Beaux Arts - 04.2019

(Grace) #1

98 I Beaux Arts


L’HISTOIRE DU MOIS l LE MARCHÉ DE L’ART SOUS L’OCCUPATION


Une partie de la collection d’Adolphe Schloss, conservée avant guerre
dans son hôtel particulier parisien. Le sort de cette collection est
tragiquement rocambolesque. Là encore, c’est Lefranc qui a aidé les nazis
à la dénicher dans le château où elle était cachée.

sa vie son engagement contre Vichy, dénoncé par un marchand d’art
et malfrat amoureux de ses Chardin, Jean-François Lefranc, qui n’en
était pas à un méfait près. Surnommé avant guerre «l’escalier de
l’Amérique», tant le succès était au rendez-vous, le secteur de la rue
de La Boétie est anéanti par l’occupant. Des administrateurs provi-
soires, à l’honnêteté souvent toute relative, sont nommés à la tête de
ces négoces. Une «besogne de charognard», enragent les Rosenberg.
En 1943, plus de la moitié des galeries d’art moderne sont sous le joug
de ces lois d’exception. Le journal collaborationniste Au Pilori le
célèbre à sa manière : «La rue de La Boétie était, avant la dernière
guerre, la guerre juive, le centre de l’art vivant. L’art vivant! Cette hon-
teuse fumisterie qui consista à vous faire prendre pour de l’adorable
naïveté ce qui n’a jamais été que de l’impuissance. Impuissance de
peindre, bien entendu.» « Sous le concept d’Arisierung, il s’agit d’éra-
diquer toute influence juive de la vie économique française et de pri-
ver la population juive de tout
moyen de subsistance», précise
Emmanuelle Polack.
Les collectionneurs juifs sont
tout autant touchés, leurs biens
«aryanisés» par les ordonnances
nazies ou spoliés par leurs admi-
nistrateurs provisoires. Dès
juin 1940, l’occupant écume les
négoces d’art appartenant aux
grandes familles juives. Toutes
les richesses des maisons Selig-
mann, Jansen, Lazare Wildens-
tein, et de dizaines d’autres, sont
répertoriées, sous l’égide d’un
commissaire de police parisien.
«Le Fürher a donné l’ordre de
mettre en sûreté (...) les objets
d’art appartenant à des particu-
liers, notamment à des Juifs.
Cette mesure ne doit pas consti-
tuer une expropriation, mais un
transfert sous notre garde en
vue de servir de gage pour les


négociations de paix», prétexte la Wehrmacht. En réalité, il s’agit de
dresser un inventaire des trésors destinés au musée dont Hitler rêve
pour Linz, la ville où il a grandi.

Le Jeu de paume devient le musée des confiscations
Cette cartographie permet à l’occupant nazi, dès l’été 1940, d’effec-
tuer des rafles terriblement rentables. Différentes structures se mettent
en place, aussi efficaces que rivales. Nombre de toiles, sculptures et
objets d’art du baron Édouard de Rothschild, du collectionneur
Alphonse Kann, de Rosenberg ou de la famille Bernheim sont très vite
transférés à l’ambassade d’Allemagne, plaque tournante des pillages.
«Une incroyable moisson», pleure Rose Valland, conservatrice béné-
vole au Jeu de paume, qui jouera un rôle fondamental, après guerre,
pour la restitution de ces biens. Mais en parallèle aux initiatives de

Juillet 1940 Premières saisies
dans les collections de grandes
familles juives.
Automne 1940 Les nazis investissent
le Jeu de paume pour y déposer
les milliers d’œuvres spoliées.
Novembre 1940 La maison
de ventes Drouot rouvre
après six mois de fermeture.
26 avril 1941 Vichy interdit
aux Juifs toute activité de commerce.
23 juillet 1943 Les soldats allemands
brûlent des centaines de toiles
dans le jardin du Jeu de paume.
Novembre 1944 Le gourvenement
provisoire du général de Gaulle
crée une commission destinée
à faciliter la récupération des biens
spoliés. Aucun représentant
des grands collectionneurs juifs
n’est invité à y participer.


DATES D’UN PILLAGE

LES GRANDES

DE GAUCHE À DROITE
Pierre Loeb
Depuis son exil à Cuba (ici, en 1944),
le galeriste confie sa détresse
à Picasso : «Hélas, pourquoi notre
cœur doit-il tant souffrir? [...]
Vous avez de la chance, vous,
de pouvoir toujours travailler.»

René Gimpel
Ce galeriste, entré dès 1940 dans
la Résistance avec ses fils, sera
dénoncé par un concurrent sans foi ni
loi, Jean-François Lefranc, et mourra
en 1945 au camp de Neuengamme.

Rose Va l la nd
Combien d’œuvres auraient
été perdues sans cette conservatrice
bénévole? Elle note durant
quatre ans le va-et-vient des œuvres
spoliées transitant au Jeu de paume
et passera des années après guerre
à les traquer dans les caches nazies.
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