Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

Beaux Arts I 53


L’


exposition «Gigantisme»
ne cache pas ses ambitions :
hisser des œuvres à la hauteur
de l’immensité du port de Dunkerque
(7 000 hectares) où transitent plus de
50 millions de tonnes de marchandises,
pour renouer avec un temps où l’art
et l’industrie allaient de pair. L’événement
est voué à se répéter tous les trois ans,
dans l’espace public et dans trois lieux :
le Frac Grand Large, conçu par le duo
d’architectes Lacaton & Vassal et adossé
à un ancien atelier de construction
navale, la Halle AP2 – que les
Dunkerquois surnomment «la
Cathédrale» –, puis enfin, au LAAC,
musée créé en 1982 à l’initiative d’un
ingénieur de la DDE, Gilbert Delaine,
qui a su fédérer autour de son projet
capitaines d’industrie et artistes.
Cette première édition de la triennale,
pour ancrée qu’elle soit dans un territoire
local, portuaire et balnéaire qui a
développé son activité sidérurgique
les années 1970, n’en raconte pas moins
une fascinante «histoire de la modernité
européenne de 1947 à nos jours».
En cinq chapitres nourris «d’installations
hors échelle, créées pour l’occasion»
et de sculptures, peintures ou objets
de design issus des collections publiques
régionales, les commissaires retracent
en effet cette épopée vers le progrès
dans laquelle se lancent conjointement
des urbanistes, des architectes, des
industriels, des ingénieurs et des artistes.
Tous épousent et promeuvent les mêmes
matières et matériaux – polyuréthane,
acier, laques pour automobiles, mousses
expansées, néons, goudron... –, voire
la même palette, vive et ostentatoire.
Afin de s’adresser au plus grand nombre,
il faut être pétillant et étincelant, mettre
les mains dans le cambouis plutôt
que dans les pigments précieux, sortir


Dunkerque


veut voir


grand tous


les trois ans


Tania Mouraud
SES OS
Plus de 40 mètres
de long et presque
12 de haut : l’a r t i ste
française voit
grand pour explorer
la beauté plastique
et la force de
l’é c r it u r e.
2019, peinture murale,
11,5 x 44 m.

Tatiana Trouvé Desire Lines
Avec ses racks de bobines installés dans la Halle AP2, Tatiana Trouvé invite chacun
à dérouler le fil d’Ariane d’une errance poétique dans l’espace portuaire de la ville.
2015, métal, peinture époxy, bois, encre, huile, corde, 350 x 760 x 950 cm.

du cadre et conquérir l’espace, tout
l’espace alentour et suivre le sillage
du supersonique Concorde. Ce n’est pas
un hasard si une section de «Gigantisme»
s’intitule «À l’américaine» : la France
des Trente Glorieuses veut rivaliser avec
son cousin d’outre-Atlantique. Et cette
lutte a lieu aussi, on le sait, sur le terrain
de l’art, entre le pop art new-yorkais
et les nouveaux réalistes, entre
les avant-gardes françaises et le
minimalisme américain. Aussi, le casting,
gigantesque (plus de 250 artistes),
réunit-il aussi bien César que Donald
Judd, Sol LeWitt que Nicolas Schöffer.
Mais ce qui pèse le plus lourd dans
l’affaire, ce sont les installations
contemporaines, celles de Tatiana Trouvé
disséminant de gros racks de bobines
de cordages dans le port, d’Anita
Molinero, qui suspend ses blocs de
polyuréthane cramés au plafond
de la Halle AP2, les peintures murales

de Tania Mouraud, inscrivant sur les bacs,
entrepôts mastodontes de Rubis
Terminal, des textes shakespeariens
dans un lettrage si étiré, si expansé
qu’il en devient presque illisible.
Car ces œuvres ravivent la flamme
de ce vieil esprit artistico-industriel
d’une époque optimiste et conquérante
tout en reconnaissant que le feu s’est,
un temps, un peu éteint. «Gigantisme»
garde ainsi la bonne distance avec
ses proportions. La manifestation
ne veut pas faire grand, comme
lorsqu’on dévorait l’espace et consumait
la planète, la vie et l’énergie de ses
habitants en pure perte. Voir grand oui,
mais autrement. Gageons que ce sera
cet aspect-là que la prochaine édition
de «Gigantisme», édition prospective
peut-être, amplifiera. J.L.
«Gigantisme – Art & industrie» du 4 mai
au 5 janvier • Frac Grand Large • Halle AP2
et LAAC • Dunkerque • http://www.gigantisme.eu
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