L’
histoire peut s’apprendre par l’hu-
mour... même lorsqu’on est élève au
lycée Henri-IV. Olivier Coquard (1) est
docteur en histoire et professeur de chaire
supérieure dans la prestigieuse institution.
Et, accessoirement, un immense fan desTon-
tons flingueurs. ’est en s’intéressant à la cul-C
ture populaire comme source historique qu’il
s’est mis à revisiter le film culte de Georges
Lautner et Michel Audiard. Pour Olivier Co-
quard, revoirles Tontons flingueurs, ortis
en 1963, constitue une approche ludique
pour comprendre les Trente Glorieuses. Le
film tient son entrée au patrimoine commun
autant à l’incroyable qualité des dialogues de
Michel Audiard qu’à ses effets de miroir avec
la société.
En quoiles Tontons flingueursest-il un
témoignage des Trente Glorieuses?
Le produit culturel en tant que tel est très ré-
vélateur de cette période. C’est le résultat
d’une coproduction germano-française et en
partie italienne à une époque où l’Europe
commence à se construire. En échange de
fonds venus d’autres pays, il a fallu installer
sur l’affiche des acteurs étrangers comme
Venantino Venantini ou Sabine Sinjen. L’éco-
nomie de moyens a imposé de vrais tours de
force au moment du tournage, comme dans
le cas de la célébrissime scène de la cuisine:
les prises de vues y sont contraintes par
l’étroitesse de la pièce, ce qui explique le re-
cours systématique aux plans rapprochés et
aux gros plans. Les dialogues sont traversés
par toute une série de thématiques qui ont
marqué la culture decette époque: l’âge d’or
économique, le plein-emploi et la pénurie de
main-d’œuvre. On peut aussi, dans le registre
nostalgique, relever la mise en scène des cof-
fres-forts, symboles de la thésaurisation et
de l’économie ancienne. Le personnage prin-
cipal, Fernand Naudin (Lino Ventura), sait
en revanche parfaitement ce qu’est le Fonds
monétaire international (FMI) qui vient
d’être créé. Il accepte finalement qu’Antoine
Delafoy (Claude Rich) devienne l’époux de
Patricia, sa fille (Sabine Sinjen), en appre-
nant qu’Adolphe Amédée, père d’Antoine,
vient de«se faire bombarder vice-président
du FMI».
La période connaît un engouement pour
la modernisation et le progrès...
On entre dans la société de consommation.
Les modes de vie des Français évoluent. Dans
la scène de la péniche, presque tous les dialo-
gues évoquent la tradition face à la moder-
nité. Le film aborde l’abandon des maisons
de passe au profit de la télévision et de l’auto-
mobile, ce qui fait fuir l’«affectueux du di-
manche», omme dit Mc me ado. Dans un dia-M
logue avec Fernand Naudin, elle regrette
ainsi la fuite de sa clientèle:«Le client qui
vient en voisin : “Bonjour mesdemoiselles, au
revoir madame.” Au lieu de descendre mainte-
nant après le dîner, il reste devant sa télé,
pour voir si par hasard il serait pas un peu
l’homme du XXe iècle.»s a télévision n’est pasL
encore démocratisée, c’est un objet encore
très rare, coûteux et fantasmé; la voiture, en
revanche, est devenue un bien de consom-
mation courant avec des modèles aussi popu-
laires que la 2CV de Citroën ou la 4L de Re-
nault. Elle est l’une des préoccupations du
public. Le film utilise des berlines appré-
ciées: la 404 de Peugeot, l’ID et surtout la Ci-
troën DS, voiture commune à Fernand Nau-
Olivier
Coquard
«Dans
“les Tontons
flingueurs”,
Ventura est
une métaphore
de De Gaulle»
L’œuvre de Lautner
et d’Audiard est si bien
inscrite dans son temps
que l’historien l’utilise lors
de ses cours pour raconter
la période des Trente
Glorieuses. Et si le film
dépeint un monde où
l’homme viril domine
encore, il pressent aussi
DR les évolutions à venir.
Recueilli par
SIMON BLIN
Dessin
AMINA BOUAJILA
din pour le mariage de Patricia et au général
de Gaulle.
