Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

30 I Beaux Arts


HOMMAGE


S


on amour toujours, ses chats, ses enfants,
ses plages, sa rue Daguerre, sa couronne
de cheveux argent sur écrin violine,
on connaissait tout d’elle. Une intime, presque.
Étrange familière, le 29 mars dernier, la demoiselle
Varda a disparu, quatre-vingt-dix ans après être
née Arlette, à Ixelles, près de Bruxelles. Lors
de son enterrement, son fils Mathieu Demy racontait
avec humour son entrée tonitruante dans l’art
contemporain, «à 75 ans, en déambulant à la
biennale de Venise déguisée en patate. C’est pas rien :
en patate, les gars! Ta mère en patate à Venise,
c’est une réalité !» Elle n’avait peur de rien, pas plus
que de s’afficher comme une des 343 salopes
(qui, en 1971, signèrent le manifeste «Je me suis fait
avorter»), ou de filmer les Black Panthers : militante
de toutes les émancipations, de la forme comme
de la femme. «De vieille cinéaste je suis devenue
jeune plasticienne, s’amusait-elle quand nous l’avions
rencontrée, emportée par cette seconde Nouvelle
Vague. J’ai juste pris mon temps car je n’osais pas
faire le pas.» Elle avait donc attendu une invitation
à la biennale de Venise pour se lancer, en 2003,
dans cette aventure.

Éloge émerveillé d’une patate
«J’ai toujours tenté de trouver des formes de cinéma
culottées, mais jusqu’à présent je n’avais pas
réussi à détourner l’image de l’habitude du fauteuil
de cinéma.» Mais avant ses cabanes de pellicule,
ses installations vidéo mâtinées d’un deuil doux,
sa tombe au chat Zgougou, dévoilés en particulier
par la fondation Cartier, on lui devait déjà tant
de Bonheur. Comme le nom de l’un de ses plus beaux
films, daté de 1965, une célébration impressionniste
de ce sentiment impossible. Bonheur tout court,
aussi, pour cette sensation de grave légèreté qui
s’empare des spectateurs de ses œuvres. Sur nos
humbles réalités, Varda portait un regard tendre,
jusqu’à son dernier opus, Visages, villages, réalisé
avec le plasticien JR au gré des marchés du Luberon.
Qui ne se souvient, dans son documentaire

Agnès Varda,


glaneuse de liberté


Icône du cinéma indépendant, photographe,


plasticienne... La féministe Agnès Varda, disparue


fin mars, aura multiplié les vies avec talent. Avec,


comme fil conducteur, la générosité et la fantaisie.


les Glaneurs et la glaneuse (2000), de son éloge
émerveillé d’une patate en forme de cœur, «de toutes
ces choses auxquelles on n’a pas pensé, et qui
deviennent le cœur de choses»? Bonheur, enfin,
de se sentir plus vif, plus intelligent, à voir ses images
bondir et glisser d’un sens à l’autre, à se délecter
de ces montages en coq-à-l’âne qui étaient l’une
de ses signatures, picorages de glaneuse du réel,
moderne sans arrogance... Et pourtant, détresse
de Cléo de 5 à 7 (son premier chef-d’œuvre, en 1962),
âme errante de Sans toit ni loi (1985), son cinéma
comme ses créations étaient pleins d’âpreté, et sa vie
emplie de l’absence du cher disparu, Jacques Demy.
«Dieu sait si je peux souffrir du deuil, mais je préfère
célébrer les morts, comme le font les Mexicains, que
les pleurer. La bonne humeur est vraiment au cœur
de mon tempérament. Une vraie joie dans un monde
méchamment cruel, où chaque jour nous confronte
aux drames des autres, nous invite à nous engager
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