Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

84 I Beaux Arts


EXPOSITION l LE MODÈLE NOIR


A


ssise bien droite sur une étoffe bleue, coif-
fée d’un foulard et vêtue d’un drapé blanc
qui dévoile un sein et fait ressortir sa peau
d’ébène, elle fixe le spectateur de son regard
franc et mélancolique. Le portrait peint par
Marie Guillemine Benoist en 1800 [ill. ci-contre] témoigne
des convictions républicaines et abolitionnistes de son
auteure sans toutefois échapper à certains clichés exo-
tiques. Longtemps connue comme le Portrait d’une
négresse, cette peinture conservée au Louvre porte désor-
mais le nom de son modèle, Madeleine, que des cher-
cheurs ont identifiée récemment. Elle incarne à elle seule
les paradoxes d’une période divisée entre ses idéaux
d’égalité et la grande entreprise coloniale.
En s’intéressant à la représentation de la figure noire, de
la Révolution française à la naissance du concept de négri-
tude porté par Aimé Césaire, le musée d’Orsay vient com-
bler les lacunes d’une histoire de l’art trop souvent unila-
térale. Première exposition à se consacrer exclusivement
au sujet en France – pays peu habitué aux cultural studies –,
elle montre comment artistes et intellectuels participèrent

à l’affirmation d’une certaine identité noire, parfois de
façon ambiguë, cassant les poncifs portés tant par la litté-
rature de voyage que par les zoos humains. Ce projet s’ap-
puie sur la thèse menée par la chercheuse et commissaire
d’expositions Denise Murrell à Columbia University, à
New York, où l’exposition a d’abord été présentée.

Le clown Chocolat s’appelait en réalité Rafael
La proposition parisienne se veut plus nuancée sur le
XIXe siècle et moins engagée dans sa démarche globale.
«Il ne s’agit pas d’une exposition sur la représentation des
Noirs perçus comme groupe social. C’est bien au “modèle”
que nous nous intéressons, modèle dont le double sens
–  sujet regardé, représenté par l’artiste, aussi bien que
porteur de valeurs – est parfaitement assumé», précise
d’emblée Laurence des Cars, la présidente de l’établisse-
ment, bien que les deux notions aient tendance à se
rejoindre au fil du parcours, offrant une image sociolo-
gique et culturelle inédite du Paris moderne. L’accent est
mis sur les destinées individuelles de ces hommes et
femmes, majoritairement originaires d’Afrique et des
Antilles, qu’immortalisèrent peintres, sculpteurs et photo-
graphes. Aux côtés de personnalités célèbres, comme
l’écrivain Alexandre Dumas, le clown Chocolat ou Jeanne
Duval, la maîtresse métisse de Baudelaire, qui lui inspira
quelques-uns de ses plus beaux poèmes, la plupart d’entre
eux sont restés anonymes. Un formidable travail de
recherche a donc été mené pour redonner une identité à
celles et ceux qui jouèrent les modèles parallèlement à leur
«petit métier» de domestique, nourrice, blanchisseuse ou
lavandière, ou bien encore d’une carrière au cirque, au
théâtre ou dans les cabarets.

Servantes noires et odalisques blanches
Difficile d’interpréter précisément quel regard les
artistes posaient sur ces modèles qui leur ouvraient de
nouvelles possibilités plastiques et l’occasion de sortir des
canons de la beauté classique. Delacroix soulignait ainsi
l’intérêt d’étudier «la lumière absorbée et non plus
réfléchie par la peau» quand d’autres, comme le sculpteur
Charles Cordier, jouaient avec les matériaux pour restituer
les tonalités des différentes carnations. Ambiguë, son
œuvre l’est résolument, puisque tout en voulant exalter
l’égalité entre les peuples, il en accentuait aussi les parti-
cularités physiques. Ce que firent également les orienta-
listes, dont les tableaux exotiques mettent en scène des
harems fantasmés, où les servantes noires musclées et
puissantes servent à valoriser des odalisques blanches,
plus sensuelles et raffinées. Pourtant, certains des plus émi-
nents représentants du courant orientaliste, comme
Gérôme [ill. ci-contre], s’intéressèrent aussi au modèle noir
en tant que tel, réalisant des portraits d’une grande beauté.
«La position de l’artiste peut apparaître comme ambiva-
lente, même lorsqu’elle est positive, car toujours en prise
avec un contexte marqué par l’esclavage, le colonialisme
ou des formes d’exotisme et d’altérité très différentes de
nos projections actuelles – le qualificatif de “moderne” ne
recoupant pas systématiquement un regard émancipa-
teur», soulignent les commissaires. Ce fut le cas du portrait
de Madeleine et de celui de Jean-Baptiste Belley, député de
Saint-Domingue à la Convention, peint par Girodet en 1795,

Jean-Léon
Gérôme
À vendre
Esclaves
au Caire
Malgré les clichés
orientalistes,
Gérôme accorde
à la jeune femme
noire une
attention
particulière,
soulignant
sa grâce
et sa pudeur.
1873, huile sur toile,
217,5 x 142,5 cm.

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