Libération - 03.08.2019

(Axel Boer) #1

dis pas que nous ne faisons pas de victi-
mes civiles, nous sommes en guerre, mais nous
faisons extrêmement attention. Nous nous ef-
forçons aussi de dédommager les familles. Ce
n’est pas assez, bien sûr, mais c’est quelque
chose.»


PRODUCTION DE PAVOT
La méthode des Nations unies est connue.
Chaque cas doit être confirmé par trois sour-
ces indépendantes et la liste des victimes est
envoyée avant publication au gouvernement
afghan, aux forces internationales et aux tali-
bans. Ils peuvent la contester s’ils le souhai-
tent.«L’Unama travaille sérieuse-
ment, leurs chiffres sont de loin les
plus fiables que l’on puisse trou-
ver. Mais c’est vrai que même
si les lois internationales sont
claires, il peut y avoir un cer-
tain flou, entretenu par les
acteurs du conflit, entre les
véritables combattants tali-
bans et ceux qui ne sont que
des sympathisants», xpliquee
Antony Neal,de l’ONG Conseil
norvégien pour les réfugiés. En réa-
lité, et personne ne le nie, les combats se sont
intensifiés cette année.«Ça tape très fort,
aussi bien côté américain et forces afghanes
que côté talibans», ote une source afghane.n
Une recrudescence des combats qui coïncide
avecle processus de discussions poursuivi par
les Etats-Unis et les talibans à Doha, au Qatar.
Une nouvelle session, la huitième, doit débu-
ter dans les prochains jours.«Les talibans at-
taquent pour se mettre en position de force lors
des discussions. Mais l’armée afghane et les
Américains ne font pas que riposter, ils sont
aussi en mode offensif. Personne ne lâche
rien», poursuit la même source. Cela se tra-
duit entre autres par une augmentation des


bombardements. Selon l’ONU, ils ont fait près
de 520 victimes sur les six premiers mois de
l’année. Un chiffre en hausse de 39% par rap-
port à l’an dernier.«Si le nombre de blessés a
diminué, celui des morts a plus que doublé»,
note l’enquête. Dans huit cas sur dix, c’est l’ar-
mée américaine qui est responsable.«Même
si les forces internationales tâchent de s’assu-
rer que les frappes sont ciblées, certaines sont
ordonnées en soutien de l’armée afghane lors-
qu’elle est attaquée ou prise en embuscade. Ce
sont celles-là qui causent le plus de bavures.
Il est impératif que les règles d’engagement ga-
rantissent que toutes les précautions sont pri-
ses pour éviter les victimes civiles», x-e
plique Anthony Neal.
Le 25 mars, dans le district de
Surobi, à proximité de Ka-
boul, où était déployée l’ar-
mée française avant son re-
trait en 2012, des soldats
afghans et américains, ci-
blés par des tirs talibans, de-
mandent un soutien aérien,
rapporte l’ONU. Les bom-
bardements feront cinq vic-
times civiles, dont trois fem-
mes et un enfant. L’armée américaine
reconnaîtra le bilan. Dans sa maison délabrée
du camp de Kaboul, Gul Khan affirme qu’il ne
sait pas qui a tiré sur le«char» méricain eta
provoqué la riposte aérienne qui a tué sa
femme et sa fille.«Ça peut être un taliban
mais pas forcément, ça peut aussi être l’un des
chefs du village.»Son district, Sanguin, est l’un
des plus talibans qui soient. Les insurgés le
contrôlent, comme la province du Helmand
dont il fait partie, à l’exception de sa capitale,
Lashkar Gah. Lorsqu’elle était déployée en
masse dans la région, entre 2006 et 2010, l’ar-
mée britannique n’a jamais réussi à les chas-
ser. Son échec a poussé l’armée américaine

