MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

MARDI 30 JUILLET 2019 international| 5


moscou - correspondant

D

eux semaines après
l’apparition d’un
mouvement de con-
testation à Moscou
réclamant la tenue d’élections li-
bres dans la capitale russe, l’em-
barras des autorités est de plus
en plus palpable. Après avoir
laissé plus de 20 000 personnes
manifester dans le centre de la
ville, la semaine passée, le pou-
voir a drastiquement durci le ton
face aux protestataires, samedi
27 juillet, ne parvenant qu’à sus-
citer une vague de réprobation
dans le monde.
Au terme d’une mobilisation
que les policiers, pourtant dé-
ployés en masse, n’ont pas réussi
à contenir avant la tombée de la
nuit, 1 373 personnes ont été inter-
pellées, selon le décompte de
l’ONG spécialisée OVD-Info
(1 074 personnes selon les autori-
tés). Les premières arrestations de
protestataires pacifiques sont in-
tervenues devant la mairie, lieu
de ralliement de cette manifesta-
tion non autorisée, avant que les
forces antiémeute ne dispersent
une foule compacte.
Au lieu de déclarer forfait,
comme c’est l’usage dans ce ballet
bien rodé que sont les manifesta-
tions moscovites de l’opposition
libérale, les protestataires se sont
dispersés en plusieurs cortèges
qui ont arpenté la capitale, sous les
yeux ébahis des touristes et des
passants, en réclamant à grands
cris le droit de voter pour le candi-
dat de leur choix lors des élections
locales du 8 septembre. La foule a
été évaluée entre 3 500 personnes
par la police et jusqu’à 10 000 par
certains observateurs.
Fait rare en Russie, où le moin-
dre geste de résistance peut avoir

des conséquences lourdes, des
heurts isolés ont opposé les
manifestants aux policiers.
Ceux-ci ont largement fait usage
de leurs matraques sur des pro-
testataires pacifiques, parfois
simplement assis sur des bancs.
Selon OVD-Info, 77 personnes
auraient été battues.
Cette nouvelle manifestation,
dont l’ampleur semble avoir pris
de court les autorités, concernait
ce qui s’est imposé comme le
feuilleton politique de l’été en
Russie et une sérieuse épine dans
le pied des autorités, à savoir les
élections à venir pour le Parle-
ment de la ville de Moscou. Mi-
juillet, au terme d’une procédure
de vérification opaque, la com-
mission électorale de Moscou a
exclu de ce scrutin pourtant mi-
neur une soixantaine de candi-
dats, dont la quasi-totalité des op-
posants indépendants, pour des
vices de forme ou des irrégulari-
tés que ceux-ci estiment fabri-
qués de toutes pièces.

Interdits de s’enregistrer
Malgré les nombreux éléments
apportés par ces candidats, y
compris des témoignages de ci-
toyens certifiant avoir bel et bien
déposé des signatures de soutien
jugées fausses par la mairie, les
procédures d’appel ont été expé-
diées en quelques heures ces der-
niers jours. A travers tout le pays,
ce sont des centaines de candi-
dats qui ont été interdits de s’en-
registrer à ce scrutin du 8 sep-
tembre, dont l’opposition, qui ne
peut participer aux élections
plus importantes, a fait une cible
prioritaire.
L’émotion soulevée par ces re-
fus a été importante pour un pays
où les mobilisations politiques
sont traditionnellement faibles.

La manifestation autorisée du
20 juillet, avec ses 20 000 partici-
pants, avait ainsi constitué la plus
importante démonstration de
force de l’opposition depuis le
mouvement de protestations de
2011-2012 contre les fraudes aux
élections et le retour de Vladimir
Poutine à la présidence.
Le nombre d’arrestations re-
censées samedi constitue lui
aussi un record, et les chancelle-
ries occidentales, Etats-Unis et
Union européenne en tête, ont
dénoncé un « usage dispropor-
tionné de la force ». « Ces déten-
tions (...) portent une fois de plus
gravement atteinte aux libertés
fondamentales d’expression, d’as-
sociation et de réunion », écrivait
dimanche la porte-parole de la
chef de la diplomatie euro-
péenne, Federica Mogherini.
L’opposition, elle, oscillait entre
l’euphorie et la crainte. Euphorie
d’avoir défié le pouvoir une jour-
née durant, sans reculer face aux
charges policières ; crainte de voir
la répression s’accroître les jours
et les semaines à venir. Si la plu-
part des interpellés de samedi ont
été relâchés, les opposants crai-
gnent que, à l’instar de ce qui avait
été fait en 2011-2012, ceux encore
détenus ne soient condamnés
pour l’exemple à de lourdes pei-
nes de prison.
Le pouvoir russe montre de fait
sa volonté d’en finir avec un dos-
sier qui perturbe son action de-

