26 | 0123 MARDI 30 JUILLET 2019
AU-DELÀ DE
GRETA THUNBERG,
LA JEUNESSE
SOLLICITE
LA FONCTION
DE « CONTENANCE »
DU MONDE ADULTE
A
utre maillot, autre visage, autre
scénario, mais même résultat :
l’équipe Ineos, ex-Team Sky, a de
nouveau remporté le Tour de France, di-
manche 28 juillet. En plaçant le Colombien
Egan Bernal et le Gallois Geraint Thomas
aux deux premières places, Ie groupe réé-
dite le doublé réalisé il y a sept ans avec Bra-
dley Wiggins et Christopher Froome, qui
marquait le début de la suprématie de
l’équipe britannique. Depuis sept ans, seul
le Tour 2014, que Christopher Froome avait
quitté sur chute, a échappé à une emprise
sportive et financière, qui finit par peser
sur l’attractivité de l’épreuve.
Cet été, Ineos était pourtant privée de son
leader, Christopher Froome, quadruple
vainqueur de l’épreuve, écarté après une
grave chute. Cette absence a pu donner un
temps l’illusion d’un suspense retrouvé,
avant que le naturel revienne au galop,
c’est-à-dire la victoire d’un membre de l’in-
contournable équipe. Certes, l’enthou-
siasme a été de retour sur le Tour de France,
mais il doit beaucoup à Julian Alaphilippe,
qu’Ineos n’a jamais considéré comme une
menace – le temps lui a donné raison. Mais
la suprématie de l’équipe britannique ris-
que de repartir de plus belle l’an prochain,
alors qu’elle a désormais dans ses rangs les
trois derniers vainqueurs de l’épreuve, dont
aucun n’est pour l’instant prêt à s’effacer.
On peut gloser longtemps sur les secrets
de la « méthode Sky-Ineos », mais l’argent
est un facteur essentiel de sa réussite. Le
budget de l’équipe Sky en 2018 était d’envi-
ron 42 millions d’euros, en hausse de 10 %
en un an. C’est plus du double de ceux des
meilleures équipes françaises, qui ambi-
tionnent pourtant de rivaliser avec elle sur
le Tour de France, grâce à leurs leaders res-
pectifs, Romain Bardet (pour AG2R-La
Mondiale) et Thibaut Pinot (Groupama-
FDJ). Cet écart est accru par le poids des
cotisations sociales, tandis que les poches
de Jim Ratcliffe, fondateur du groupe pétro-
chimique dont la marque arbore les
maillots de l’équipe, semblent sans fond à
l’échelle du cyclisme.
C’est cet argent qui a permis de signer un
contrat de cinq ans – rarissime dans ce
sport – avec Egan Bernal, pour un salaire ex-
trêmement élevé, compte tenu de son inex-
périence à l’époque. C’est cet argent qui a
rendu possible, ces dernières années, l’em-
bauche de jeunes grimpeurs d’exception, ou
bien encore du récent vainqueur du Tour
d’Italie, Richard Carapaz, qui rejoindra
l’équipe en 2020. C’est cet argent, enfin, qui
lui offre le luxe de confier des rôles de sim-
ples équipiers à des coureurs parmi les
meilleurs du monde.
Cette hégémonie financière est une me-
nace pour le Tour de France et pour le cy-
clisme en général. Depuis son élection à la
tête de l’Union cycliste internationale (UCI),
David Lappartient réfléchit à instaurer un
plafond budgétaire, malgré les obstacles ju-
ridiques et l’opposition de certaines équi-
pes. Christian Prudhomme, directeur du
Tour, y est aussi favorable : il sait trop bien
que ce qui a donné le sel de cette édition a
été la fragilité très momentanée d’Ineos.
