Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

100 I Beaux Arts


L’HISTOIRE DU MOIS l LE MARCHÉ DE L’ART SOUS L’OCCUPATION


six  cents  tableaux auraient été
brûlés. Mais certains auraient pu
être, préservés du feu. «Il arrive
que l’on retrouve des tableaux
notés “vernichtet”, ce qui signi-
fie “à détruire”», précise Emma-
nuelle Polack.
Car, plutôt que de les réduire
en cendres, la bande maléfique
qui grouille autour du Jeu de
paume a mis en place un sys-
tème des plus profitables. L’Alle-
mand Bruno Lohse est chargé
d’écouler la peinture moderne
qui afflue, par tous les moyens possibles. Passionné par le Siècle d’or
hollandais, l’historien de l’art impressionne Göring par ses connais-
sances. Son acolyte, le marchand d’art Gustav Rochlitz, «le plus actif
de ces filières sordides», lui permet de s’introduire dans le milieu de
l’art parisien que ce dernier fréquente depuis une dizaine d’années.
Au moins 82 peintures modernes, reçues de l’ERR, passent entre leurs
mains : ils les échangent contre des classiques dignes de la collection
Göring, à parfois dix contre un. «Entre mars 1941 et novembre 1943,
l’ERR aurait conclu 28  échanges de tableaux confisqués», retrace
Emmanuelle Polack. Voire 36, dévoilent les archives américaines.
L’historienne s’est acharnée à les analyser. Göring se taille la part du
lion, devant Hitler et Ribbentrop. En décembre 1941, par exemple, il
«acquiert» un Jan Brueghel en échange de quatre Matisse.
Ce florissant trafic incite toute une pègre internationale à frayer
autour du Jeu de paume. Là encore, Emmanuelle Polack retrace leur
parcours : « J’ai travaillé à identifier très clairement ces filières, ce qui
aide à la traçabilité des œuvres. Autant d’indices auxquels il serait heu-
reux que les grandes maisons comme Sotheby’s ou Christie’s prêtent
désormais attention.» Aux premiers rangs de cette pègre sans foi ni
loi, la bande du marchand d’art allemand Karl Haberstock, dont le
réseau rassemble plus de 75 négociants faisant commerce notamment


avec les musées allemands.
Nazi de la première heure, il tra-
vaille en direct avec le Führer.
«Pour cette mission, l’argent ne
compte pas. Seule préconisa-
tion : la collection du Führer
doit être supérieure en nombre
et en qualité à celle du Reichs-
marschall», précise Emma-
nuelle Polack. Il saisit à ce titre
262 chefs-d’œuvre de la collec-
tion Schloss, retrouvés grâce à
une dénonciation, au bénéfice
du musée de Linz. Autre voyou redoutable, l’Allemand Hans
Wendland. Proche de l’amateur d’art et marchand d’armes Emil
Bührle, le résident suisse se chargeait de convoyer les œuvres que
Bührle achetait «à Paris, via l’état-major de Göring». Dernière grosse
filière, celle de Maria Almas-Dietrich. Elle acquiert à Paris au moins
80 toiles, revendues à Hitler. Son goût était cependant moins sûr :
plus d’un faux a été refourgué à la galeriste munichoise. Ce marché
a offert l’opportunité à «un milieu composé d’intermédiaires, d’in-
formateurs, de courtiers, de marchands comme de grands négo-
ciants, de prospérer grâce à des pratiques douteuses, mais générant
d’énormes profits personnels», résume la chercheuse.
Tout ce vilain monde tourne également autour de l’hôtel de ventes
Drouot, qui reste pendant la guerre la plus grande place d’enchères
au monde. «Cent pour cent enjuivée», aux dires du journal Au Pilori,
la salle des ventes est interdite aux «Israélites» à l’été 1941. Zibeline,
argenterie, dentelles, tout s’y échange. Et surtout les toiles de grands

Tout ce vilain monde tourne


autour de l’hôtel de ventes


Drouot, qui reste pendant


la guerre la plus grande place


d’enchères au monde.


À partir du 17 juillet 1941, le Commissariat général aux questions juives impose
l’interdiction d’accès des Juifs à l’Hôtel Drouot. Dès lors, la maison de ventes
devient un «salon franco-nazi», », selon le journaliste Jean Dutour, en 1945.


CI-DESSUS
En 1942, Drouot connaît
une année exceptionnelle.
Nantis de la collaboration
et dignitaires nazis font
grimper les enchères jusqu’à
des sommets.
C-CONTRE
L’acteur Jean Tissier, à Drouot,
le 30 octobre 1942. Le héros
de L’assassin habite au 21, tourné
en 1942, sera inquiété dès
1944 par la Résistance, mais
un non-lieu sera prononcé.
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