Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

80 I Beaux Arts


ENTRETIEN l PORTRAIT INÉDIT DES GALERIES


générations de collectionneurs sur ce hiatus. On leur vend
«monts et merveilles» en leur expliquant que tel artiste
est exposé à Venise, au Centre Pompidou... Ils achètent
une œuvre assez cher sur le premier marché mais,
lorsqu’ils veulent la revendre, les galeries leur disent en
avoir trop dans leur stock et les ventes aux enchères
n’en proposent que 2 000 €! Or, une collection est un orga-
nisme vivant. Comment construire une situation durable
de cette manière?
G.-P. V. : Il est vrai que des artistes français majeurs ont
souvent une cote inférieure à leurs homologues interna-
tionaux. Mais il serait faux de penser qu’ils sont les seuls
concernés. Certains Américains, Anglais ou Allemands,
qui faisaient la gloire des biennales il y a quelques années,
ont totalement disparu du marché. Avec une grosse diffé-
rence cependant : un prix d’achat de plusieurs centaines
de milliers d’euros.

À se concentrer sur des artistes stars,
n’y a-t-il pas un risque de voir disparaître les autres?
S. C. : C’est une certitude. Regardez le nombre d’exposi-
tions monographiques d’artistes français contemporains
dans les institutions publiques parisiennes : une dizaine
par an, au mieux. Combien de créateurs le méritent, depuis
les années 1960? Environ 500 à 800. Il est dramatique que
tout un pan de l’histoire de l’art français soit, ainsi, en train
de disparaître totalement.
G.-P. V. : Un conservateur qui veut faire carrière a souvent
intérêt à travailler avec un artiste étranger, pour sa notoriété
internationale, mais aussi pour la réputation et la puissance
de production de la galerie le représentant dans une

période de baisse ou de stagnation des budgets. Il est clair
que le secteur des arts plastiques n’est plus une priorité
pour l’État. Quand on sait que le budget d’acquisition du
Centre Pompidou est d’environ un million et demi d’euros
par an pour des acquisitions comprenant le design, l’art
contemporain et l’art moderne, on a envie de pleurer.

Comment sortir de cette situation?
S. C. : L’État doit retrouver un pouvoir de désignation et
de prescription pour les artistes en dehors du marché, voire
contre le marché. Le monde a changé, mais la politique de
l’État n’a pas évolué. Les films en compétition au festival
de Cannes ne pèsent rien en termes économiques, mais
c’est LE lieu de désignation de la cinéphilie mondiale. Il
faudrait, urgemment, inventer un mécanisme vertueux
permettant que la réussite de certains galeristes ou spécu-
lateurs profite à tout le monde. Poursuivons la comparaison
avec le cinéma. En France, tout le monde se réjouit quand
le film les Tuche 3 fait cinq millions d’entrées, parce que ce
succès va financer le cinéma d’auteur. Cela n’existe pas
dans notre secteur, le seul où l’État n’a toujours pas mis en
place de mesures pour favoriser les indépendants et limiter
l’hégémonie d’un marché mondialisé. Il existe le prix réduit
du livre, les quotas pour la chanson, l’avance sur recette
pour le cinéma... Un mécanisme de solidarité et d’entraide
doit être imaginé, sans doute via une taxe parafiscale sur
les plus grosses galeries ou les œuvres revendues très rapi-
dement avec une importante plus-value. Cet argent devrait
permettre la mise en place d’aides automatiques, comme
pour le livre ou le cinéma. Mais sans être conditionnées par
des critères esthétiques.
G.-P. V. : Je comprends le fondement de cette idéologie,
mais je ne le partage pas. Pour moi, Emmanuel Perrotin fait
le même métier que les autres, avec une remarquable qua-
lité entrepreneuriale en plus. Nous l’avons tous connu au
départ dans son petit appartement, lançant de jeunes plas-
ticiens : ce sont ses choix qui lui ont permis de réussir. Alors
je ne pense pas qu’il faille le taxer spécialement pour cela!
Mais d’autres acteurs pourraient être solidaires : par
exemple, les opérateurs de vente soutiennent ce qu’on leur
demande de vendre. Ils n’ont jamais choisi tel ou tel artiste,
même si, aujourd’hui, ils prétendent exercer la profession
qui est la nôtre. Ils ne sont pas engagés. Si la solidarité doit
exister, ce serait en taxant ceux qui ne participent ni à la
diffusion initiale ni à l’engagement que nous avons déjà

«En France, tout le monde


se réjouit quand le film les Tuche 3


fait cinq millions d’entrées,


parce que ce succès va financer


le cinéma d’auteur. Cela n’existe


pas dans notre secteur.»


Stéphane Corréard

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