Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

88 I Beaux Arts


EXPOSITION l LE MODÈLE NOIR


désorientalisée et présentée non pas comme un étranger
exotisé, mais de manière moderniste», précise-t-elle. Si
Isolde Pludermacher, l’une des commissaires de l’exposi-
tion au musée d’Orsay, nuance son propos, soulignant que
la domestique noire au service d’une courtisane de basse
extraction accentue le caractère scandaleux de la scène
car elle renvoie implicitement au statut de l’aristocratie
coloniale, le tableau marque un tournant. Il aura d’ailleurs
une grande influence sur la scène artistique française.
Frédéric Bazille pousse plus loin l’expérience de son
mentor et ami en offrant au modèle féminin noir le pre-
mier rôle. Sa Jeune Femme aux pivoines [ill. p. 81] est une
référence directe à la servante au bouquet de fleurs
d’Olympia. Mais, ici, elle occupe tout l’espace, incarnant
une femme libre et indépendante, qu’elle soit domestique
ou marchande de fleurs. Pour Denise Murrell, les fleurs
peuvent suggérer de multiples interprétations, puisant
leur source dans les mythes de l’Antiquité gréco-romaine
ou de grands textes littéraires. Ce qui correspond à la
nouvelle vision du modèle noir chez les modernes, qui
dépasse l’image de l’autre, cet étranger, pour incarner une
composante de la société française. La présence de per-
sonnalités noires dans le milieu du spectacle retient éga-
lement l’attention de Degas, fasciné par Miss Lala, acro-
bate qui s’élève dans les airs par la force de sa mâchoire,

ou Théophile Gautier, qui admire
Maria Martinez, chanteuse et guita-
riste originaire de La Havane, qui
pourrait bien ne faire qu’une avec la
célèbre Maria photographiée par
Nadar, comme le révèle le musée
d’Orsay.

Harlem Renaissance
à Paris dans les années 1920
La Première Guerre mondiale voit
l’arrivée en Europe des tirailleurs
africains et des soldats noirs améri-
cains, dont quelques milliers décident de rester en
France à la fin du conflit, tandis qu’en 1919 est organisé à
Paris le Congrès panafricain, ouvrant la voie aux futurs
mouvements de lutte pour l’indépendance et la dignité
des peuples. Des associations, des revues, des journaux
sont créés dans la foulée en France. Les musiciens de jazz
et écrivains les plus célèbres d’Harlem Renaissance
(mouvement d’émancipation qui déconstruit les stéréo-
types racistes dans des œuvres dépeignant la réalité quo-
tidienne des communautés noires des villes) séjournent
à Paris, tel le poète et dramaturge Langston Hughes, qui
décrit la capitale, en 1924, comme un havre de culture et
de liberté, même si elle est sale, coûte trop cher et qu’on y
crève de faim. Le jazz inspire à Fernand Léger et Henri
Matisse des compositions rythmées et colorées. Et pen-
dant que Joséphine Baker devient la sensation musicale
du moment, poussant les stéréotypes jusqu’à la caricature
pour mieux s’en moquer sous l’œil fasciné des affichistes,
photographes, dessinateurs et graveurs, le grand mouve-
ment culturel et intellectuel de la «négritude» forgé par le
jeune poète martiniquais Aimé Césaire définit l’identité
noire en termes de «résistance», en valorisant ce qui était
jusque-là méprisé ou ignoré.

Breton et Césaire, même combat?
Comme le résume l’historien Pap Ndiaye, cette époque
fut celle de «l’expression vigoureuse d’une subjectivité
noire très documentée, par laquelle les artistes, écrivains
et intellectuels ont dit, de toutes les manières possibles,
ce qu’était la condition noire dans les mondes urbains du
XXe siècle. Ce faisant, ils ont transformé la notion même
de modèle : non plus seulement celle ou celui que l’artiste
représente, mais aussi celle ou celui qui propose une
manière d’être au monde. D’objet d’étude, le modèle noir
est devenu un sujet politique». Les surréalistes seront les
artistes les plus proches des protagonistes de la négritude.
Ils organisent avec la Ligue de défense de la race nègre,
d’obédience communiste, une contre-proposition à
l’Exposition coloniale de 1931. Quelques années plus tard,
en pleine guerre mondiale, André Breton rencontre Aimé
Césaire à Fort-de-France. Il s’exclame : «Ainsi la voix de
l’homme n’était en rien brisée, couverte, elle se redressait
ici comme l’épi même de la lumière.» Surréalisme et négri-
tude semblent alors unis pour un même combat, analyse
le chercheur Vincent Debaene. L’un et l’autre rejettent de
façon radicale l’idéal civilisateur européen et le colonia-
lisme, aspirent à changer le monde, le transformer pour
«inventer de nouvelles façons de penser et de sentir». n

Pierre Puvis
de Chavannes
Jeune Noir
à l’épée
Une maison
brûle au loin
mais l’adolescent
armé, peint
à la manière
d’un nu antique,
nous fixe d’un
air étrangement
indifférent,
semant le trouble
dans nos esprits.
1848-1849, huile
sur toile, 105 x 73 cm.


CI-CONTRE
Félix Vallotton
La Blanche
et la Noire
Détournement
réjouissant de
l’Olympia de
Manet, le tableau
montre l’intimité
de deux femmes
après l’amour.
1913, huile sur toile,
114 x 147 cm.
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