puis le début de l’été. Toute la se-
maine, les autorités ont tenté, en
coulisses, de décapiter le mouve-
ment et de décourager la mobili-
sation. Les candidats refusés,
transformés en meneurs de la
contestation, ont ainsi été la cible
de différentes manœuvres d’inti-
midation, une dizaine d’entre eux
ainsi que certains de leurs pro-
ches ayant fait l’objet de perquisi-
tions nocturnes contraires aux
règles de la police. Certains font
l’objet de poursuites pour « en-
trave au travail de la commission
électorale » lors d’un précédent
rassemblement pacifique. Les
services de sécurité ont par
ailleurs annoncé se joindre à l’en-
quête pour vérifier d’éventuels
contacts entre les opposants et
des « structures étrangères ».
Samedi matin, d’autres perqui-
sitions et interpellations avaient
été menées de façon préventive,
avant le début du rassemblement,

particulièrement chez des parti-
sans du dirigeant de l’opposition
Alexeï Navalny. Celui-ci, plutôt en
retrait sur ces événements, a de
son côté été condamné jeudi à
trente jours de prison. Dimanche
soir, l’annonce de son transfert à
l’hôpital a suscité l’émoi : non su-
jet aux allergies, l’avocat de 43 ans
a vu son visage gonfler et de mul-
tiples abcès apparaître sur le cou,
le dos, le torse et les coudes. Ses
avocats et médecins personnels
n’ont pu le voir qu’à travers une
porte entrouverte, mais ceux-ci,
réclamant des réponses des auto-
rités, ont dit envisager qu’une
« substance chimique inconnue
[lui ait été administrée par] une
personne tierce ».

Geste de faiblesse du pouvoir
Selon le site d’information Me-
duza, le Kremlin a décidé de re-
prendre la main cette semaine
dans ce dossier inconfortable, et
d’en passer par la manière forte.
Jusque-là, la mairie de Moscou
n’a cessé de tergiverser, embar-
rassée dès l’origine par ces élec-
tions pourtant secondaires. Si-
gne de l’embarras des autorités,
aucun candidat ne s’est enregis-
tré sous l’étiquette du parti au
pouvoir, Russie unie, devenue un
repoussoir.
Reste que la décision de tenir
ces élections dans la capitale à
huis clos, sans préserver une
compétition même de façade, in-

Brésil : la mort d’un cacique illustre la violence envers les indigènes


Des orpailleurs clandestins sont suspectés de cette attaque sanglante commise au cœur d’une réserve protégée de l’Amapa


sao paulo - correspondante

L


es indigènes ont parlé
d’une cinquantaine d’or-
pailleurs clandestins, ar-
més de fusils automatiques, prêts
à les massacrer au nom d’une for-
tune aussi éphémère qu’illusoire,
relatant la capture, la torture et la
mort d’un des leurs. Dimanche
28 juillet, après vingt-quatre heu-
res de tension et maints appels au
secours lancés par la commu-
nauté wayapi de la région de
l’Amapa, à l’extrême nord du Bré-
sil et à la frontière avec la Guyane
française, la police fédérale et le
bataillon de choc du Bope, ont
lancé une opération sur le terri-
toire indigène afin de mener une
enquête sur ces supposés crimes.
Les forces de l’ordre comme la
Funai, la Fondation pour l’Indien,
ont alors confirmé la mort du ca-
cique Emyra Wayapi, survenue le
mardi 23 juillet, ainsi que la pré-
sence de dix à quinze orpailleurs
clandestins. Dimanche, per-
sonne n’était encore en mesure
de décrire avec précision les faits.

Il n’y a eu aucun témoin du
drame, indique une note publiée
dimanche par les Wayapi. Mais le
corps du cacique a été retrouvé
avec des marques de violences
laissant imaginer un assassinat.
La rumeur fait état de coups de
couteau infligés à l’homme de
près de 70 ans.

« Nous avons peur »
Après le crime, des garimpeiros


  • les orpailleurs clandestins sus-
    pectés de cette attaque – se se-
    raient installés le vendredi sui-
    vant dans une des maisons du
    village Yvytoto, chassant ses ha-
    bitants. Effrayées, les familles se
    seraient alors enfuies en masse,
    réclamant l’aide des autorités.
    « Les garimpeiros sont armés de
    mitraillettes et nous sommes en
    danger. Il faut que l’armée et la
    police fédérale nous aident. S’ils
    ne viennent pas, nous allons agir.
    Nous avons peur », a imploré
    Jawaruwa Wayapi, chef indigène,
    s’adressant au sénateur Randolfe
    Rodrigues, membre du parti éco-
    logiste, Rede. Samedi, le chan-


teur de bossa-nova Caetano Ve-
loso, ainsi que le musicien Le-
nine et le rappeur Criolo ont re-
layé ces appels au secours,
exhortant les forces de l’ordre à
intervenir au plus vite.
A en croire la plupart des défen-
seurs de la cause des Indiens, cette
nouvelle intrusion de garimpeiros
au cœur d’une réserve protégée
n’est pas étrangère au message
envoyé par le président de la Ré-
publique, Jair Bolsonaro. Contra-
rié par la démarcation de territoi-
res indigènes qui, selon lui, entra-
vent le développement économi-
que du pays en maintenant les
Indiens dans des conditions « pré-
historiques », le chef de file de l’ex-
trême droite brésilienne répète
qu’il compte « légaliser » l’or-
paillage dans ces réserves.
Peu importe que l’activité
draine avec elle violence, mala-
die, prostitution et pollution
au mercure. Le président, comme
l’ensemble de son gouverne-
ment, entend exploiter les riches-
ses de l’Amazonie. Dénonçant la
« psychose environnementale », le

