MondeLe - 2019-07-30

(Sean Pound) #1

8 |france MARDI 30 JUILLET 2019


Quand Benalla payait cash le service d’ordre de Macron


La rémunération de la sécurité rapprochée du candidat de 2017 laisse peu de traces dans les comptes de campagne


L

e 10 décembre 2016, Em-
manuel Macron réussit
sa démonstration de
force. Le candidat à l’élec-
tion présidentielle réunit près de
15 000 personnes porte de Ver-
sailles, à Paris. Ce succès est éga-
lement celui d’Alexandre
Benalla, tout juste nommé direc-
teur de la sûreté et de la sécurité
d’En Marche!
A l’époque, c’est un inconnu de
25 ans. Aujourd’hui, difficile de le
rater sur les images du meeting. Il
ouvre le chemin à Emmanuel Ma-
cron, bousculant parfois les mili-
tants et les photographes. Sur ces
clichés, on peut aussi identifier de
futurs piliers du SO, le service
d’ordre. Comme Kamel « Gladia-
teur », Jamel « Judoka » ou
« Tino », un professionnel basé
sur la Côte d’Azur et venu spécia-
lement à Paris. Selon les informa-
tions du Monde, la petite société
parisienne Tego Sécurité a aussi
fourni une dizaine d’hommes.
La présence de ces profession-
nels n’a pourtant pas laissé
d’autre trace. Dans les docu-
ments remis à la Commission na-
tionale des comptes de campa-
gne et des financements politi-
ques (CNCCFP), les dépenses pour
la sécurité du meeting se limitent
aux 16 500 euros versés à VIP Sé-
curité, un gros acteur du secteur.
Selon ses factures, cette société a
fourni une quarantaine d’agents
chargés du contrôle des accès du
public ou de la sécurité incendie,
loin du candidat lui-même.

Versements intraçables
Des membres du SO présents ce
jour-là assurent au Monde qu’ils
n’étaient pas bénévoles. « J’ai été
payé plus tard au QG de campa-
gne, de la main à la main par
Benalla, 120 euros en liquide », ra-
conte l’un d’eux, affirmant avoir
aussi assisté à une distribution de
billets « pour dix gars », après un
meeting à Lyon, début février. Ce
garde du corps expérimenté a de-
mandé à rester anonyme : « La sé-
curité est un petit milieu. » Il a en-
chaîné les meetings et les dépla-
cements de décembre 2016 à
mai 2017, mais la plus ancienne fi-
che de paie qu’il peut nous pré-
senter date de février, deux mois
après son arrivée au SO.
Il n’est pas le seul à raconter des
scènes avec des billets qui circu-
lent au QG de campagne, pour ré-
munérer des missions ou rem-
bourser des notes de frais. Si les
sommes concernées sont diffici-
les à évaluer, de tels versements
seraient par nature restés intraça-
bles et auraient échappé au con-
trôle de la CNCCFP, chargée de va-

lider l’ensemble des dépenses de
campagne.
Joint par Le Monde, Alexandre
Benalla a démenti que des rému-
nérations aient pu être versées en
liquide au sein du service d’ordre.
Il a assuré que ces questions
n’étaient pas de son ressort, ren-
voyant aux responsables finan-
ciers de la campagne et du parti.
Il contrôlait pourtant étroite-
ment son SO, y compris lorsqu’il y
était question d’argent. Ses
échanges avec ses hommes sur la
messagerie WhatsApp, que Le
Monde a pu consulter, en témoi-
gnent. Comme ce jour où un pres-
tataire, lassé d’attendre un verse-
ment, l’a réclamé directement
aux « AG », la direction des affai-
res générales. Alexandre Benalla
avertit ses troupes : « Il y a un des
gars du SO qui a débarqué dans le
bureau des AG en demandant à
être payé, c’est inadmissible, il y a
une façon de faire, tout passe par
moi quand vous avez ce genre de
demandes (...). Je ne tolérerai en
aucun cas ce genre de pratique. »
Alexandre Benalla n’a signé son
CDD de patron du SO que le 5 dé-
cembre 2016, cinq jours avant le
grand meeting de la porte de Ver-
sailles. « Auparavant, il a pu parti-
ciper en tant que bénévole à cer-
tains événements », explique la di-
rection de la communication de
La République en marche (LRM). Il
est déjà présent au cours de l’été
et, à l’automne, il supervise les
meetings précédant la déclara-
tion de candidature.
Les moyens sont limités. Son
équipe permanente se résume à
un chauffeur, Gérard G., et à un
garde du corps, Christian Guédon,
un ancien du GIGN, rémunéré
d’abord sous le statut d’autoen-
trepreneur.
« Je connaissais Alexandre de-
puis longtemps », explique Basile
Fortunato, dit « Tino », mobilisé
porte de Versailles en décem-
bre 2016 et à Lille en janvier 2017.
Sa petite société, ISB, n’apparaît
pourtant dans les comptes de
campagne qu’en avril : trois mis-
sions facturées au total
9 200 euros, dont la mise à dispo-

