Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

40 I Beaux Arts


J


e n’avais jamais lu les pages que Claude Lévi-
Strauss consacre à Nicolas Poussin dans
Regarder écouter lire (1993, éd. Plon), et elles
représentent un enchantement pour quiconque
s’intéresse à l’art : c’est érudit, l’anthropologue tisse
un réseau de correspondances et de citations issues
de sources aussi diverses qu’inattendues ; c’est
profond, il tire le fil historique de l’iconographie des
Bergers d’Arcadie autant qu’il est humainement
possible. Mais l’on se souvient, en reposant le livre,
que Lévi-Strauss détestait l’art moderne, pour des
raisons d’ailleurs très cohérentes avec ses théories :
ayant abandonné l’idée d’une «culture commune»,
partagée par l’ensemble des membres d’une
communauté, les artistes du XXe siècle exprimaient
leur individualité, et non plus les mythes et les
valeurs séculaires de leur tribu – et, pour ce qui
concerne l’Occident, le souci de reproduire la réalité.

Que vaut un art qui ne parle pas à tous?
Lévi-Strauss posait la question ainsi : que vaut
un art qui ne parle pas à tous, mais aux détenteurs
d’un code? Quel est le sens d’une pratique qui
n’exprime plus la civilisation qui la produit,
mais au contraire s’y oppose? Questions sérieuses.
Mais il aurait pu également écrire, si l’on versait
dans l’anachronisme, que le cubisme ou la peinture
abstraite relevaient tous deux de l’appropriation
culturelle, car étrangers aux traditions européennes,
et donc, pour ainsi dire, «volés» aux arts africains
auxquels Picasso, Braque ou Tzara ont allègrement
fait référence à l’époque. Lorsqu’on lit le texte
de Lévi-Strauss sur Poussin, on reste dans l’entre-soi :
le lecteur se sent confortablement installé dans
le wagon de la culture occidentale, il comprend
les allusions et les citations empruntées à la culture
judéo-chrétienne, tout roule. Les choses se
compliquent quand il s’agit de dialoguer avec d’autres
traditions, et notre monde globalisé est le théâtre
d’un festival de malentendus et d’incompréhensions
qui ne cessent de s’accentuer. La déconnexion

du référent : tel est notre destin
tragique. Les signes flottent
dans l’espace culturel, mais
nous ne savons plus les interpréter
que selon des idéologies elles-
mêmes hors sol. Ainsi une
représentation des Suppliantes
d’Eschyle a-t-elle été annulée
à la Sorbonne, pour la simple
raison que certains acteurs
du chœur des Égyptiens y étaient
grimés en noir. Le syndicat
Unef exigeait la «formulation
d’excuses de la part de l’université pour avoir autorisé
l’expression de cette pratique raciste dans ses
locaux». Sans savoir que cette «pratique», au lieu
de renvoyer au black face américain, s’inspirait des
modes de faire du théâtre antique grec, où elle
était monnaie courante. Mais l’on a les références
que l’on trouve, et elles sont aujourd’hui plus faciles
à trouver sur Instagram que dans l’Encyclopædia
Universalis.

Offensés professionnels
Dans le même registre, une réalisatrice, Mame-Fatou
Niang, et un écrivain, Julien Suaudeau, s’offusquent
de la présence dans les couloirs de l’Assemblée
nationale d’une œuvre d’Hervé di Rosa, installée
en ces lieux depuis 1991, pourtant censée célébrer
l’abolition de l’esclavage. Cette peinture, selon ces
auteurs d’une tribune publiée sur le site de l’O b s
le 4 avril, constitue une «offense», car elle représente
lesdits esclaves selon «une imagerie hésitant
entre Banania à Tintin au Congo». Il ne viendrait pas
à l’idée de nos deux offensés professionnels que
toute l’œuvre de Di Rosa fonctionne sur le même
mode, et qu’à ce degré de susceptibilité, n’importe
quel habitant de l’Europe, breton ou sicilien, serait
en droit d’appeler son avocat pour intenter un procès
à l’artiste, pour cause de caricature. Les vacanciers
de Palavas-les-Flots finiront-ils par attaquer
Albert Dubout? Il semblerait qu’on avait davantage
d’humour en 1991. Les auteurs fournissent
d’ailleurs la base de leur critique : «Il s’agit de regarder
l’Histoire en face, non comme une bande dessinée.»
Mais tout le projet esthétique d’Hervé di Rosa
consistait justement à regarder le monde comme
une bande dessinée. Il s’agit là d’un autre débat,
qui pourrait s’avérer bien plus intéressant, mais
les zélotes du politiquement correct ne disposent pas,
semble-t-il, d’arguments suffisamment acérés
pour s’extirper de la zone du ridicule.

LA CHRONIQUE
de Nicolas Bourriaud


Black mic-mac


Entre une représentation des Suppliantes d’Eschyle annulée à la Sorbonne et une toile d’Hervé


Di Rosa taxée de racisme, le politiquement correct n’en finit plus de se caricaturer lui-même.


Hervé Di Rosa
1794 : première
abolition de
l’esclavage, 1991

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