Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

58 I Beaux Arts


EN COUVERTURE l MONUMENTAL


Too much is never enough, la formule de l’architecte
Morris Lapidus, compte de par le monde des cohortes
d’aficionados. Les plus en fonds aiment à le faire savoir. La
statuaire leur confère un statut. Ils se dressent, défient les
époques, écrasent tout. Dans le registre du monumental,
là où le m’as-tu-vu et le show-off règnent en maîtres, plus
c’est gros, plus ça passe. Et quand, pour soutenir une sta-
tue, le pouvoir s’appuie moins sur des fondations en béton
que sur une main de fer, le résultat est époustouflant.
Dernière en date, l’érection dans l’État du Gujarat d’une
statue à l’effigie de Sardar Vallabhbhai Patel, homme
politique indien, suscite l’enthousiasme de ses zélateurs.
Baptisé statue de l’Unité, ce monument est considéré
comme la représentation humaine la plus élevée au monde
[ill. page ci-contre]. En réalité, il s’agit surtout d’une
machine de guerre hindouiste, inaugurée récemment par
le Premier ministre en poste, Narendra Modi. Jusqu’alors,
l’Inde privilégiait les représentations taille magnum de
dieux et de déesses, mais les Krishna et les Ganesh, semble-
t-il, ne suffisent plus à drainer les ardeurs des foules.
Ce qui est nouveau en Inde est traditionnel dans les pays
d’Asie centrale, où le culte de la personnalité a toujours
prospéré. Au Turkménistan, le président de la République
Gurbanguly Berdimuhamedow collectionne les statues à
son image. Il succède dans ce registre très figuratif à son
prédécesseur Saparmourat Niazov qui, non content d’éle-
ver des monuments à sa gloire, en a élevé à son œuvre.
Le  Livre de l’âme, essentielle contribution à l’avenir du
peuple turkmène, a eu droit à son érection en taille géante.

Quand le gigantisme


sert la propagande


Très en vogue dans les pays d’Europe centrale,
la monumentale statuaire à la gloire des dirigeants
rivalise souvent de kitsch et continue à faire
des émules, jusqu’à récemment en Inde.

Monument
à la gloire
du président
turkmène
Gurbanguly
Berdymu-
khamedov,
à Ashkabat.


Le monument
de la Renaissance
africaine, à Dakar.

Dans ces pays de chevaux, les statues équestres s’élèvent
en hordes. La plus célèbre de Niazov était rotative. Elle
tournait sur elle-même afin de suivre la course du soleil.
Mais les soleils palissent et cette œuvre magistrale est
désormais reléguée dans une banlieue de la riante capitale
locale Achkhabad.
L’hystérie nationaliste étant sans limite, c’est encore
dans l’histoire qu’elle puise les sujets de ses représentations
artistiques. Ainsi en Macédoine du Nord, Skopje est devenu
en quelques années un musée de la statuaire kitsch.
Toujours en selle, caracolent Philippe de Macédoine et
Alexandre le Grand. Ce dernier chevauche «la plus grande
statue équestre des Balkans». Haute de 21 mètres, ce qui
peut sembler chiche, elle se hisse néanmoins sur un faux
rocher et se voit recouverte d’or, ce qui l’anoblit considéra-
blement. Tous ces chefs-d’œuvre sont nés de l’initiative
personnelle du maire de la ville Koce Trajanovski.
Dureront-elles? On sait que le sort des statues est d’être
déboulonnées. Celle de la Mère Patrie (62 mètres), qui sur-
plombe toujours le Dniepr à Kiev, en Ukraine, a son pen-
dant à Erevan, en Arménie. Cette madone de ferraille a
remplacé la statue titanesque de l’homme de fer, Joseph
Staline. D’innombrables Lénine pourrissent aussi dans les
décharges. Heureusement, il est des régimes solides. Ainsi,
les monuments coréens tiennent-ils, pour l’heure, le haut
du pavé. Les visiteurs en transit à Pyongyang, en Corée du
Nord, s’inclinent toujours devant les statues en bronze de
Kim Il-sung et Kim Jong-il (22  mètres). D’autres monu-
ments figurant la victoire sur les troupes japonaises et les
succès de la révolution socialiste mettent en scène des
groupes élancés vers l’avenir. Sur un autre continent, le
monument de la renaissance africaine à Dakar au Sénégal
(52 mètres) exhibe un couple uni autour d’un enfant. Cette
pièce consensuelle a tout de même essuyé moult critiques
sur sa représentation de la nudité. C’est ainsi, les monu-
ments dont la vocation fut d’honorer des valeurs com-
munes à tout un peuple souffrent désormais, eux aussi, de
la déperdition de sens de nos sociétés. Ph. T.
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