sition d’une vingtaine d’hommes
pour de gros meetings à Mar-
seille, puis à Bercy. « Avant, c’était
bénévole, on rendait service à un
ami », assure-t-il.
En novembre 2016, Alexandre
Benalla rencontre deux autres fu-
turs piliers du service d’ordre,
Philippe S., un ancien militaire, et
Darko Bulatovic, patron de Tego
Sécurité. Dix jours plus tard, selon
des témoins directs, cette petite
société mobilise une équipe au
meeting de la porte de Versailles.
Dans les comptes de campagne, la
première facture de Tego n’appa-
raît qu’en février, pour une réu-
nion de campagne au Théâtre Bo-
bino. Elle n’a facturé que sept mis-
sions pendant la campagne, pour
un montant total d’environ
60 000 euros.
En juin 2017, dans un portrait
que lui consacrait le journal serbe
Vesti, Darko Bulatovic se targuait
cependant d’avoir été très présent
lors de la campagne, et ce dès le
départ : « Nous avons envoyé six
gars au premier meeting, puis on
nous a sollicités pour le deuxième
et le troisième (...). Tego est la seule
société en France à avoir fait toute
la campagne présidentielle. »

Darko Bulatovic n’a pas sou-
haité répondre à nos questions,
assurant qu’il n’y avait « pas de
faille ». Tous les anciens du ser-
vice d’ordre interrogés évoquent
spontanément d’autres bizarre-
ries, dans la gestion de leurs no-
tes de frais. Alexandre Benalla
devait les leur rembourser en li-
quide à partir d’un compte ban-
caire personnel. « Il récupérait les
notes de frais de tout le monde, il
envoyait une note globale à la
comptabilité, et c’est lui qui nous
payait, assure un de ses anciens
proches. Et, oui, c’est arrivé que ce
soit en espèces. Parfois, on a
oublié de rembourser les gens.
Moi, j’ai fini par me dire “à quoi
bon ?”, et je me suis assis sur
600 euros. »

Tensions
En pleine campagne, la question
suscite des tensions au SO. Sur
WhatsApp, un de ses piliers an-
nonce par exemple avoir payé
706 euros de sa poche en douze
jours. Alexandre Benalla met en
cause la lenteur des comptables,
mais avertit : « Pour ceux à qui ça
ne convient pas, ils seront réglés
de l’ensemble des missions qu’ils

ont effectuées et ne sont pas obli-
gés de venir sur les prochains évé-
nements. »
Des tensions, il y en a aussi eu
entre le patron du service d’ordre
et celui des affaires générales.
Pour rembourser ses hommes,
Alexandre Benalla recevait régu-
lièrement une avance de plu-
sieurs milliers d’euros sur un
compte personnel. Il devait en-
suite régulariser les rembourse-
ments effectués en produisant
les justificatifs de ses hommes.
En avril 2017, il demande une
avance de 5 000 euros, selon des
échanges révélés par les « Ma-
cronLeaks », ces e-mails internes
piratés et mis en ligne avant le se-

cond tour de l’élection présiden-
tielle. « Mon banquier a com-
mencé à avoir des suées », expli-
que-t-il à Cédric O, directeur des
affaires générales. Le futur secré-
taire d’Etat au numérique
s’étonne : « Compte tenu des
montants, tu seras celui qui sera
le plus regardé par la commission
de contrôle, donc les comptes doi-
vent être impeccables. Or, à ce
stade, le fait que tu viennes me de-
mander une nouvelle avance
alors qu’il reste autant d’argent à
régulariser n’est pas de nature à
me rassurer, loin de là. »
Aujourd’hui, « il n’existe plus de
frais en souffrance », nous assure
La République en marche. Les té-
moins interrogés expliquent
plutôt avoir renoncé à réclamer
leur remboursement. Comme ce
bénévole actif au SO pendant
toute la campagne, et estimant y
avoir laissé 700 euros : « On nous
a expliqué que nos justificatifs
étaient dans des cartons au QG de
campagne, et que ces cartons ont
été perdus lors du déménagement
vers le siège du parti. C’est étrange
que ce soit justement les cartons
du SO qui aient disparu. »p
françois krug

« Tous des cons Alexandre sois zen et fort »


Sur le téléphone que l’ex-chargé de mission disait avoir égaré, les enquêteurs ont retrouvé plusieurs messages échangés avec l’Elysée


