Beaux Arts - 05.2019

(Steven Felgate) #1

96 I Beaux Arts


REPORTAGE À GUERNESEY


Dans l’antre de Victor Hugo,


écrivain et décorateur


Exilé sur l’île anglo-normande avec sa famille, l’écrivain a vécu à Hauteville House


de 1856 à 1870. Une demeure à la décoration hallucinante créée par Hugo


et qui vient d’être magnifiquement restaurée. Visite guidée.


Par Daphné Bétard


«
N’


ayant plus la patrie, je veux
avoir le toit.» Contraint à l’exil
après le coup d’État bonapar-
tiste et son bannissement
pour avoir encouragé la résis-
tance, Victor Hugo (1802-1885) débarque avec sa famille sur
l’île anglo-normande de Guernesey en 1856. Il y fait l’acqui-
sition d’une maison située sur les hauteurs de St. Peter Port,
où il réside près de quinze ans et écrit quelques-uns de ses
plus grands textes, la Légende des siècles, les Travailleurs de
la mer, l’Homme qui rit... Le génial Hugo a voulu faire sa
demeure à son image. Dès son arrivée, il se lance dans des
travaux d’aménagement, fait ajouter un atelier et un jardin
d’hiver sur les deux premiers niveaux, ainsi qu’une petite
pièce vitrée sur le toit donnant sur la baie de Havelet qu’il
a baptisée «look-out», où il écrit debout face à la mer. Hugo
ne laisse rien au hasard. Omniprésent, il s’occupe de la
décoration – mobilier, tapisseries, emplacement des biblio-
thèques –, marque de son empreinte chacune des pièces,
chaque recoin, chaque centimètre carré de ces lieux à l’am-
biance si particulière, d’où ses enfants et sa femme finiront
par partir, le laissant seul avec sa belle-sœur Julie Chenay
et sa maîtresse Juliette Drouet, qu’il avait installée dans une
maison voisine. Un siècle et demi après le départ de son
propriétaire, c’est une drôle de sensation qui nous saisit
quand on pénètre dans le petit vestibule de la maison du
38, rue Hauteville, avec son atmosphère feutrée, desservant
des pièces décorées dans le goût du XIXe siècle, surchargées,
sans espace vide.


Broderies chinoises et peau de léopard


Les craquements des pas étouffés par la moquette, l’esca-
lier étroit donnant sur les couloirs sombres et les salons
excessivement décorés, tendus de damas cramoisis ou de
soie blanche avec broderies chinoises, le lambrequin où
trônent des sculptures de bois doré, la bibliothèque vitrée
avec un exemplaire des Contemplations (le recueil de
poèmes dont le succès permit à Hugo d’acheter la maison),
la chambre de l’écrivain avec vue sur la mer et descente de
lit en peau de léopard, et tous ces miroirs accrochés aux
murs qui révèlent les espaces sous un angle insoupçonné
et font perdre le sens de l’orientation : la visite de Hauteville
House est enivrante ; elle vous perd dans un espace intem-
porel hanté par l’esprit de l’ancien maître des lieux. Comme


Hauteville House 38, rue Hauteville • St. Peter Port • Guernesey
+ 44 14 81 721 911 • http://www.maisonsvictorhugo.paris.fr
> La maison parisienne de l’écrivain, située place des Vosges, ferme à son tour
ses portes jusqu’en mars 2020 pour des travaux de réaménagement.

si rien n’avait changé. Et pourtant... C’est au terme d’une
restauration subtile et minutieuse que l’ensemble a pu
conserver son aspect originel. La maison, fragilisée par les
extensions voulues par Hugo, prenait l’eau et certaines
parties de la façade sur le jardin menaçaient de s’effondrer.
Alors, la Ville de Paris, son propriétaire depuis 1927 suite à
un legs des descendants de l’écrivain, a lancé de grands tra-
vaux, financés essentiellement par le mécénat de François
Pinault pour 3,5 millions d’euros, quand la municipalité
disposait d’une enveloppe de 800 000 €. Le 5 avril dernier,
jour de l’inauguration officielle, on pouvait apercevoir
l’homme d’affaires visiter le site bras dessus, bras dessous
avec la maire de Paris Anne Hidalgo. Les budgets ont per-
mis non seulement de résoudre les problèmes structurels,
mais également de restaurer les éléments de l’architecture
intérieure et de restituer les tissus trop abîmés par le temps.
Un énorme chantier rendu possible après une analyse
minutieuse des photographies d’époque et des notes de
Victor Hugo qui, chaque jour, faisait état de l’avancement
des travaux. Inspiré par les espaces verts de son enfance,
impasse des Feuillantines, à Paris, avec figuiers et camélias,
le jardin a aussi retrouvé son âme. Le «chêne des États-Unis
d’Europe», planté par Hugo avant son départ, le 15 août 1870,
et son retour en France après que la République fut pro-
clamée, toujours en place, continue de résister aux vents
violents chargés d’embruns. Tout un symbole. n

En 1868, Victor
Hugo regarde
l’horizon sur
le balcon de
Hauteville House,
agrandie d’une
véranda et
de pièces vitrées
selon ses plans
pour pouvoir
profiter de la vue
sur le jardin
et la mer. Dix ans
plus tard, il y
retourne et prend
la pose dans
sa pièce préférée
au dernier étage,
le «look-out».
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