Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

84 I Beaux Arts


L’HISTOIRE DU MOIS l DONALD JUDD


à deux pas de la frontière, trois heures de
route d’El Paso. Le royaume des cow-
boys et de la Voie lactée. «Pour nous,
c’était une enfance parfaite ; on avait des
chevaux, on les nourrissait, se souvient
Flavin. Partout le désert, nulle part pour
échapper au soleil et au paysage.» Et pour
échapper au père? Impossible, bien sûr,
de ne pas poser la question, quand on
hérite de prénoms si chargés : Rainer,
pour la chorégraphe Yvonne Rainer, et
Flavin, comme Dan Flavin, l’un des plus
chers amis de Donald Judd qu’il invitait
à manger chez ses parents, installés alors
dans le New Jersey, pendant leurs années
de galère. «Il n’allait pas m’appeler Jack!
C’était sa façon à lui de donner un nom
qui sonnait autrement, justifie Flavin. Il
ne voulait pas pour autant faire de nous
des artistes. Moi, il me voyait astrophy-
sicien. Rien n’était plus important à ses
yeux que de comprendre le monde. À
Marfa, la nuit, on peut observer des mil-
liards d’étoiles. Voir ça tous les soirs, ça te
change un homme.»
Judd en était convaincu, «tu ne peux
faire quelque chose de grand et de sérieux
au cœur de la société». «Clairement, ce n’était pas un homme des
villes, confirme Flavin. Il quittait New York dès qu’il en avait l’occa-
sion. Il fuyait même Marfa pour aller se réfugier dans notre ranch.
À ses yeux, la cité texane agissait comme un sérum de vérité : impos-
sible à ses visiteurs de mentir, c’était pour lui une façon de tester les
gens. Et beaucoup ne comprenaient pas du tout ce qu’il faisait là. Ça

««À ses yeux, Marfa


agissait comme


un sérum de vérité :


impossible à ses


visiteurs de mentir,


c’était pour lui


une façon de tester


les gens.»


Flavin Judd


La cuisine, au 2e étage du 101 Spring Street, où chaque objet avait sa place
et chaque place son objet, avec l’idée d’une vaisselle immuable, hors du temps.

essaye, et qu’on n’écoute que nous-
mêmes.» Des conseils, ils en ont reçu des
brassées. Mais pas toujours des bons.
Vendre quelques œuvres de la collection,
pour renflouer les caisses? Tous les
experts leur déconseillent cette folie.
Leur vente aux enchères, montée par
Christie’s en 2006, et dont Flavin assure
le commissariat, remporte pourtant un
succès inattendu : 24,5 millions de dollars
(20,7 millions d’euros).
C’est juste assez pour remettre à neuf
le building de Spring Street. «Une restau-
ration énorme, mais complètement invi-
sible, se souvient Flavin. Peut-être la plus
importante restauration d’une architec-
ture de fonte au monde.» Caractéristiques
de l’esthétique SoHo, toutes les colonnes
d’acier sont traitées sur place ; 1 300 élé-
ments de la façade sont rénovés ou
remoulés dans une fonderie spécialisée ;
les 60 fenêtres sont changées. Et tout
retrouve sa place : le matelas au sol, face
à sa grille de néons signée Dan Flavin ; les
chaises en zigzag, la table taillée dans le
bois, les œuvres de Carl Andre ou Marcel
Duchamp. Et les chaussures, donc. Tout
changer pour que rien ne change. «Qui aurait pu améliorer ce que
Don avait réalisé? Ce monde qu’il a engendré? Il est l’ultime autorité,
nous n’avions aucune raison de toucher à quoi que ce soit», martèle
Flavin, qui a hérité du caractère entier de son père.


Un géant dans le désert de Chihuahua


Dans le somptueux immeuble, qui abrite la Judd Foundation créée
dès 1977, Flavin et son équipe organisent aujourd’hui des installations
éphémères. De James Rosenquist, par exemple. Soit un pop artist
ultraglamour qui semble à mille lieues de l’esthétique juddienne.
«Don appréciait beaucoup son œuvre, même si elle est très différente
de la sienne. Il aimait les individualités. Une fois, je discutais avec lui
de Tristes Tropiques, de Claude Lévi-Strauss. Et il m’a aussitôt cité
l’introduction : “Je pensais rencontrer une culture, je n’ai rencontré
que des individus.” Ces mots résument parfaitement son point de vue
sur le monde. Claes Oldenburg, Lee Bontecou, Yayoi Kusama, tous
ces artistes avaient à ses yeux la même valeur. Toutes les catégories
sont paresseuses, et un bon artiste ne peut se permettre d’être un
esprit paresseux.» Et d’enfoncer le clou : «Le terme minimaliste a été
inventé pour le confort du milieu de l’art, mais Judd ne s’y retrouvait
pas du tout. Mettre les choses dans des petites boîtes, c’est les rendre
familières. Or l’art ne peut être familier.»
C’est dans les montagnes pelées du désert de Chihuahua que Flavin
a compris la leçon. À Marfa, où la famille s’installe dès 1979. Un bled


Flavin Judd, le fils de l’artiste.
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