Cette réforme pourrait s’accompagner
d’un mécanisme de redistribution d’une
partie de l’argent des sponsors vers la base
du peloton et les clubs qui, après avoir formé
les futurs champions, restent les parents
pauvres du cyclisme. L’UCI doit faire preuve
de courage et de persuasion pour lancer cet
aggiornamento, sans quoi l’épreuve reine de
la discipline risque de continuer à tourner
en rond au détriment du spectacle et de la
glorieuse incertitude du sport.p
TOUR DE FRANCE :
RÉFORMER
LE PELOTON
PROFESSIONNEL
Accord UE-Mercosur :
un démantèlement
des politiques d’intérêt
général brésiliennes
Un collectif demande à Emmanuel Macron
de ne pas conclure l’accord entre l’Union
européenne et le Mercosur, lequel reviendrait
à menacer l’environnement au Brésil,
mais aussi les droits des peuples autochtones
A
près vingt ans de négo-
ciations, dans une totale
opacité, un accord entre
l’Union européenne et
les pays du Mercosur (Argentine,
Brésil, Paraguay, Uruguay) est en
passe d’être conclu. Emmanuel
Macron y a apporté son soutien,
au nom de la France. Signer, puis
ratifier cet accord, reviendrait
pourtant à soutenir et légitimer
le gouvernement d’extrême
droite du président Jair Bolso-
naro, dont les politiques vont
à l’encontre des valeurs que le
président français prétend dé-
fendre.
L’accord de libre-échange pré-
voit, d’un côté, l’abaissement des
tarifs douaniers pour de nom-
breux produits du Mercosur
destinés à l’exportation, comme
le sucre, le soja, l’éthanol et la
viande bovine, et, de l’autre,
l’abaissement des taxes pour les
produits manufacturés euro-
péens. Or, depuis l’arrivée au
pouvoir de l’extrême droite, le
1 er janvier 2019, et la nomination
de Tereza Cristina da Costa, an-
cienne responsable du lobby
agro-industriel brésilien, au
poste de ministre de l’agricul-
ture, pas moins de 239 pesticides
ou herbicides ont été légalisés et
introduits sur le marché.
Cela fait du Brésil le premier
consommateur de pesticides
du monde. Une grande partie
d’entre eux sont interdits en Eu-
rope. Conclure cet accord, c’est
s’assurer que les Européens re-
trouveront certains de ces pro-
duits chimiques très toxiques,
même sous une forme rési-
duelle, dans les aliments pro-
duits au Brésil (orange, café, su-
cre...) qu’ils consommeront. Cela
signifie aussi renforcer la mono-
culture (soja, maïs) et l’agrobusi-
ness, modèles dont les consé-
quences environnementales,
sociales et politiques sont catas-
trophiques, puisqu’ils mettent
en péril la subsistance de l’agri-
culture paysanne, en plus d’ac-
croître la violence des conflits
agraires au Brésil, qui tuent cha-
que année davantage.
La culture du soja est la pre-
mière cause de déforestation de
l’Amazonie, dont le rythme a
augmenté de 88 % par rapport à
janvier 2018. Conclure cet ac-
cord signifie contribuer à accroî-
tre la déforestation. Il n’y a pas
que l’agriculture intensive qui
menace l’environnement au
Brésil. En mars, Bento Albuquer-
que, le ministre des mines et de
l’énergie, a annoncé que le Brésil
envisageait d’ouvrir les terres in-
diennes à l’exploitation minière.
Coupes budgétaires drastiques
Les peuples autochtones et leurs
organisations ont, pour l’ins-
tant, réussi à freiner les tentati-
ves du gouvernement de mettre
fin aux sanctuaires de biodiver-
sité au sein desquels ils vivent et
dont ils prennent soin, malgré
les violences qu’ils peuvent su-
bir. Conclure cet accord revient à
soutenir la violation des droits
des peuples autochtones au nom
de l’extraction minière et de la
déforestation.
En mai, les coupes budgétaires
drastiques dans le secteur de
l’éducation ont fait converger les
oppositions : des milliers d’étu-
diants, rejoints par les représen-
tants des mouvements syndi-
calistes, noirs, LGBT et peuples
autochtones, se retrouvaient
dans la rue pour s’opposer au
processus de dégradation des
droits fondamentaux et des li-
bertés. Conclure l’accord UE-
Mercosur revient à leur dire que
les relations commerciales et les
intérêts économiques entre les
deux pays passent avant les
droits humains.