M


onsieur le Président,
hier après-midi j’ai été
invité par la Préfecture
de Police à observer de l’intérieur
la manifestation du 1er-Mai, j’ai
donc été équipé d’un casque et in-
tégré à une équipe de policiers en
civil et accompagné par un major
de police. En fin d’après-midi nous
nous sommes retrouvés place de
la Contrescarpe, où la situation a
plus que dégénéré, je ne me suis
alors pas cantonné à mon rôle
d’observateur (...) La scène assez
violente a été filmée et même si on
ne m’identifie pas très nettement
je suis reconnaissable. Cette vidéo
tourne actuellement sur les ré-
seaux sociaux. Alexandre. »
Ce message, Alexandre Benalla
dit l’avoir adressé via Telegram à
Emmanuel Macron dans la nuit
du 1er au 2 mai 2018, soit quelques
heures après l’épisode de la Con-
trescarpe. Le jeune chargé de

mission l’a ensuite transféré, peu
après 9 heures du matin, à Alexis
Kohler. Discrètement entendu
par l’Inspection générale de la
police (IGPN), les 17 et
18 avril 2019 (Patrick Strzoda l’a
été en mars), le secrétaire général
de l’Elysée a montré aux enquê-
teurs le numéro de téléphone ex-
péditeur du message. Il s’agit du
« 06 » de M. Benalla, mais pas
n’importe lequel : celui corres-
pondant à son fameux portable
« personnel » – un appareil resté
à ce jour introuvable.
« Je l’ai perdu (...). Je ne l’ai plus
(...). Je ne souhaite pas donner
d’éléments sur ce téléphone », ré-
pétait M. Benalla lors de sa pre-
mière garde à vue, le
21 juillet 2018. Il s’était présenté
aux policiers de la brigade de ré-
pression de la délinquance con-
tre la personne (BRDP) avec son
seul téléphone professionnel. (...)

Les données de son autre porta-
ble, le personnel, auraient été
conservées « sur une clé USB »,
ajoutait-il le 5 octobre 2018, mais
« il faut que je la trouve (...) dans
mes affaires qui sont en Norman-
die ». Lors d’un nouvel interroga-
toire, le 19 février 2019, l’ex-ad-
joint au chef de cabinet de l’Ely-
sée expliquait que la clé « s’était
perdue dans [ses] déménage-

ments successifs ». Il remettait
pourtant aux enquêteurs la co-
pie imprimée du message trans-
féré le 2 mai à M. Kohler.

« Un article va sortir »
Aidés par le témoignage de ce
dernier et les réquisitions adres-
sées par les juges à l’opérateur té-
léphonique, les enquêteurs ont
retrouvé la trace du téléphone. Et
découvert que le 22 juillet 2018, à
l’issue de la première garde à vue
de M. Benalla, le portable soi-di-
sant « perdu » retrouve son acti-
vité et entre en correspondance à
22 h 01 avec le chef de cabinet de
Brigitte Macron, Pierre-Olivier
Costa. « L’assertion de M. Benalla,
le 21 juillet 2018 : “Cet appareil, je
l’ai perdu”, est fausse », concluent
dès lors les enquêteurs.
« Je n’ai aucune explication sur
la discrétion entretenue sur ce té-
léphone », répond M. Kohler sur

procès-verbal. L’examen détaillé
de la ligne livre un début de ré-
ponse. On y découvre plusieurs
messages de soutien de l’Elysée.
Ainsi, celui – supprimé mais ré-
cupéré – reçu de Jean-Luc Minet,
le commandant militaire en se-
cond de la présidence de la Répu-
blique, au lendemain des inci-
dents du 1er-Mai : « Tous des cons
Alexandre sois zen et fort c’est le
patron qui décide et à 30 000 kilo-
mètres [Emmanuel Macron se
trouve alors en voyage officiel en
Australie] il ne décide rien te con-
cernant », écrit Minet. « Merci
pour ton soutien », répond le
chargé de mission, un brin ras-
suré, avant d’effacer soigneuse-
ment cet échange.
Pendant deux mois et demi,
Alexandre Benalla guette la
presse et les réseaux sociaux.
Rien. « Profil bas ça va se calmer.
Dans un mois on n’en parle

plus... », écrit-il le 4 mai à son
complice de la Contrescarpe Vin-
cent Crase. Mais le 18 juillet dans
l’après-midi, sur le même télé-
phone, Alexandre Benalla pré-
vient le directeur général de la
gendarmerie nationale, Richard
Lizurey : « Bonjour Richard, je
tiens à t’informer qu’un article va
sortir dans Le Monde sur le 1er-
Mai. Amitiés. Alexandre. » Ré-
ponse du général : « Bjr Alexan-
dre. Comme quoi les journalistes
sont bien informés par nos amis...
Amitié. Richard. » Il est 17 h 26,
l’information n’est pas encore
mise en ligne, mais pour Benalla
c’est déjà un complot : « Le
Monde, ça traduit un certain état
d’esprit... », écrit-il au DGGN. « Oui
exactement », acquiesce le patron
de la gendarmerie. Quatre mes-
sages supprimés, eux aussi.
ariane chemin
et f. k.

« L’assertion
de M. Benalla,
le 21 juillet 2018 :
“Cet appareil,
je l’ai perdu”,
est fausse »,
concluent
les enquêteurs

Alexandre Benalla derrière Emmanuel Macron, lors d’un déplacement de campagne à Marseille, en novembre 2016. FRANCK BESSIERE

« J’ai été payé,
de la main
à la main,
par Benalla,
120 euros en
liquide », raconte
un membre du
service d’ordre

Alexandre
Benalla devait
rembourser
les notes de frais
en liquide à partir
d’un compte
bancaire
personnel
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