Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

Beaux Arts I 103


Au Mémorial de la Shoah, l’histoire d’œuvres spoliées
C’est la première fois qu’une exposition institutionnelle dévoile les coulisses du marché de l’art sous l’Occupation.
Autour de documents révélés par les recherches d’Emmanuelle Polack, commissaire scientifique, sont
évoquées les galeries et maisons de ventes de ces années noires. Incarnant le sort tragique des collections
juives spoliées, les trajectoires de trois tableaux sont retracées, de Constable, Romney ou Thomas Couture,
dernière toile qui ait été restituée, en janvier dernier. Chaque dimanche, la commissaire est sur place,
ainsi que des chercheurs, afin d’expliquer leur méthode et, qui sait, recueillir de nouveaux témoignages.

«Le marché de l’art sous
l’Occupation (1940-1944)»
jusqu’au 3 novembre
Mémorial de la Shoah
17, rue Geoffroy l’Asnier
75004 Paris • 01 42 77 44 72
http://www.memorialdelashoah.org

ou petits maîtres, parmi lesquels Braque, Maurice
Denis, Seurat, Renoir, Ingres, Bonnard. Les prix
s’envolent, multipliés par neuf en quatre ans d’après
Emmanuelle Polack. «Conjoncture excellente en
1941, exceptionnelle en 1942», souligne-t-elle après
avoir eu accès aux 3 000 catalogues de ventes, de
1938 à 1950, numérisés par l’Institut national d’his-
toire de l’art (Inha) avec l’aide de la Fondation pour
la mémoire de la Shoah. Et de regretter, laconique :
«À part cela, Drouot ne m’a pas du tout ouvert ses
portes. Quant aux archives des commissaires-
priseurs, légalement contraints de les verser à
l’État, on remarque pas mal de lacunes. Il y a
d’ailleurs eu un grand cynisme de la part de cer-
tains d’entre eux qui, après guerre, tournaient brus-
quement casaque en organisant des ventes pour la
veuve et l’orphelin ou les FFI, alors que les mêmes,
pendant la guerre, faisaient lever les premiers rangs
pour laisser place aux dignitaires nazis.»


100 000 œuvres transférées
en Allemagne


À Drouot se vendent essentiellement «des pay-
sages et des femmes alanguies, typiques du goût
petit-bourgeois, et très peu d’œuvres de l’avant-
garde, dont les prix ont chuté», résume-t-elle. L’es-
thétique prônée par l’exposition nazie «Entartete
Kunst» prédomine : «La presse collaborationniste
reprend cette “thèse” de l’art “judéo-bolchevique” en dénonçant l’art
“casher”, puis zazou. Pour eux, Matisse est un zazouvrier, et Picasso
un comte de Saint-Germain qui sera vite oublié. C’est dire s’ils ont été
visionnaires.» Et la physionomie de la clientèle a changé : « Des
hommes enrichis sur le marché noir, qui cherchent à transformer
rapidement leurs liquidités mal acquises, et les nantis de l’Occupa-
tion. D’ailleurs, l’argenterie et les beaux flacons étaient eux aussi très
recherchés, pour alimenter les soirées du gai Paris.»
Les «ventes forcées» de «biens israélites» sont également fré-
quentes, dont les collections Fabius, Hessel, Kann et Bernheim-
Jeune. Impossible aux éventuels acquéreurs d’en ignorer l’origine.
Nombre d’œuvres de provenance douteuse sont écoulées sur le mar-
ché. Un seul exemple? Daisies, de Matisse. Spoliée dans la collection
Rosenberg par l’ERR, rangée dans la salle des martyrs du Jeu de
paume, elle est vendue à Drouot en 1944 (elle se trouve aujourd’hui à
l’Art Institute of Chicago). Bref, comme l’écrira Jean Dutour dès la
Libération dans le journal Action, Drouot est devenu «un véritable
salon franco-nazi». Rarissimes en sont pourtant les acteurs à avoir été
inquiétés au moment de l’épuration. Il faudrait plusieurs tomes pour
évoquer ensuite l’après-guerre, les ineffables odyssées de tableaux


perdus et souvent retrouvés, la lenteur insupportable des restitutions.
Mais Emmanuelle Polack parvient à résumer la situation. « Le calcul
est simple : 100 000 œuvres ont été transférées à l’Allemagne, 60 000
sont revenues, dont 45 000 restituées dans l’immédiat après-guerre.
Restent 15 000 œuvres : de 1950 à 1953, une commission en choisit
2 000, parmi les plus importantes : ce sont les MNR [Musées nationaux
récupération], désormais signalés comme tels dans les musées natio-
naux. Quid des 13 000 restantes? Durant ces trois  années, elles
semblent mises en vente par les Domaines, sans que l’on ne retrouve
aucune trace de transactions dans les archives. On n’est donc pas du
tout à l’abri de réapparition soudaines sur le marché.»
Le processus de restitution s’accélérera-t-il enfin? Après avoir été
missionné par Audrey Azoulay, David Zivie devrait prendre bientôt
la tête d’une structure sous l’égide du ministère de la Culture, riche
de quatre experts travaillant déjà sur la question. En juillet 2018, le
Premier ministre Edouard Philippe insistait : «C’est une question
d’honneur. Une question de dignité. De respect des victimes de ces
spoliations, de leur mémoire et de leurs descendants.» Après
le temps du secret, le temps de l’action? Plus aucun retard n’est
désormais excusable. n

Tableaux retrouvés en mai 1945 dans le château de Neuschwanstein,
en Bavière, provenant des collections Rothschild et Stern de Paris et qui avaient
été rassemblés par Hermann Göring pour constituer un musée particulier.
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