Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

20 I Beaux Arts


ARCHITECTURE Par Philippe Trétiack


La colline a des yeux


Cela ressemble à une blague, mais Antoine Grumbach n’a jamais été aussi sérieux : il veut ériger en
Ile-de-France des tumulus-belvédères avec la terre excavée des chantiers du Grand Paris Express.

L


e film d’horreur de Wes Craven La colline a
des yeux fut, en 1977, un succès qui occasionna
suites et remakes. L’architecte Antoine
Grumbach vient d’en donner sa version à Villeneuve-
sous-Dammartin, dans l’alignement des pistes
de l’aéroport de Roissy-Charles de Gaulle. En 2024
(année des JO), des millions de passagers
découvriront son œuvre de land art, deux yeux de
400 m de long et 170 de large, inspirés des géoglyphes
de Nazca, au Pérou. Œuvre d’art ou mauvaise
plaisanterie? Antoine Grumbach, qui fut l’un des
théoriciens français de la sédimentation urbaine,
ne manque pas d’arguments. Pour commencer,
il s’est rapproché de la société ECT dont la fonction
consiste à regrouper sur des terrains de la Grande
Couronne les terres excavées des divers chantiers
de démolition et de construction. Terres et gravats
mêlés ont ainsi formé des collines. Les réutiliser
est une idée assez lumineuse quand on sait combien
le secteur du bâtiment est responsable d’une grande
partie de la pollution générale.

Esthétique ou superkitsch?
Grumbach, qui défendit également l’idée d’un
Grand Paris étiré jusqu’au Havre – vision appuyée sur
le constat qu’il n’est pas de grande capitale sans accès
à la mer –, veut pousser plus loin sa démarche.
Il envisage de créer une noria de belvédères jaillissant
de ces terrils. Se dessinerait alors une ceinture
formée de neuf points mués en lieux d’expositions,
de loisirs, d’événements festifs ou culturels...
Au-delà de la question formelle (ces yeux sont-ils
esthétiques ou superkitsch ?), s’en pose une autre :
d’où nous vient cette obsession de la ceinture?

On eut à Paris les enceintes médiévales, la ceinture
des fermiers généraux, les boulevards extérieurs,
le périphérique. Demain une chaîne de belvédères?
Est-ce bien raisonnable? Peut-être si l’on estime,
comme le font nombre d’architectes, que la banlieue
indifférenciée exige des pôles reconnaissables de
loin, des équivalents contemporains de ce que furent
autrefois les flèches des cathédrales. En finir
avec l’anonymat de l’étalement urbain, rompre avec
la cassure entre un hypercentre valorisé et des
banlieues délaissées serait alors le but suprême de ces
buttes sublimées. Les belvédères, tumulus modernes
et même cénotaphes, trouveraient alors leur
fonction : être des signes visibles, non seulement du
ciel comme nos deux gros yeux, mais encore du sol.
Ils constitueraient les éléments d’une carte mentale
partagée par tous. Un tournant, une nouvelle ère,
celle des belvédères. Une ceinture synonyme non
d’abstinence mais de prodigalité. Antoine Grumbach
y croit. Bientôt, 25 % des terres excavées proviendront
des chantiers du réseau de transport public Grand
Paris Express. Les recycler n’est pas de la courte vue.

Inspirés par
les géoglyphes
de Nazca au Pérou,
les Yeux du ciel,
à Villeneuve-sous-
Dammartin (77),
ne manqueront
pas de surprendre
les dizaines de
millions de
voyageurs aériens
transitant chaque
année par
l’aéropor t de
Roissy-CDG.

D’une surface
d’environ
10 hectares,
chaque œil
organise une
esplanade
comparable, dans
ses dimensions,
à celle séparant
la pyramide
du Louvre de
l’Arc de Triomphe
des Tuileries.
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