Ces multiples références expliquent-elles
le succès d’audience du film?
C’est aussi parce que le conflit de générations,
autre thématique caractéristique des Trente
Glorieuses, est omniprésent. On a, d’un côté,
les anciens qui ont connu deux guerres mon-
diales et, de l’autre, les premiers enfants baby-
boomers qui sont entrés dans la jeunesse et
une certaine forme d’opposition. Fernand
Naudin ne comprend pas grand-chose aux
musiques pop et rock qui font danser les jeu-
nes lors de la soirée de Patricia. Il ne com-
prend rien non plus aux expériences de musi-
que concrète développées par Antoine
Delafoy. Lorsque Fernand Naudin dit à Patri-
cia:«Eh bien, les génies se baladent pas pieds
nus, figure-toi! Hein ?» atricia lui rétorque:P
«Et Sagan?» e à quoi Fernand Naudin ne saitC
pas répondre car l’argument est assez impara-
ble: au début des années 60, Françoise Sagan
est universellement considérée comme un gé-
nie précoce de la littérature. Pour prendre un
autre marqueur générationnel, Me olace, leF
notaire, se sent systématiquement obligé de
faire la conversion entre l’ancien et le nou-
veau franc, instauré en 1960. Avec ce type de
clin d’œil, on comprend mieux comment ce
film à tout petit budget a trouvé un public
aussi large.
L’œuvre défend aussi une certaine idée de
la culture française face au monde mo-
derne américanisé...
Oui, et il s’agit moins d’un protectionnisme
culturel et économique que d’une sorte de
chauvinisme nostalgique. Dansles Tontons,
l’arrivée du whisky étranger fait concurrence
au pastis français. Cela étant, Fernand Nau-
din boit beaucoup de whisky... On est en pré-
sence d’une société qui assume parfaitement
son cosmopolitisme tout en étant très atta-
chée à ce que De Gaulle appelle«une certaine
idée de la France». ernand Naudin est de faitF
une métaphore de De Gaulle. C’est aussi une
des raisons pour lesquelles le film a eu autant
de succès. Lorsqu’il sort en 1963, on est quel-
ques mois après l’attentat du Petit-Clamart.
Dans le film, Naudin échappe lui aussi à une
attaque. Comme De Gaulle, il a connu une re-
traite, sa «traversée du désert», mais à Mon-
tauban. Puis Naudin est rappelé par le Mexi-
cain en temps de crise pour devenir l’homme
providentiel, celui qui va rétablir l’ordre. Ce
qu’il fera. Pour les contemporains de l’épo-
que, il n’y a aucun doute sur la clarté de la
métaphore.
Quels sont les autres parallèles avec le
contexte politique?
En 1963, on vient tout juste de signer les ac-
cords d’Evian[le 19 mars 1962, ndlr]. a célè-L
bre scène de la cuisine fait très précisément
référence aux mythologies de l’empire colo-
nial, ce que l’historien Raoul Girardet a ap-
pelé«l’idée coloniale en France». e sont desC
colonies dans lesquelles se rencontrent des
Français qui y ont reconstruit un bout de leur
pays tout en étant considérés comme des pa-
rias dans leur métropole. Les colonies sont
aussi des espaces qui viennent d’échapper à
la France et lui retirent une partie de ses for-
ces vives. Mme ado se lamente que leM «mi-
rage africain» ngendre une fuite des tra-e
vailleuses pour sa maison close :«Et si ça
continue, elles iront à Tombouctou à la nage!»
dit-elle.
Les Tontons flingueurs eflète aussi lesr
tensions sociales de l’époque?
Dans la scène de la péniche, Raoul Volfoni
(Bernard Blier) tente de fédérer les mécon-
tentements contre Fernand Naudin, à
IDÉES/
DÉTOURS PAR LA FICTION (3/5)
Et si un film, un roman ou un tableau nous aidaient
à mieux comprendre un concept, une époque
ou un projet de recherche? Tout l’été, intellectuels
et scientifiques partagent leur goût pour une œuvre
fictionnelle qu’ils ont analysée sous toutes les coutures.
22 u ibération L Samedi3 e t Dimanche4 Août^2019