La mise en œuvre d’un tel ac-
cord fournirait un appui écono-
mique et politique au démantè-
lement des politiques d’intérêt
général brésiliennes, à la défo-
restation de l’Amazonie et au dé-
litement de la démocratie. La
concession minimale du prési-
dent Jair Bolsonaro de ne pas
sortir de l’Accord de Paris, sans
toutefois donner d’objectifs chif-
frés ni d’engagements vérifia-
bles, n’est en aucun cas un argu-
ment suffisant pour conclure et
ratifier cet accord.p
Hélène Cabioc’h, Aitec
(Association internationale
des techniciens experts
et chercheurs) ; Erika
Campelo, association Autres
Brésils ; Silvia Capanema,
RED (Réseau européen pour
la démocratie au Brésil) ;
Maxime Combes, Attac
France ; Bernard Dréano,
Centre d’études et d’initiatives
de solidarité internationale
(Cedetim) ; Aurélie Journée-
Duez, Comité de solidarité
avec les Indiens des Amériques
(CSIA-Nitassinan) ;
Sara Laisse, Acteurs du
monde agricole et rural
(AMAR) ; Monique Murga,
France-Amérique latine
et Amis du Mouvement
des sans-terres ; Nathalie
Péré-Marzano, Emmaüs
international ; Gert
Peter-Bruch, Planète
Amazone ; Emmanuel
Poilane, CRID (Centre
de recherche et d’information
pour le développement) ;
Celina Whitaker, Centre
d’étude du développement
en Amérique latine (Cedal).
DEPUIS L’ARRIVÉE
AU POUVOIR DE
L’EXTRÊME DROITE,
LE 1ER JANVIER 2019,
PAS MOINS
DE 239 PESTICIDES
OU HERBICIDES
ONT ÉTÉ
LÉGALISÉS
ET INTRODUITS
SUR LE MARCHÉ
Marion Robin Greta Thunberg, symbole
d’une jeunesse qui sort de l’adolescence
Pour la psychiatre d’adolescents, il apparaît aujourd’hui que la défense du vivant par
la jeune génération marque le passage d’une adolescence assise à une jeunesse en action
L’
image dominante de l’adoles-
cence est aujourd’hui représen-
tée par des jeunes de 12 à 25 ans
qui traversent une crise. Apathi-
ques, repliés sur eux-mêmes, critiques
envers leurs parents : la vision d’une
adolescence « canapé-selfie » inquiète,
et plus personne ne sait exactement à
quel âge ce stade de développement est
censé se terminer. Activisme idéologi-
que et engagement politique paraissent
loin de cette construction de l’adoles-
cence occidentale des trente dernières
années, qui a plutôt été l’objet d’une
médicalisation à l’excès.
Pourtant, la génération Z, née après
2000, nous montre que cette époque est
en train d’être révolue. Brutalement,
en 2018, une mobilisation citoyenne
émerge chez les jeunes, qui ne sont plus
appelés adolescents. Greta Thunberg,
15 ans à ce moment, engage une grève
étudiante qui mobilise des centaines de
milliers de participants à travers le
monde. En fait, elle semble surtout avoir
rendu visible un mouvement qui avait
démarré quelques années plus tôt, une
mobilisation croissante des jeunes pour
la survie de l’espèce : en marge de la
COP21, le mouvement COY (Conference
of Youth) avait par exemple mobilisé des
milliers de jeunes venant de nombreux
pays pour la défense du climat. Leur or-
ganisation très précise incluait des mé-
thodes collaboratives de travail et de
modération de réunions inspirées des
Nations unies, signant là une forme de
maturité inédite. Ils montraient d’ores
et déjà leur volonté d’accomplir une
transition citoyenne aux côtés des nom-
breux adultes engagés dans cette voie.
Au-delà de la jeune Greta, qui a la par-
ticularité de questionner sans détour la
lucidité et la culpabilité des adultes, les
poussant à se mobiliser dans l’action ou
à se replier dans le discrédit, cette nou-
velle génération sollicite directement la
fonction de « contenance » du monde
adulte : il s’agit de la façon dont celui-ci
est capable de répondre, de reformuler,
d’agir et non seulement de réagir à cette
jeunesse qui l’interroge et avance vite.
Mais comment est-on passé si rapide-
ment d’une adolescence assise à une
jeunesse en action?
