Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

36 I Beaux Arts


PHILO Par François Cusset


«N


ous ne défendons pas la nature, nous
sommes la nature qui se défend», disent
les éco-anarchistes qui font vivre les
ZAD (zones à défendre) contre des projets d’aéroport
ou de poubelles nucléaires. Nous ne possédons pas
nos animaux pour les cajoler ou les abattre, nous
jouons ensemble, nous coévoluons, nous apprenons
à cohabiter, disait déjà en 2010, sur un refrain
similaire, la zoologue et philosophe Donna Haraway,
dans un essai récemment réédité en français.
Haraway est elle-même un drôle d’animal, qui
expliquait dès 1984, dans le Manifeste cyborg qui l’a
rendue célèbre, se sentir une force connectée
(biologiquement et/ou technologiquement) à d’autres
forces plutôt qu’une femme éternelle : «Je préfère être
un cyborg qu’une déesse.» Explorant les coulisses de
nos laboratoires comme de nos affects, son œuvre
travaille à déconstruire des dualismes figés qui
collent de plus en plus mal à l’époque : nature/culture
donc, sujet/objet bien sûr, moi/altérité évidemment,
corps/outil (de quoi relèvent nos doigts sur un écran
tactile ?), humain/non-humain surtout. Car les
«espèces compagnes» dont parle cet autre manifeste

Vivons comme des bêtes!


Pionnière du cyberféminisme, l’Américaine Donna Haraway repense nos relations aux animaux



  • et au vivant en général – en termes de partenariat plutôt que de domination. De quoi mettre


sur un pied d’égalité l’homme, la femme, l’abeille et le cyborg. Explications.


sont tout le contraire des «animaux de compagnie» :
elles s’étendent à toutes les formes de vie dont nous
partageons l’espace-temps, des abeilles à notre flore
intestinale. Puisque nous sommes pris tous ensemble
dans la même «histoire active», Haraway vise une
politique et une poétique de l’avec, une relation
pensée comme art de vivre. Elle et sa chienne
Cayenne Pepper, par exemple, qui sont toutes deux
des «femmes d’âge mur» mais aussi des espèces
dominantes (une chienne berger «pure race» et une
vieille universitaire blanche californienne), ont ainsi
inventé ensemble un jeu de sauts d’obstacles qui
sollicite leur agilité réciproque, en passant par un
dressage canin collaboratif, sans «maître».

Comment déconstruire un LOL Cat
Contre l’essentialisme qui emprisonne dans
des catégories, on déconstruit ici la race, le genre
et la version sentimentale-anthropomorphique
du rapport humain/animal, celle des vidéos
de chats maladroits et de nos trente millions d’amis.
Pour y substituer une éthique du partenariat,
de l’engagement mutuel, à partir d’anecdotes
et de petites histoires sans héros. Plus qu’à
l’antispécisme militant, on pense ici à Gilles Deleuze
et à son «devenir-animal» ou au beau texte posthume
de Jacques Derrida, l’Animal que donc je suis.
Et on songe également à la place majeure qu’a
toujours eue la minorité animale dans l’histoire
très humaine des arts, depuis les pionniers de
la figuration qui peignirent de si nobles aurochs
dans la grotte de Lascaux. Chaque siècle a les siens,
tapisserie médiévale de la Dame à la licorne ou tigre
majestueux de Delacroix, jusqu’aux moutons coupés
en deux flottant dans les aquariums de Damien Hirst
ou aux vidéos plus récentes d’Adel Abdessemed
montrant le bétail tué à coups de massue pour notre
alimentation. La question n’est pas seulement
de protéger ou de dénoncer, mais d’exposer les
ressorts d’une coexistence. Tel William Wegman
et son fameux braque de Weimar, le beau chien gris
qu’il a adopté, déguisé, exposé, photographié
inlassablement. De l’acrobatie au travestissement,
il s’agit ici de vivre avec – prétexte animal à une vaste
émancipation mutuelle de toutes les formes de vie.
On a de quoi faire.
Manifeste des espèces
compagnes – Chiens,
humains & autres
partenaires par Donna
Haraway, traduit par Jérôme
Hansen, préface de Vinciane
Despret • éd. Flammarion
168 p. • 17 €


William Wegman
Fay Ray in Custom
Boots, 1989

Free download pdf