à reprendre la main, sans plus de succès.
Sanguin, et le Helmand, connus pour leur pro-
duction de pavot, sont restés des places fortes
talibanes.
«Il y a encore quelques années, quand Hamid
Karzaï était au pouvoir, les Américains fai-
saient plus attention. Aujourd’hui, s’il y a un
problème, ils tirent immédiatement, sans cher-
cher à savoir qui a fait quoi, c’est pour ça qu’il
y a tant de morts», oursuit Gul Khan. Il as-p
sure qu’il n’est pas taliban, juste paysan. Il ne
possède ni terre ni maison, il travaille comme
fermier et se répartit la récolte avec le proprié-
taire.«Cette année, je n’ai fait que du blé, je
n’avais pas assez d’argent pour acheter des
graines de pavot.» n kilo de blé se vend envi-U
ron 50 afghanis (0,57 centime d’euro), celui
de pavot, qui sera transformé en opium,
10000 afghanis (115 euros). Le camp de l’ouest
de Kaboul où Gul Khan a échoué, à côté de
l’université du Maréchal-Fahim, ne ressemble
pas à un camp. Il n’y a pas de tentes, pas de dé-
limitation claire, pas de distribution de nour-

riture, pas d’ONG. Il n’a même pas vraiment
de nom ; on l’appelle simplement«camp des
réfugiés du Helmand». l est apparu il y a plusI
de dix ans. Ce qui aurait dû être informel et
temporaire s’est pérennisé. Plus de 1 400 fa-
milles vivent aujourd’hui dans des maisons
qu’elles ne cessent de rebâtir.«Chaque hiver,
elles s’effondrent, il faut tout refaire au prin-
temps. Une femme est morte il y a quelques
mois lorsque le toit et un mur de sa maison lui
sont tombés dessus», it Hadji Ismaël Khan, led
responsable.

«ON DOIT SE DÉBROUILLER»
En ce milieu d’été, la plupart des murs sont
déjà creusés de fissures. Il n’y a qu’un puits,
à l’entrée du camp, et pas d’électricité.«Les
ONG et l’ONU étaient encore ici il y a cinq ans.
Elles distribuaient de la farine, du riz, de
l’huile, du thé, du sucre. Mais aujourd’hui,
elles ne viennent plus, on doit se débrouiller.
Certains n’ont même pas 10 afghanis pour
acheter du pain le soir»,poursuit Ismaël
Khan. Le plus souvent, les hommes du camp
se postent à 6 heures du matin à un rond-
point et espèrent être embauchés comme
ouvriers, à 300 afghanis la journée.
Comme souvent en Afghanistan, les familles
s’entraident, donnent de la nourriture à cel-
les qui n’en ont pas.«On va aussi dans les
boulangeries pour récupérer les pains qui ne
sont pas vendables», it le chef du camp. Il yd
a dix jours, quand il a quitté la province du
Helmand où il avait toujours vécu, Gul Khan
n’a emporté que quelques vêtements et des
photos de famille encadrées. Il lui reste
110 afghanis (1,3 euro).«Comment voulez-
vous que j’achète à manger à mes enfants avec
ça ?» e paysan s’est assis par terre, son plusL
jeune fils d’1 an sur les genoux, pour regarder
les photos. L’enfant ne veut pas lâcher celle
de sa mère.•

100 km

TURKMÉN.

OUZBÉK.
TADJIKISTAN

IRANAFGHANISTAN INDE

PAKISTAN

Kaboul

Gul Khan, 47 ans, a perdu sa femme et une de ses filles dans l’attaque de son village par des forces progouvernementales.

lll
«Je ne dis pas que


nous ne faisons pas


de victimes civiles,
nous sommes en guerre,

mais nous faisons


extrêmement attention.


Nous nous efforçons


aussi de dédommager
les familles.»

Asadullah Khalid
Ministre afghan de la Défense

Libération Samedi3 e t Dimanche4 Août 2019 http://www.liberation.fr f acebook.com/liberation f t @libe u 7

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