Trois impasses
Au premier plan, il existe une bascule
individuelle : la conscience d’un danger
a produit un passage à l’action en lieu et
place de la dépression liée à une impuis-
sance défaitiste (que peut-on faire face
au système ?), d’un doute obsessionnel
(une issue est-elle possible ?) ou d’un
déni de la réalité (ça n’existe pas). Pour
cela, il a fallu contenir individuellement
les angoisses de mort, les dégager d’un
sentiment de devoir et d’une culpabilité
devenus paralysants. Pourtant, beau-
coup d’adultes restent actuellement blo-
qués dans ces trois impasses. Où cette
génération d’adolescents a-t-elle donc
trouvé ses ressources, elle qui depuis la
naissance a été abreuvée d’images de
mort, omniprésentes à la télévision ou
sur Internet, entre autres celles des at-
tentats en Occident et ailleurs. D’où est
sortie leur impulsion si ce n’est par un
effet de renversement, de saturation de
la mort via les écrans et les réseaux so-
ciaux qui, après les avoir fixés sur leur
canapé, les ont finalement mis debout
derrière 15 000 scientifiques internatio-
naux pour la défense du vivant?
Ensuite, cet engagement établit d’em-
blée un sentiment d’appartenance qui
manquait largement. Il vient présenter
une alternative à l’hubris et à la compé-
tition à tous les niveaux : par des ac-
tions de coopération coordonnées à
travers le monde pour la protection des
générations futures, par la réinvention
des façons de consommer, de produire,
d’habiter, de se nourrir. Le sentiment de
solitude diminue et le bénéfice psychi-
que est immédiat, par la possibilité
d’une réalisation de soi dans ce qui fait
sens ici et maintenant (par exemple, le
végétarisme rassemble les actions indi-
viduelles quotidiennes dans une cohé-
rence planétaire). Or, la solitude des
jeunes avait atteint des sommets, ajou-
tant des ingrédients aux modalités sui-
cidaires d’expression de la souffrance
adolescente en ce début de XXIe siècle.
Enfin, sur ce chemin de l’individuel
vers le collectif, chacun change ce qu’il
peut à son niveau, de façon perceptible
dans le quotidien, et produit pourtant
un changement pour le groupe. Le pré-
cepte de Gandhi « Sois le changement
que tu souhaites voir dans le monde »
inspire cette forme d’action qui consiste
à lâcher l’emprise sur l’autre, le contrôle,
la surveillance, pour se centrer sur soi,
en sachant que cela diffusera ensuite
sur autrui si et seulement si cette « cen-
tration » n’est pas un but premier. Cette
nouvelle éthique du rapport à l’autre
permet aux jeunes de sortir d’une so-
ciété qui les a façonnés dans ces rap-
ports d’emprise et, à l’extrême, dans
l’impuissance acquise comme certi-
tude. Cette impuissance qui faisait dire à
tous, il y a dix ans, qu’ils n’allaient pas
changer le monde à leur niveau, sans
prise en compte du fait qu’il y a toujours
trois niveaux pour changer le monde : le
contenant global (la société), le conte-
nant local (les relations) et l’individu.
Ces trois étapes – supporter la prise de
conscience de sa propre finitude, modi-
fier radicalement son rapport à autrui,
agir sur soi pour agir sur le monde – sont
les conditions pour qu’un jeune sorte de
l’adolescence et ne s’enferre pas dans
une passivité adulte aliénante. C’est l’en-
trée dans l’adolescence qui rend possi-
bles la richesse d’un œil neuf, la remise
en question, l’impulsion, l’exploration
sans limite, mais c’est la sortie qui rend
possible la construction. C’est l’entrée
dans l’adolescence qui rend possible l’in-
telligence visionnaire, mais c’est la sor-
tie qui rend possibles la réalisation de
cette intelligence dans les actes, l’enga-
gement dans la vie lorsqu’on a pressenti
la mort, l’engagement dans la survie
psychique et physique de l’espèce lors-
que ses remparts en sont à ce point me-
nacés. C’est ici le visage inédit d’une jeu-
nesse qui ne peut plus se permettre de
rester en adolescence.p
Marion Robin est psychiatre
d’adolescents à l’Institut mutualiste
Montsouris. Elle est l’auteure d’« Ado
désemparé cherche société vivante »
(Odile Jacob, 2017).