chef d’Etat semble ainsi encoura-
ger la déforestation stimulée par
les orpailleurs, ainsi que les éle-
veurs et autres forestiers.
Samedi, alors que la mort du ca-
cique wayapi venait d’être confir-
mée, le chef d’Etat a insisté, me-
naçant explicitement l’intégrité
de la réserve des Yanomami, à la
frontière avec le Venezuela. Une
« terre richissime » qu’il convien-
drait d’exploiter, a-t-il dit. Et de
préciser : « Je suis à la recherche
de contacts au sein du premier
monde pour explorer ces zones en
partenariat. » Son fils, Eduardo
Bolsonaro, député, qu’il entend
nommer à l’ambassade des
Etats-Unis, devrait l’aider dans
cette démarche. « Il y a mainte-
nant un mouvement global d’in-
vasion de garimpeiros dans tout
le Brésil. Mais jamais, jamais,
nous n’aurions imaginé que cela
pourrait se produire chez les
Wayapi », souffle Dominique Til-
kin Gallois, ethnologue et profes-
seure à l’université de Sao Paulo,
voyant le pays replonger trente
ans en arrière.

Peuple pacifique et philosophe,
les indigènes vivaient en paix de-
puis la démarcation de leur terri-
toire en 1996 gardant toutefois
une peur panique des orpailleurs.

Epidémies de rougeole
Dans les années 1970, 1980 et
1990 les garimpeiros ont, en effet,
multiplié les agressions au sein
de leurs aldeias (« villages ») char-
riant avec eux de tragiques épidé-
mies de rougeole tandis que pro-
gressait la construction de la « pe-
rimetrale nord », route transama-
zonnienne bâtie lors de la

Le président
et chef de file
d’extrême droite
Jair Bolsonaro
répète qu’il compte
« légaliser »
l’orpaillage dans
ces réserves

Les chancelleries
occidentales,
Etats-Unis et Union
européenne en tête,
ont dénoncé
un « usage
disproportionné
de la force »

Confrontation entre la police et les manifestants réclamant des élections libres, à Moscou, le 27 juillet. MAXIM SHEMETOV/REUTERS

dictature militaire (1964-1985).
Estimés aujourd’hui à 1 350 au
Brésil et à 1 200 en Guyane fran-
çaise, la population de Wayapi ne
dépassait pas les 150 dans les an-
nées 1970. « Il est assez significatif
qu’après plus de vingt ans sans
conflit surgisse une invasion d’une
telle violence. Les garimpeiros se
sentent soutenus. C’est effrayant »,
commente Joana Cabral de Oli-
veira, professeure d’ethnologie à
l’université Unicamp à Campi-
nas, spécialiste des Wayapi de-
puis 2004.
« Voilà les résultats de la politique
de Jair Bolsonaro. Voilà le fruit du
démantèlement des organismes de
protection de l’environnement et
des terres indigènes. Voilà où nous
en sommes », conclut aussi le séna-
teur écologiste Randolfe Rodri-
gues. « On sait maintenant que Bol-
sonaro ne fera rien pour protéger
ces populations. Il nous faut l’aide
de la communauté internatio-
nale », insiste-t-il. Contactées, les
équipes du président n’ont pas
donné suite à nos sollicitations.p
claire gatinois

Le Kremlin tente


de faire taire


la contestation à


Moscou, en vain


Les avocats de l’opposant


emprisonné Alexeï Navalny, qui a


dû être hospitalisé, s’interrogent


sur un éventuel empoisonnement


quiète une partie des Russes.
Nombre d’observateurs y voient
un recul démocratique inédit,
mais aussi un geste de faiblesse
du pouvoir. Ces derniers mois,
plusieurs candidats pro-Poutine
ont été battus lors d’élections ré-
gionales au profit des commu-
nistes et nationalistes, qui jouent
le rôle d’une opposition accepta-
ble, et chaque scrutin s’appa-
rente de plus en plus à un mau-
vais moment à passer.
Plus grave, ce refus de laisser les
candidats indépendants tenter
de contester le monopole du
pouvoir laisse entrevoir une ra-
dicalisation des deux côtés. « Il ne
pourra désormais plus y avoir de
chefs de file de l’opposition prêts à
adopter une position conciliante
vis-à-vis du pouvoir, à se mettre
d’accord avec lui », écrivait jeudi
matin, après une nouvelle nuit
de perquisitions, le vieux routier
de l’opposition libérale Leonid
Gozman.
Comme en écho, un responsa-
ble de l’opposition et élu local,
Dmitri Goudkov, vu précisément
comme l’un de ces membres de la
jeune garde prêts au compromis
avec le pouvoir, écrivait de son
côté : « Sous Poutine, les élections
et les commissions électorales
sont mortes comme institutions.
La dernière possibilité qui restait
de participer de manière légale à la
vie politique a disparu. »p
benoît vitkine
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