946-2014), c’est que lui il
aura été le contemporain des
temps à venir. Avec sa frange
blonde, ses cravates saluées par
Don Cherry, sa précision de poi-
gnet élue par Kenny Clarke, il dé-
fraye la chronique par sa précocité.
Son premier « gig », c’est au Sa-
lon de l’enfance (sic). Avec un
quartet qui n’a pas la majorité lé-
gale (21 ans, à l’époque), il répète
dans la cave d’une droguerie, près
de République. Cave qu’il prend
pour une fumerie d’opium. C’est
un quartet où ils sont quatre : son
frère, la fille des chapeaux
Corcelles au piano et, déjà, Jean-
François Jenny-Clark (contre-
basse). Immédiate saisie des idées
neuves qui traversent les cieux,
solide technique, ils remportent
le concours. Grâce à J.-F., Thollot
se retrouve au club de la rue
d’Artois, près de l’Etoile, le Blue
Note. Plus léger qu’un bouchon, il
traverse Saint-Germain-des-Prés
comme Rimbaud les fleuves im-
passibles. Retient tout ce qu’il
peut des musiciens, qui l’aiment
tous. Le tempo, les harmonies et
l’art d’aimer. Pas de trace enregis-
trée de ces huit nuits de juin 1964.
En club, il se sera joué infiniment
plus de musique que n’en auront
retenu les disques.
Un humour à breveter
Thollot partage avec Dolphy la
même intransigeance heureuse.
Fin juin 1964, ils doivent se re-
trouver à Paris pour enregistrer.
Le 29, à Berlin, Dolphy se sent mal.
A l’hôpital, l’interne qui le reçoit
comprend tout : noir, américain,
jazzman, un drogué de plus... Au
lieu de le laisser cuver (Dolphy n’a
jamais touché à la drogue), l’in-
terne passe à côté du coma d’un
diabétique qui s’ignorait. Dolphy
meurt neuf jours après son tren-
te-sixième anniversaire.
Quand Thollot revient d’un
voyage insensé en Afrique, avec
Barney Wilen (sax) et Jean-Fran-
AVEC SA FRANGE BLONDE,
SES CRAVATES SALUÉES
PAR DON CHERRY, SA
PRÉCISION DE POIGNET
ÉLUE PAR KENNY CLARKE,
JACQUES THOLLOT
DÉFRAYE LA CHRONIQUE
PAR SA PRÉCOCITÉ
« MÉTAPHORIQUEMENT,
C’ÉTAIT COMME
UNE PREMIÈRE
CLAQUE DANS
LA GUEULE. C’ÉTAIT
UN SIGNE, LA VIE NE
SERAIT PAS SIMPLE »
Eric Dolphy
(saxophone,
premier plan) et
Jacques Thollot
(batterie), le
18 juin 1964 au
Chat qui pêche.
JEAN-PIERRE LELOIR
çois Jenny-Clark, ils s’installent à
côté de la place de la Contres-
carpe, au Requin chagrin. Le Re-
quin était encore plus petit que le
Chat. Barney, 17 ans quand il joue
avec Miles Davis (Ascenseur pour
l’échafaud), sideman de Monk et
de Blakey, en imposait. Prêt à tout.
Thollot perfectionnait cet hu-
mour qu’il aurait dû breveter.
Comme Jean-François, d’une maî-
trise stupéfiante, il ne se lasse ja-
mais d’aller plus loin.
Fin 1965, il se joue là ce qu’on
n’avait jamais joué avant. Passe
encore. Il se joue, au Requin, ce
qu’on ne rejouera jamais avec une
telle innocence. Comme au Chat.
Thollot, les yeux au ciel, notera
qu’au Chat comme au Requin un
soupirail donnait sur la rue. Les
soirs de dèche, il a pu se faire qu’on
les écoute à croupetons, aux
grilles du soupirail de la rue Blain-
ville. Le club, c’est son trottoir.p
francis marmande
Prochain article Le pianiste
en Tergal gris de la Cigale
L’ÉTÉ DES SÉRIES