Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

18 I Beaux Arts


L’ESSENTIEL MONDE


À


Paris, une aile entière du département
des Antiquités orientales du Louvre porte
leur nom. Il existe aussi un musée Sackler
à Washington, un autre à Harvard University,
un escalier Sackler au Musée juif de Berlin et, bien
sûr, une aile Sackler au Metropolitan Museum
of Art de New York... Riche famille de philanthropes
américains – leur fortune est évaluée à plus
de 13 milliards de dollars (11,6 milliards d’euros) –
les Sackler, propriétaires des laboratoires Purdue
Pharma, se retrouvent aujourd’hui au cœur
du scandale des médicaments opiacés, accusés
de causer près de 50 000 morts par an aux États-Unis,
loin devant les armes à feu ou les accidents de la
route. Pour répondre à cette «épidémie», le Président
Donald Trump a déclaré l’état d’urgence et le
maire de New York, Bill de Blasio, a lancé des
poursuites contre huit laboratoires pharmaceutiques.
Un problème de santé publique majeur qui a mis
en lumière la face obscure des Sackler.


Un million de livres sterling refusé


Cette famille d’immigrés juifs polonais et
ukrainiens (ex-Galicie), installée à Brooklyn dans
les années 1920, a racheté en 1952 une société
pharmaceutique pour la transformer en un
mastodonte de l’industrie, grâce au succès
de l’OxyContin. Un puissant antidouleur hautement
addictif, dérivé de l’opium, mis en cause dans
cette vague d’overdoses. C’est la raison pour laquelle
le mécénat de la famille est aujourd’hui rejeté
par les plus grands musées. Au point que le 19 mars
dernier, la National Portrait Gallery de Londres
refusait un don d’un million de livres sterling
(1,16 M€). Une décision «historique», selon le site
Artnet. Depuis, le Guggenheim Museum de
New York, la Tate de Londres ou encore la South
London Gallery ont annoncé qu’ils n’accepteraient


plus de fonds de la part des Sackler. Dans un
communiqué, la Tate note que, malgré leur
«philanthropie historique», «dans les circonstances
actuelles, nous ne pensons pas correct d’accepter
de nouvelles donations» de leur part. À l’origine
de ce vent de révolte se trouve la célèbre photographe
américaine Nan Goldin. C’est elle qui a étalé
sur la place publique la relation entre les riches
philanthropes et l’opiacé. Ex-dépendante à
l’OxyContin, elle a formé en janvier 2018 un groupe,
Pain (Prescription Addiction Intervention Now),
et lancé un hashtag #ShameOnSackler pour appeler
les musées et les universités bénéficiant des largesses
de la famille à refuser leurs dons et pour inciter
Purdue Pharma à financer des programmes de
traitement et de prévention. Afin d’arriver à ses fins,
l’artiste a lancé une série d’actions choc dans
les musées et menacé la National Portrait Gallery
d’annuler sa rétrospective si celle-ci ne boycottait
pas les Sackler. La menace a porté ses fruits...
Dans le même temps, la famille, qui nie avoir
alimenté la crise des opioïdes, a dû verser, le 26 mars
dernier, 270 millions de dollars (240 M€) dans
le cadre d’un accord à l’amiable passé avec l’État
de l’Oklahoma. Ce dernier l’accuse en effet d’avoir
mené des campagnes marketing agressives, incitant
les médecins à prescrire de l’OxyContin. La somme
récoltée servira en partie à financer un centre
de recherches sur les dépendances. Aujourd’hui,
Purdue Pharma est visé par plus de 1 600 actions
en justice aux États-Unis, dans 35 États différents.
Au final, ce n’est pas seulement le sort d’une famille
déchue qui est en train de se jouer. Par ricochet,
sa chute, qui menace d’en entraîner beaucoup
d’autres, pose la question d’un mécénat éthique.

La National Portrait Gallery de Londres a refusé en mars un don de la famille Sackler,


qui possède les laboratoires pharmaceutiques producteurs d’un antidouleur responsable


de près de 50 000 morts par an aux États-Unis. D’autres musées lui emboîtent le pas.


Par Françoise-Aline Blain

La photographe
Nan Goldin est
à l’origine de
la fronde contre
les laboratoires
Purdue Pharma.
Ici, lors d’une
manifestation
dans l’aile
Sackler du Met
de New York,
le 10 mars 2018.

Vers un


mécénat


éthique?

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