Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

Beaux Arts I 85


qui glorifie la dignité politique d’un ancien esclave
affranchi pour son courage, tout en incarnant un compro-
mis au service de la République. En s’emparant du modèle
noir, les artistes n’hésitèrent pas à se ranger du côté des
abolitionnistes, comme Géricault qui fit figurer dans son
Radeau de la Méduse trois naufragés noirs (alors qu’en réa-
lité il n’y en eut qu’un), dénonçant l’incompétence du capi-
taine de la frégate échouée en juillet 1816 au large de la
Mauritanie, et des élites en général, tout en faisant écho
aux crimes commis par la traite des esclaves.


Manet, ou la modernité contre l’exotisme


Pour son Radeau, Géricault fit poser Joseph, l’un des
très rares modèles noirs dont la vie est connue. Originaire
de Saint-Domingue, arrivé en France en 1800 et engagé à
Paris comme acrobate et acteur dans la troupe de
Madame  Saqui «pour jouer les Africains», Joseph est
repéré par le peintre qui en fait son modèle favori, ce qui
lui apporte le succès puisqu’il posera ensuite pour Horace
Vernet et Alfred de Dreux, avant d’être embauché par
l’École des beaux-arts entre 1832 et 1835 (ils n’étaient que
trois dans ce cas). À part Joseph, il a fallu du temps pour
que les chercheurs s’intéressent à l’identité de ces modèles


dont la présence en dit pourtant long sur l’œuvre et les
intentions de l’artiste. Ainsi de Laure, la domestique qui
apporte les fleurs dans l’Olympia de Manet (1863), restée
dans l’ombre de la scandaleuse prostituée au regard
glacial. Souriante, prévenante, elle semble jouer les faire-
valoir, sa peau se confondant presque avec le fond sombre
du tableau et contrastant avec celle, diaphane, de Victo-
rine Meurent. Manet rejouerait-il la partition orientaliste?
L’œuvre est en réalité plus complexe. Et si le peintre satis-
fait ici le goût du public et des collectionneurs, il n’aban-
donne pas pour autant la cause républicaine, lui qui lors
de son séjour au Brésil parle du «spectacle désolant» de
l’esclavage. C’est ce que défend Denise Murrell dans son
analyse minutieuse de cette icône de l’art moderne. Pour
elle, Manet, qui situe cette servante sur le même plan que
Victorine, la montre avant tout comme une travailleuse,
certes dans le cadre interlope d’une maison close : une
femme noire du prolétariat français. Là où les orienta-
listes représentaient les Africaines dans une nudité pri-
mitive fantasmée, Manet a choisi une tenue sobre – une
robe blanche volumineuse de mode européenne –, avec
quelques éléments, comme le foulard, indiquant des
origines créoles. Il donne l’image d’une «femme noire

À GAUCHE
Marie
Guillemine
Benoist
Portrait de
Madeleine, dit
précédemment
Portrait
d’une négresse
Chef-d’œuvre
néoclassique,
ce portrait illustre
le nouvel idéal
d ’é g a l it é pr omu
par la République.
1800, huile sur toile,
81 x 65 cm.

CI-DESSUS
Joséphine Baker,
vers 1928
Incarnation de
la beauté exotique
par excellence,
la chanteuse et
danseuse sut jouer
avec son image
et se moquer
des préjugés.

QQQ

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