Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

92 I Beaux Arts


VISITE D’ATELIER l LUC TUYMANS


À


ses débuts, il y a quarante ans, Luc Tuymans
vivait et travaillait au même endroit, vivait
et travaillait donc dans la peinture, ses
effluves toxiques et sa matière poisseuse.
«Cela ressemblait un peu à l’atelier de
Francis Bacon», lance-t-il, légèrement dégoûté.
Aujourd’hui, succès aidant, fortune et réputation faites (et
méritées), il en est sorti. De la bohème, pas de la peinture


  • même si, entre 23 et 28 ans, il a abandonné celle-ci pour
    le cinéma et la vidéo. Désormais, les pinceaux, les pig-
    ments, le moment de peindre, il les tient bien à l’écart du
    reste de sa vie et de son travail. Il ne passe qu’une journée
    par semaine, «en général, le jeudi ou le vendredi», dans
    son studio. Murs immaculés, sol de béton brut, lumière
    zénithale impeccablement étale et pénétrante... Deux fau-
    teuils défoncés, une table encombrée de livres d’art, de
    photos imprimées et de sodas, une autre, repoussée dans
    un coin, chargée de peintures, des caisses imposantes
    dans le couloir de l’entrée (où quelques-unes de ses der-
    nières toiles attendent confortablement d’être convoyées
    à Venise, au Palazzo Grassi)... l’endroit, qui ne respire pas
    la vie, n’est pas le genre de ceux où l’on s’attarde.
    D’ailleurs, Tuymans nous emmène vite à son bureau, à
    un quart d’heure de là, dans le quartier portuaire d’Anvers.
    Murs blancs, larges baies vitrées, grande table de réunion,
    les lieux ressemblent à n’importe quel bureau de créatif.
    Quand il ne voyage pas, l’artiste s’attelle avec ses trois col-


laborateurs à l’édition de son
monumental catalogue rai-
sonné, dont deux tomes ont
déjà paru. Que Luc Tuymans, à
61 ans, se soit lancé dans l’in-
ventaire de son œuvre complet,
dit déjà à quelle étape il se situe
dans sa carrière : au pic, à un
moment où il est temps de se
retourner, et, assez mystérieu-
sement, de savoir quoi léguer à
ceux qui viennent. Ce travail-là
semble en tout cas résonner
fortement sur la manière dont
il a conçu sa rétrospective véni-
tienne quand il dit souhaiter y
«réaliser une sorte de fin et
donner l’impression que plus
personne ne peindra ainsi»,
sans que l’on comprenne au
juste s’il s’inclut lui-même dans
ce «plus personne». Il ajoute
vouloir se préparer à la transmission, à l’héritage qu’il lais-
sera. «La Pelle» («la Peau» en italien), le titre qu’il a
emprunté pour son exposition vénitienne à l’autobiogra-
phie de Curzio Malaparte, semble éclaircir l’horizon et
revivifier le tableau. «La Pelle» renvoie à l’enveloppe des
choses, à la carnation des êtres et d’abord à la surface des
toiles elles-mêmes. Puis à des questions «de composition
et de décomposition», souffle l’artiste. Composition et
décomposition de la peinture, des corps, des images, des
âmes et de l’époque.
L’unique programme que Tuymans continue à mettre
sur le métier avec un pinceau qu’on comparera à un
scalpel, à une lame froide et aiguisée, qui viendrait
appuyer, sans frémir, là où ça fait mal : partout et nulle
part. Les sujets de Tuymans ont la peau dure. La plupart
n’ont pas de cœur, pas d’os, pas de chair. Ce sont ou bien
des êtres puissants et criminels (Himmler, 1997-1998),
froids et calculateurs (Albert Speer in Der Architekt, 1997),
inflexibles et déterminés (Condoleezza Rice, l’ancienne
secrétaire d’État de George W. Bush, portraiturée en 2005
avec un regard de glace), ou bien des victimes du colonia-
lisme (Patrice Lumumba, marxiste indépendantiste
congolais assassiné) et des antres de l’horreur (les
chambres à gaz, les tours jumelles du 11 Septembre).
Tuymans a abordé chacun de ces sujets après «un travail
de journaliste», d’enquêteur consultant les archives
photographiques avant de passer celles-ci au tamis des

The Rabbit
On dirait un lapin
pris dans les
phares d’une
voiture. Pétrifié
et aveuglé,
l’animal n’est déjà
plus que l’ombre
de lui-même,
et la peinture
se contente,
avec une grande
économie
de matière,
d’en surprendre
l’éclat blafard.
1994, huile sur toile,
59,5 x 72 cm.

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